Les carrières déviantes pour comprendre le port de la jupe par les hommes

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Cadrer notre approche du genre

Selon Revillard et Verdalle (2006 – p. 4/5), le genre est une construction sociale qui possède différentes dimensions :
1) une dimension matérielle – Il « s’incarne dans des comportements, des statuts différenciés selon le sexe, et une distribution inégale des ressources et des espaces sociaux entre hommes et femmes ».
2) une dimension symbolique – Il renvoie « aux significations et aux valeurs socialement rattachées au masculin et au féminin ». Ces significations participent de l’organisation de la vie sociale. En ce sens, le genre est un principe structurant de la société.
3) une dimension relationnelle – C’est un rapport social étant intrinsèquement un rapport de pouvoir, construit à partir de la différence des sexes. Il implique des a) rapports hiérarchiques et des b) normes.
Il existe ainsi, d’une part, un rapport de pouvoir inégalitaire entre hommes et femmes, et une supériorité sociale des significations et valeurs associées au masculin sur celles associées au féminin (Héritier,1996). D’autre part, chaque individu, quel que soit son sexe, subit une contrainte à se conformer aux normes de genre, c’est-à-dire aux comportements et attitudes qui sont socialement attendus des personnes de son sexe, la transgression impliquant un ensemble de sanctions. En fixant des frontières normatives, cette dualisation est donc elle-même oppressive (Bereni et al., 2012).
Les travaux fondateurs de West et Zimmerman (1987) sont à l’origine d’une approche renouvelée du genre à la fin des années 1980. Celle-ci ne reconnait plus le genre comme une propriété individuelle, mais comme quelque chose qui se constitue dans l’interaction. En reconsidérant les enjeux politiques inhérents au genre, le concept est repensé en tant que rapport social, et l’attention est déplacée de l’individu aux arènes interactionnelles et institutionnelles (Revillard et Verdalle, 2006).
A partir des travaux de West et Zimmerman (1987) et de Butler (1990, 2004), nous considérons le genre en tant que performance sociale qui se réalise dans des contextes sociaux. Il s’agit ainsi d’une construction sociale imprégnée d’actes symboliques (Zayer et al., 2012) qui se réalise et s’actualise dans les pratiques (Connel, 2005 ; Connell et Messerschmidt, 2015). Soumis à un ensemble de règles d’interactions, il organise les activités des individus de manière à exprimer ou refléter une position de genre (West et Zimmerman, 1987 ; Butler, 1990).
Selon Butler, le genre est un système idéologique qui produit ses propres frontières, et qui légitime (ou sanctionne) certaines « bonnes » (ou « mauvaises ») façons de faire le genre. Elle positionne ainsi l’hégémonie hétérosexuelle comme système régulateur des performances de la masculinité comme de la féminité (Maclaran, 2018).
D’après l’auteur, le genre procède d’un processus de socialisation, d’incorporation et d’intériorisation. Il est fait dans les interactions du quotidien et tire sa force de sa répétition et de sa naturalisation. Sa production est ainsi rendue invisible au quotidien. Butler postule cependant que le genre peut également être défait : il est, en effet, possible selon elle, de défaire les structures normatives, notamment au travers de performances subversives ainsi qu’au potentiel d’improvisation des normes.
Bien que les actes liés au genre soient soumis à une sanction sociale et à un tabou, l’itération a le potentiel d’improviser, de subvertir ou de « défaire » le genre (…), en déplaçant par l’improvisation et la parodie les normes mêmes qui permettent la répétition » (Butler, 1990/2006 – p. 65).
D’après Butler (1990, 2004, 2009), les individus ne peuvent toutefois jamais s’éloigner de l’idéologie qui leur a permis de devenir ce qu’ils sont/font. Ils peuvent « seulement » travailler avec les matériaux de l’idéologie dominante pour la remettre en question. Dès lors,
l’annulation » du genre peut créer une tension entre les normes sociales et l’action individuelle, ce qui permet aux individus de comprendre sa dimension performative et culturelle, et de devenir, par conséquent, actifs dans sa production.
Contexte théorique : les frontières masculines de la consommation
Le genre est l’un des éléments centraux de l’organisation de l’identité des consommateurs. En tant que tel, il est l’une des plus puissantes caractéristiques sociales qui structure les modes de consommation des individus (Schroeder, 2003 ; Seregina, 2018). En retour, la consommation aide à supporter les projets identitaires des consommateurs (Firat et Venkatesh, 1995 ; Arnould et Thompson, 2005 ; Seregina et Schouten, 2017).
Visconti, Maclaran et Bettany (2018), nous offrent un panorama des évolutions de la question du genre dans la recherche sur le marketing et la consommation. Aux théories essentialistes, ont succédé des approches plus sociologiques du genre. Puis, les approches constructivistes – portées par le courant de recherche de la Consumer Culture Theory (Arnould et Thompson, 7
2005 ; Askegaard et Linnet, 2011 ; Arnould et Thompson, 2018) – se sont peu à peu imposées dans ce champ de recherche. Notre travail s’inscrit dans la lignée des travaux qui se sont développés dans cette dernière approche.
Les approches socio-culturelles de la consommation ont amené les chercheurs à repenser le rôle de la consommation dans la production et l’expression des identités de genre (Holt et Thompson, 2004 ; Ustuner et Thompson, 2015 ; Seregina, 2018), et positionnent celui-ci en tant que catégorie sociale dynamique et situé socio-historiquement (Hein et O’Donohoe, 2013 ; Maclaran, 2015). Pour ce champ de recherche, les définitions de la masculinité tout comme de la féminité ne sont jamais complétement stables, et dépendent d’un contexte culturel et social. Ces recherches ont, par ailleurs, eu pour intérêt de repenser la pluralité des identités de genre, et d’envisager des masculinités et des féminités.
Ainsi, si le genre peut être fait par la consommation, il peut être également y être défait. Les répétitions peuvent en effet être bousculées et modifier les catégories de genre (Hearn et Hein, 2015). En ce sens, quelques travaux ont exploré les formes de transgressions du genre au travers des pratiques de consommation (Martin, Schouten et McAlexander, 2006 ; Ustüner et Thompson, 2015 ; Seregina, 2018). Ces recherches ont toutefois plutôt eu tendance à interroger la façon dont les pratiques masculines participent à la reconstruction de la féminité des consommatrices, et la façon dont ces pratiques participent à leur émancipation. Les transgressions masculines ont, selon nous, fait l’objet de moins d’attention, et ont été abordées sous l’angle de la quête de légitimité culturelle (Coskuner-Balli et Thompson, 2013) ou bien de la façon dont ces pratiques transgressives s’inscrivent dans la poursuite de la masculinité hégémonique8 (Connell, 2005 ; Klasson et Ulver, 2015). A notre connaissance, ces travaux n’abordent pas la façon dont les pratiques féminines peuvent moduler les masculinités, voire permettre aux consommateurs de remettre en question la masculinité hégémonique (Connell, 2005 ; Connell et Messerschmitt, 2015) en tant que système régulateur des performances légitimes de la masculinité.
La littérature en Consumer Research fait pourtant apparaitre le rôle de la consommation dans la construction de la masculinité (Holt et Thompson, 2004a, 2004b) ; Moisio, Arnould et Gentry, 2013 ; Hein et O’Donohoe, 2013 ; Klasson et Ulver, 2015). Mais d’après ces recherches, les activités susceptibles d’être jugées comme inférieures ou inadéquates pour ces consommateurs sont évitées.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE – REVUE DE LA LITTERATURE
CHAPITRE 1 – Sexe, genre et consommation : comprendre les frontières symboliques
la masculinité
INTRODUCTION DU CHAPITRE 1
PARTIE 1 – Du sexe au genre
Section 1 – Une entreprise de dénaturalisation
Sous-section 1 : Un processus de dénaturalisation du genre
Sous-section 2 : Les frontières symboliques du genre
Sous-section 3 – Faire et défaire le genre
Section 2 – Interroger les liens entre le genre et la consommation : des conceptions essentialistes aux critiques féministes
Sous-section 1 : L’hypothèse biologique pour expliquer le comportement des consommateurs
Sous-section 2 : Apprendre à faire le genre par la consommation
Sous-section 3 : Les théories féministes pour repenser les liens entre le genre et
consommation
Conclusion partie 1
PARTIE 2 – Interroger le genre en Consumer Culture Theory
Section 1 – Faire et défaire le genre par la consommation
Sous-section 1 : Faire le genre autrement dans les sous-cultures de consommation
Sous-section 2 : Refaire la féminité par la consommation
Sous-section 3 : Défaire le genre par la consommation
Section 2 – Comprendre les frontières de la masculinité
Sous-section 1 : Des travaux fondateurs sur les hommes dans la culture de consommation
Sous-section 2 : Les frontières symboliques de la consommation masculine
Sous-section 3 : Nuancer les frontières de la masculinité
Conclusion partie 2
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
CHAPITRE 2 – Le port de la jupe par les hommes : une pratique de consommation transgressive
INTRODUCTION DU CHAPITRE 2
Conceptions préalables au Chapitre 2 – Faire le lien entre la déviance et la stigmatisation
PARTIE 1 – Stigmate et consommation
Section 1 – Les stratégies de gestion de la stigmatisation
Sous-section 1 : L’acceptation du stigmate et les stratégies d’ajustement défensives
Sous-section 2 : Le rejet du stigmate et les stratégies offensives d’ajustements
Sous-section 3 : L’enjeu des ressources dans la gestion de la marginalité
Section 2 – La stigmatisation face au marché
Sous-section 1 : Le rôle du marché dans la stigmatisation des consommateurs
Sous-section 2 : Le rôle du marché dans la déstigmatisation des pratiques
Sous-section 3 : Le rôle des médias et des politiques étatiques dans la déstigmatisation des pratiques
Conclusion partie 1
PARTIE 2 – Les carrières déviantes pour comprendre le port de la jupe par les hommes
Section 1 – Lire la déviance avec Becker : vers une approche des carrières déviantes
Sous-section 1 : Filiation et posture théorique de Becker
Sous-section 2 : Une définition de la déviance
Sous-section 3 : Les carrières déviantes
Section 2 – Lire les comportements de consommation déviants avec Becker
Sous-section 1 : Le cadre théorique de la neutralisation pour aborder les comportements déviants des consommateurs
Sous-section 2 : Le rôle des entrepreneurs de morale dans la construction sociale
la déviance et la résistance des consommateurs
Sous-section 3 : La mobilisation des carrières déviantes dans la Consumer Research
CONCLUSION DU CHAPITRE 2
DEUXIEME PARTIE – TERRAIN DE RECHERCHE, CADRAGE EPISTEMOLOGIQUE
PROTOCOLE METHODOLOGIQUE
CHAPITRE 3 – Terrain de recherche, cadrage épistémologique et protocole méthodologique
INTRODUCTION DU CHAPITRE 3
PARTIE 1 – Terrain de recherche et contexte
Introduction partie 1 – La jupe : un objet d’étude pertinent pour interroger les masculinités
Section 1 : Les pratiques vestimentaires : des pratiques culturelles importantes
Consumer Research
Section 2 : La construction socio-historique de la jupe en tant que symbole de la féminité
Sous-section 1 : De la renonciation des hommes à la jupe
Sous-section 2 : La conquête du pantalon comme lutte symbolique pour le pouvoir
Section 3 : Un bref état des lieux de la mode masculine au 21-ème siècle
Conclusion partie 1
PARTIE 2 – Cadrage épistémologique de la recherche
Introduction partie 2
Section 1 : Le paradigme positiviste et ses révisions
Sous-section 1 : Fondements théoriques
Sous-section 2 : Le paradigme positiviste dans la recherche sur le genre en Consumer Research
Section 2 : Les paradigmes constructivistes
Sous-section 1 : Fondements théoriques
Sous-section 2 : Cadrage épistémologique du travail doctoral
Conclusion partie 2
PARTIE 3 – Protocole méthodologique de la recherche
Introduction partie 3
Section 1 : Le caractère sensible des pratiques de consommation déviantes
Sous-section 1 : Le port de la jupe par les hommes : une pratique sensible
Sous-section 2 : Être une chercheuse explorant les masculinités
Section 2 : Un dispositif méthodologique « hybride » pour étudier un terrain sensible
Sous-section 1 : Les entretiens compréhensifs
Sous-section 2 : Une approche netnographique du port de la jupe par les hommes
Section 3 : Protocole d’analyse des données
CONCLUSION DU CHAPITRE 3
TROISIEME PARTIE – INTERPRETATION DES DONNEES
CHAPITRE 4 – Sortir des frontières symboliques de la consommation masculine
INTRODUCTION DU CHAPITRE 4
PARTIE 1 – Une sortie des frontières symboliques de la masculinité sous tensions
Introduction partie 1
Section 1 – Des démarches et des projets de libération
Sous-section 1 : Des démarches et des projets variés
Sous-section 2 : Le gout pour la pratique et l’engagement dans la carrière
Section 2 – Des carrières sous tensions
Sous-section 1 : Des tensions internes
Sous-section 2 : Le skirting out et les tensions externes
Conclusion partie 1
PARTIE 2 – Apprendre à sortir des frontières normatives de la consommation masculine
Introduction partie 2
Section 1 – Apprendre à se sentir légitime : une gestion de la normalisation
Sous-section 1 : Des situations facilitantes
Sous-section 2 : Des ressources à la normalisation de la pratique
Sous-section 3 : La communauté comme espace de normalisation
Section 2 – Apprendre à mettre la pratique déviante en visibilité
Sous-section 1 : La coexistence de multiples contextes
Sous-section 2 : Les stratégies de navigation des porteurs dans l’espace social
Sous-section 3 : Apprendre à mettre en visibilité
Conclusion partie 2
PARTIE 3 – Rester en dehors des frontières : les bénéfices de la consommation déviante
Introduction partie 3
Section 1 – Définir les contours de sa pratique
Sous-section 1 : Rapports au genre et à la pratique
Sous-section 2 : Les ajustements matériels de la pratique
Section 2 – Une reconstruction positive de la déviance
Sous-section 1 : Reconstruire des positions identitaires désirables
Sous-section 2 : Être l’homme en jupe.
Conclusion partie 3

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