Les clivages générationnels récurrents

Les clivages générationnels récurrents

Un clivage environnemental

Les expérimentations et l’observation réalisées dans le cadre de notre recherche nous ont permis de nous immiscer à l’intérieur des communautés d’apprentissage, au plus près de leurs interactions, à la manière d’un ethnographe qui parvient à passer inaperçu auprès de ses sujets d’étude. La distanciation requise – l’anonymat dans un cas particulier223 – a finalement permis de mettre à jour des pratiques récurrentes, des ritualités numériques caractéristiques et des détournements d’usages. Aussi sommes-nous plus à même de comprendre ce qui motive ces étudiants à constituer des groupes communautaires dont la particularité est d’exister en marge de l’institution académique pour évoluer entre pairs, sur un modèle horizontal. Il existe manifestement un clivage entre l’environnement institutionnel et la sphère personnelle des apprenants. Pour exemple, le blog224 mis en place par l’institution, visant à accompagner les pratiques estudiantines, ne recevra pas le moindre commentaire sur les deux années d’observation (Cf Extrait du Blog Icademie 1). C’est le premier défi de taille – et véritable gageüre pour tout concepteur pédagogique – que l’institution formatrice devra relever pour mettre en place un dispositif propre qui suscite l’adhésion du plus grand nombre. Considérer ce clivage revient à opposer la structure horizontale des communautés d’apprenants à la hiérarchie verticale de la gouvernance institutionnelle. Or, seule une médiation ciblée peut assurer une régulation vertueuse dans cette forme d’hybridation. Face à cette dichotomie spatiotemporelle, les nouveaux canaux constitués par les réseaux socionumériques et autres IRC chat peuvent potentiellement rétablir la communication entre les protagonistes de l’apprendre ensemble. Le microblogging à travers l’usage de Twitter a esquissé quelques potentialités très prometteuses. Lorsque certains étudiants adoptent la posture de médiateurs (Tuteurs T2) au sein du collectif, ils sont à l’articulation des sphères académiques et personnelles. Dans un contexte de clivage fort, leur rôle est donc déterminant en contribuant à rétablir un canal de communication viable. L’institution doit, pour ce faire, mettre en œuvre une médiation ciblée à destination de ces étudiants et nous verrons dans quelle mesure le data mining se montre judicieux à toutes fins utiles (cf 8.3. Limites & perspectives).

Un clivage temporel

 Le temps dans l’interaction est protéiforme et son interprétation relative au facteur générationnel. Les dispositifs sociotechniques observés ont en effet révélé des temporalités distinctes, suivant qu’il s’agisse de l’environnement académique, l’ENT, ou de la sphère personnelle, l’EPA. Il existe ainsi une temporalité verticale – correspondant au délai de réponse observé par l’institution, variant de plusieurs heures à plusieurs jours – et une temporalité horizontale – celle des étudiants, beaucoup plus rapide voire instantanée en raison de l’usage récurrent des terminaux alternatifs. Nous pensons que ces temporalités fortement asynchrones peuvent être rédhibitoires dans l’interaction. Un délai de réponse trop long pourra induire de la défiance pour un apprenant qui percevra la réactivité comme un gage de confiance. Sans accréditer la thèse de Prensky (2010), nous pensons que le rapport au temps est rigoureusement différent pour un étudiant Digital native que pour un Digital immigrant. Parmi les constats réalisés in situ, les sujets nés à l’ère du portable pratiquent manifestement une communication pervasive c’est-à-dire sans intervalle, ininterrompue. L’explication est sans nul doute liée au fait que ces étudiants du « tout numérique » n’ont pas connu les plages de connexion alternée qui existaient jusqu’au milieu des années 2000. L’avènement de l’ADSLet de l’Internet grand public abolira par la suite la tarification à la minute qui contraignait les usagers à stopper la connexion après usage via un modem analogique. Dans la pratique, les internautes de la première heure, conditionnés par ces plages on line et off line n’ont pas tout à fait la même relation au temps. A titre d’exemple, la communication phatique (Jakobson & Ruwet, 1986) entretenue au sein des communautés d’apprentissage est permanente en tant qu’elle commence et ne s’arrête jamais. Les interactions sont seulement ponctuées de stand by, d’interruptions momentanées. Celles-ci reprennent avec vigueur au moindre signe d’attention manifesté par l’un des membres du groupe. A contrario, nous avons relevé chez des sujets plus âgés une tendance à signifier clairement la fin des séquences communicationnelles par des expressions telles que « à plus ! », « à bientôt ! », « à la prochaine ! ». Pour un Digital native, en revanche, nul besoin de clore un échange qui peut potentiellement reprendre à tout moment ; le canal de communication est toujours sous-jacent et il suffit de se manifester pour le réactiver instantanément. Cette conception du temps ininterrompu conjuguée à la grande réactivité des étudiants constituent selon nous la première cause de ce clivage générationnel. L’incidence artefactuelle des technologies numériques sur nos pratiques est multiple ; l’accélération temporelle est l’une des plus caractéristiques. Ses effets pernicieux – décrits par Rosa (2010), Josèphe (2008) ou Virilio (2010) – désignent les terminaux mobiles comme étant responsables de cet emballement temporel. Comme nous l’avons déjà mentionné, les interactions de l’immédiat et le temps court ont tendance à prendre le pas sur le temps long et les échanges qui privilégient la richesse interactive. Or, ces temporalités sont directement dépendantes des technologies numériques. Si le rythme parfois effréné des échanges invite à s’interroger sur la pertinence des réponses formulées dans un laps de temps aussi brefs, on imagine difficilement ce qui nous attend avec la généralisation de la fibre optique et ses effets « temps réel » sur la communication distante. Aussi voyons-nous apparaître de nouveaux dispositifs tels que Snapchat228 ou Messenger qui privilégient l’éphémérité en diffusant des photos ou séquences vidéo dont la diffusion est limitée au maximum à dix secondes. Outre les prévisions fatalistes de Rosa (2014) – pour qui le phénomène est à son paroxysme avec des effets de désynchronisation pouvant compromettre le progrès social – nous relevons quant à nous un paradoxe : ces communautés d’apprentissage qui adoptent une structure horizontale en marge de l’Institution ne sont pas conscientes de la logique de domination sociale à l’œuvre avec les effets d’accélération temporelle (cf § 3.5. Temporalités numériques et accélération). Durant nos observations de terrain, nous avons été témoins à maintes reprises de la course à la réactivité à laquelle se livrent certains apprenants en quête de visibilité et de leadership. Or, la coopération horizontale serait l’une des alternatives permettant de diminuer la cadence dans la société du bien vivre (Viveret & Le Doze, 2014). Ainsi, ces étudiants qui optent pour une structure décentralisée se retrouvent à leur insu, du fait de l’accélération, dans une logique de domination sociale.

Un clivage idéologico-économique

Paradoxe s’il en est un, nous assistons aujourd’hui à un nouvel ordre social empreint de solidarité et de collaboration entre pairs comme en témoigne l’essor des fab labs229, du crowdsourcing230, du coworking231 ou du crowdfunding232 pour ne citer que les principaux. La génération actuelle, née à l’ère numérique, n’a pas connu autre chose qu’un réseau peer to peer ou qu’une structure distribuée. Cette génération porte en elle les gènes du réseau, ne connaît pas la rétention d’informations et pratique le partage social comme par instinct. Or, la conjoncture aujourd’hui n’offre rien d’autre à cette génération que les vestiges d’une société organisée : une crise de l’emploi record, toujours plus de précarité, des inégalités et des fractures sociales, des hiérarchies inébranlables et une crise de confiance majeure envers l’institution.Un contexte qui est diamétralement opposé à celui qui prédominait par le passé dans des structures plus verticales où la compétition était érigée en vertus cardinales. Les structures pyramidales, le modèle transmissif, ont toujours favorisé une compétition exacerbée en mettant en œuvre des challenges pour remporter le leadership. A l’heure du capitalisme d’industrialisation et de renouvellement social, le collectif était une notion pour le moins avantgardiste. Comme Deleuze & Guattari bien avant eux, nos étudiants s’élèvent contre la suprématie verticale en revendiquant plus de symétrie dans les rapports sociaux, préconisant une structure rhizomatique plutôt qu’arborescente, soit les prémices d’un changement paradigmatique notoire. Ainsi, la notion de partage chez la génération Y s’oppose à notre conception de la propriété, quand la collaboration chez eux pourrait se distinguer de notre acception de la compétition, longtemps considérée comme le moteur des sociétés néo-capitalistes.

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