Les documents scientifiques informels

Les documents scientifiques informels

Appréhender l’infra-ordinaire de la recherche par les écritures quotidiennes

 Comment les chercheurs envisagent-ils la conservation de leurs propres écritures ordinaires ? Les écritures ordinaires constituent un des éléments prépondérants des archives personnelles des chercheurs. Elles représentent néanmoins un objet rarement interrogé, lorsqu’il n’est pas dévalorisé (Le Marec & Babou, 2003). C’est un objet difficile à saisir car, s’il est constamment présent dans le quotidien des acteurs, ceux-ci ne le perçoivent plus comme tel et ne le questionnent guère. Bien souvent, les objets ordinaires des chercheurs finissent en effet dans des bennes ou restent au domicile des chercheurs. Ceux-ci n’ont que très rarement un désir d’archivage qui soit conscientisé. Pourtant, l’analyse des écritures ordinaires de la recherche permet de prolonger le questionnement sur les pratiques scientifiques à partir des traces matérielles produites quotidiennement par les chercheurs dans leurs activités de recherche, aux côtés des publications formelles. Si les publications sont, de fait, recensées et archivées par le biais des dispositifs éditoriaux, leur analyse ne renseigne que superficiellement sur les pratiques d’écriture quotidiennes des chercheurs. Cette mise en visibilité inhérente aux publications scientifiques repose sur l’invisibilité des écritures ordinaires qui ont permis de les élaborer. S’intéresser aux écritures ordinaires revient finalement à rendre visible la face cachée et généralement peu valorisée de la recherche. L’article scientifique est en effet un objet fini, stable, en apparence lisse et sans aspérités. Il semble être le résultat d’un processus linéaire, sans rature ni hésitation. Il cache pourtant toutes les étapes, les interrogations, les faux-pas, qui ont accompagné son élaboration ainsi que la dimension fortement collective et orale de tout travail de recherche. Les brouillons, notes, séminaires, mails, courriers, pré-publications, et autres écritures que l’on peut qualifier « d’ordinaires » participent directement et quotidiennement au travail de recherche et à l’élaboration de connaissances nouvelles. Leur présence va de soi. En témoigne l’apparent désordre des bureaux de chercheurs, où sont entreposés pêle-mêle une multitude de supports variés (Lefebvre, 2006), qui contraste avec la mise en ordre réglée des publications. L’analyse des écritures ordinaires de la recherche, rarement entreprise, constitue une fenêtre irremplaçable sur l’activité intellectuelle qui a précédé la rédaction d’une publication. Leur examen permet de saisir la mise en ordre graphique des activités de recherche. Ces écritures ordinaires concentrent en effet toute la pensée en action des chercheurs, les modalités de construction des connaissances, sans éluder les errements, les changements d’optique, les interrogations inhérentes à toute recherche. Elles constituent finalement les traces de l’activité cognitive et sociale des chercheurs. Car l’écriture est avant tout une pratique, avant d’être un objet. Les traces écrites révèlent également l’espace de liberté propre aux « avant-textes », comme diraient les chercheurs de la génétique textuelle, c’est-à-dire aux textes de recherche avant qu’ils ne soient sous les contraintes de la publication (contrainte formelle, mais également éditoriale, économique et politique). Comme l’évoque Jacob « les différentes formes 5 d’inscription gardent la mémoire des opérations qui les ont produits, de même qu’ils anticipent et programment celles qu’ils suscitent chez leurs destinataires, selon des degrés variables de réflexivités. (…) Ce sont des lieux de savoir où s’encodent des raisonnements, où se formulent des idées, où se fixent des connaissances, où se valident des hypothèses, où s’objective une pensée » (Jacob, 2011, p.24).

Comment penser les écritures ordinaires de la recherche ?

 L’importance de l’écriture et des documents graphiques dans la production des connaissances scientifiques et dans leur certification a été mise en évidence dans de nombreuses études de sociologie des sciences. S’inspirant de la notion d’inscription proposée par Derrida (1967), qui désignait ainsi une opération antérieure à l’écriture, et s’appuyant sur les travaux de Goody sur la raison graphique, Bruno Latour, philosophe et anthropologue des sciences, a ainsi développé la notion d’« inscription scientifique » (Latour & Woolgar, 1979/1988, p.35). Dans sa célèbre étude d’un laboratoire de neuroendocrinologie aux Etats-Unis, Latour s’est intéressé à l’omniprésence des activités d’inscription dans les laboratoires de recherche (registres, listes de chiffres, étiquettes, écriture sur les rats, etc.), dont seule une petite partie est publiée par les chercheurs, qui investissent en effet fortement le travail d’écriture, celui-ci comportant une dimension stratégique fondamentale. Par « inscription », Latour entend l’ensemble des opérations antérieures à l’écriture formelle d’un article et produites notamment par le biais d’un appareillage qui transforme de la matière en document écrit. Latour a montré que l’élaboration des connaissances dépendait de la production et de la circulation de ces multiples inscriptions, devenues mobiles et immutables une fois inscrites dans un support matériel. Si Latour a permis de reconsidérer, à la suite de Goody, des écrits qui pouvaient sembler anodins, son analyse reste guidée par la publication. Ces inscriptions sont en effet considérées comment autant d’étapes indispensables à la fabrication de l’article scientifique, sans etre prises en compte pour elles-mêmes, notamment dans les réutilisations dont elles peuvent faire l’objet, pour de tout autre objectif. De la même manière, la notion d’« écritures intermédiaires » développée par Achard (1994) a été largement reprise par des sociologues des sciences (Denis & Pontille, 2002). Dans son article de 1994, Achard montre qu’il est indispensable de prendre en compte les multiples transformations opérées sur l’écrit scientifique. Ce palimpseste d’écritures, précédant la rédaction de l’article final, est appelé par P. Achard les « écritures intermédiaires ». Selon Achard, la variété des écritures intermédiaires mobilisées tout au long du processus de production des connaissances doit être analysée en tant que telle, en soulignant l’importance de la temporalité dans l’élaboration des documents. La temporalité fait en effet partie de l’écriture scientifique, elle renvoie au processus de structuration et de maturation de théories et de concepts. Au-delà de la variété des registres sémiotiques utilisés, c’est donc la diversité des formes d’écriture et de leurs fonctions qui est explorée. Ces différents dispositifs jouent, chacun à leur manière, un rôle conceptuel et sont constitutifs de la recherche. Cette perspective, pour novatrice qu’elle ait pu être, laisse cependant de côté la matérialité des différentes écritures considérées et fait abstraction de toutes les écritures ordinaires de la 6 recherche qui ne sont pas mobilisées directement en vue de rédiger une publication (post-it, schémas, etc.) ou qui sont réutilisées ultérieurement pour d’autres fins. Enfin, la théorie de la génétique textuelle a été a plusieurs reprises mobilisée pour analyser les écrits ordinaires de la recherche. Cette approche est très stimulante dans le renouvellement du texte qu’elle propose et notamment dans sa prise en compte de la matérialité des avant-textes (brouillons, différentes versions d’un manuscrit, etc.). Elle a notamment permis d’éviter une approche linéaire de l’activité scientifique, comme l’a mis en évidence le numéro 20 de la revue Genesis consacré à l’écriture scientifique (Barberousse & Pinon, 2003). Elle montre par ailleurs que l’écriture scientifique est sous contrainte dès la rédaction des brouillons. Cette perspective reste cependant focalisée, là encore, sur le texte final, sans s’intéresser directement aux écritures intermédiaires pour ce qu’elles donnent elles-mêmes à voir, indépendamment de l’œuvre finale. Pour le généticien, ce n’est pas la genèse qui détermine le texte mais le texte qui détermine sa genèse. Il s’agit finalement d’une construction a posteriori, par effet de réception. Toute l’analyse de l’avant-texte se fait donc au regard du texte final. Or tout texte, dans sa matérialité même, échappe en partie à son auteur. On ne peut donc se contenter de l’analyser uniquement comme un processus de création. Il est au contraire essentiel de prendre en compte l’épaisseur socio-cognitive et historique de la matérialité de l’écriture. Notre perspective s’inscrit finalement davantage dans une approche contextualisée des pratiques d’écritures, comme a pu la développer le réseau « Langage et Travail », qui s’est donné pour objet d’étudier la manière dont l’écriture est toujours aux prises avec un contexte culturel professionnel qui renvoie à des rapports de pouvoir, de domination, de coopération, d’apprentissage notamment, particuliers. Il s’agit d’étudier les « écrits d’action, qui se font pendant le travail, qui l’accompagnent, l’organisent, en assurent la traçabilité immédiate » (Fraenkel, 2001, p.114). A partir d’une approche essentiellement ethnographique, les études qui s’inscrivent dans ce courant ont souligné la dimension matérielle des activités langagières au travail et ont montré la grande diversité des supports mobilisés dans un contexte professionnel. Les différents supports observés ont en effet des statuts très variés, qu’il faut prendre garde à ne pas éluder par une description qui ne prendrait guère en compte les enjeux du contexte de communication. Communiquer au travail, c’est en effet s’engager dans un jeu de rapports de places mettant en jeu des identités individuelles et professionnelles mais également des valeurs, associées à une communauté d’acteurs. Cette perspective très riche a également permis de renouveler le regard sur les pratiques des chercheurs en tant que pratiques professionnelles (Dalle-Nazébi, 2006). 

Table des matières

I. Introduction
1) Le contexte scientifique de l’étude
2) Le contexte régional
3) Notre questionnement
4) Les partenariats et les chercheurs impliqués
II. Une approche patrimoniale
1) Réunir les différents acteurs institutionnels
2) Informer et sensibiliser les différents niveaux de la communauté académique
3) Localiser et traiter des fonds d’archives en déshérence
III. Une approche anthropologique et sociologique
1) Méthodologie générale
2) Présentation des terrains
3) Premiers résultats : pluralité des écologies documentaires et enjeux identitaires
IV. Questionnement sur la conservation des données recueillies
V. Les livrables
1) Journée d’étude du 25 juin
2) Blog Ecrito
3) Participation à la Novela 2012 (colporteurs des savoirs)
4) Film sur les chercheurs en écologie
5) Numéro de Sciences de la Société
VI. Prolongements du projet
1) Prolongements autour des archives de la recherche
2) Prolongements scientifiques
VII. Conclusion
VIII. Bibliographie
IX. Annexes
1) Document d’information sur les archives
2) Plaquette de présentation de la journée d’étude du  juin 2012 sur « les écritures ordinaires de la recherche »

 

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