Les économies sociales et solidaires, vectrices de bouleversements et contre-pied aux inégalités

Genèse de l’économie sociale

Les premières pierres de l’édifice de l’économie sociale sont observées sous une forme très expérimentale et territorialisée. Déjà, au XIIIème siècle, des racines commencent à se déployer avec des initiatives répondant à des besoins de mutualisation et de solidarité organisée précoces. En Franche-Comté, par exemple, des ancêtres de nos coopératives, toujours appelées « fruitières » voient le jour avec comme objectif l’entraide et la convivialité entre les producteurs laitiers. Les travailleurs se sont, sur une très longue période, constitués en corporations pour assurer une entraide et garantir la reconnaissance de leur intérêt dans leurs différents corps de métier. Seulement, avec la Révolution Française, l’existence d’une supra organisation qui se placerait en voûte entre le citoyen et la Nation dérange.

L’acharnement des politiques face à une structuration en dehors des cadres préétablis s’amplifie et pousse notamment en 1791 à la loi Le Chapelier interdisant non sans brutalité les groupements professionnels comme les corporations ou tout autre rassemblement ouvrier et paysan. Elle interdit parallèlement la grève et la constitution en syndicats ou mutuelles ; en d’autres termes, on supprime toutes les coalitions possibles face aux intérêts prétendus communs. Une fracture idéologique s’ancre avec un État présupposé garant de la couverture de ces populations et la notion de contrat libre pour chacun. L’État met en suspens le concept de faire société et attribue sur un volet pourtant très individuel, aux dépens des populations, une propre responsabilité face à ses difficultés. Dans ce contexte, la nécessité pour les plus pauvres mais aussi les petits bourgeois d’assurer l’accès à certains services mène à la création de sociétés dites de secours mutuels. Ces dernières prennent en charge, via une mutualisation des pauvretés sous un système de pot commun avec une redistribution aux nécessiteux, la réduction des charges portant sur la maladie, le chômage, etc. L’une des plus emblématiques reste celle dite « le sou du linceul », permettant par une collecte de garantir l’accès à un linceul à toute personne décédée avant son inhumation. Ces sociétés donneront lieu par la suite aux mutuelles pour couvrir les besoins spécifiques face aux enjeux majeurs de santé.

Ces sociétés de secours mutuels persistent dans l’ombre malgré les interdictions de la loi Le Chapelier en organisant les luttes revendicatives comme lors de la révolte des Canuts à Lyon de 1831 à 1834, véritable insurrection sociale des ouvriers, et en garantissant le suivi d’entraide sur le volet très restreint des obsèques et des maladies de courte durée. La France traverse au XIXème siècle, comme de nombreuses autres grandes puissances, ses révolutions industrielles. Véritable bouleversement dans les esprits communs, ces transitions économiques et foisonnement des innovations technologiques s’accompagnent de l’instauration de nouveaux rapports étatiques et de force. Le capitalisme trouve en ces révolutions un ancrage fort et constant et bouscule au passage l’emprise de l’État sur les législations du travail et ses obligations de protection sociale par exemple. Par opposition à ce nouveau dogme, les travailleurs entraînent avec le même fracas la confortation d’un contre-pouvoir en une classe ouvrière organisée et pleine d’ambition. Ces ouvriers se retrouvent, par le joug de la rentabilité aveugle, confrontés à de multiples crises. La première est bien sûr matérielle ; le manque de logement décent et la difficulté à se procurer de la nourriture entre autres rendent le quotidien extrêmement précaire. Unr crise démocratique se met également en place avec un contexte politique très conflictuel. La Monarchie de Juillet sous Louis-Philippe Ier, entre 1830 et 1848 met fin à la monarchie de droit divin conservatrice et promeut à la place une royauté partagée avec un parlement instable. La notion de paupérisme soit une pauvreté durable et massive du corps ouvrier investie les nouvelles normes avec des conditions de travail très préoccupantes, couplées à l’évincement des solidarités et relais institutionnalisés de l’Ancien Régime.

Basculement idéologique entre l’économie sociale et l’économie sociale et solidaire

À la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, le pays est alors à reconstruire. Le secteur privé abonde mais les démarches de nationalisation sont également au beau fixe. Les corps de l’économie sociale tendent la main, sur leurs mécanismes d’entraide et de solidarité qu’ils avaient développé et consolidé depuis des décennies, mais ces derniers sont mis plutôt sur le côté. En cause, leur très faible implication dans la Résistance et la nécessité pour l’État de reconsolider ses bases et ses responsabilités. Les entités, associations, mutuelles et coopératives continueront donc leur action mais de manière moins légitimée, ni éminente pour les forces politiques de l’époque. Il y a donc un véritable enjeu de reconquête politique de l’alternance de l’économie sociale face à un État qui peine à se remettre debout. De plus, les entités ne communiquent plus entres elles et la planification que l’État en place complique encore plus les relations. Avec les mouvements d’émancipation de Mai 1968 liés notamment au niveau de prise de conscience de dignité humaine et des différentes inégalités qui persistaient dans la société, couplés par la suite des différentes crises pétrolières de 1973 et 1979 qui plongent dans une régression financière inédite, les idéaux de l’économie sociale entrevoient une place plus solide.

Le mouvement associatif fait un bond en avant en termes de créations et se multiplient sur tout le territoire. Une particularité s’enregistre cependant avec le développement important des structures dans le champ du sanitaire et social où le corps associatif représente presque la moitié des établissements du secteur. Les pouvoirs établis voient avec le développement des discours d’émancipation un danger à anticiper et à endiguer. La recherche du progrès aveugle à toute fin réinterroge les dynamiques démocratiques et enferme les institutions dans une spirale déterministe financière. L’économie sociale et solidaire, par sa part, naît dans les années 1990. Partant des fondations solides de l’économie sociale, l’ESS suit les mêmes objectifs et fait appel aux mêmes entités que sont les mutuelles, les associations et les coopératives. Une distinction entre les économies sociale et solidaire apparaît. D’un point de vue historique, l’ESS trouve ses racines lors de la chute du bloc soviétique, période trouble pour la gauche en France où de grands partis tels le parti communiste et le parti socialiste se voient remis en question et affaiblis. L’ESS arrive donc dans une période opaque où l’espace et les marges de manoeuvre sont nombreuses.

Le libéralisme est également un grand gagnant de ce bouleversement du jeu géopolitique mondial ; l’ESS mettra malgré tout beaucoup de temps à prendre les mêmes devants que son concurrent. À l’instar de l’économie solidaire où les enjeux collectifs se doivent d’aboutir sur de l’intérêt général et de l’économie sociale tournée autour de d’une montée philanthropique, l’économie sociale et solidaire a pour ambition de conjuguer autant d’une part, le volet de partenaire de l’État dans sa gestion publique, et d’autre part, le volet de boussole politique tournée vers l’externe. Tout cela est sous le flambeau de l’innovation pour toujours réinterroger les politiques et conjonctures économiques en place. Dans un contexte économique et démocratique fragile, l’économie sociale et solidaire se doit de revenir sur ses fondations et projet de société. Il ne s’agit plus uniquement de constituer une alternative solide et durable, il convient aussi désormais de panser le système dominant et les fragilités qu’il engendre pour assurer une cohésion sociale. Les champs d’intérêt sont également complétés comme l’orientation autour de questions plus écologistes et de lutte contre les discriminations. On pourra convenir selon l’analyse de Michel DREYFUS que « l’économie sociale cherchait à construire une autre société qui découleraient des changements politiques [et que] l’ESS s’inscrit au contraire dans le cadre de l’ordre existant : l’une et l’autre n’ont donc pas la même conception du politique. »7 Là, où notamment l’économie solidaire a pu impulser le développement de structures de circuits courts et le commerce équitable, l’ESS s’est au fil du temps beaucoup endigué dans le champ de l’insertion.

Table des matières

Introduction
I / Les économies sociales et solidaires, vectrices de bouleversements et contre-pied aux inégalités
1.1 / Genèse de l’économie sociale
1.2 / Basculement idéologique entre l’économie sociale et l’économie sociale et solidaire
1.3 / L’ESS rebat les cartes du pouvoir et de l’économie – Grands principes
II / L’ESS, véritable riposte au système dominant ?
2.1 / La moralisation du capitalisme au sein de l’ESS
2.2 / Les corps de l’ESS tournés vers une conformité politique
2.3 / La fracture macrophage du gestionnaire sur le politique
III / L’Utopie mobilisatrice
3-1/ Les territoires, clés de voute d’une économie résolument proche et humaine
3-2/ L’enjeu de la société civile au plus près des préoccupations citoyennes
3-3/ « La République coopérative » pour basculer les rapports sociaux
3-4/ Vers une bataille altermondialiste, construire et agir dans un mouvement global
Conclusion
Bibliographie

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