les études de la genèse des formes spatiales et leur inscription dans les systèmes géographiques

Les formes spatiales, qu’elles soient perceptibles ou non à l’échelle de leurs occupants, ont fait l’objet de recherches d’explications quant à leur genèse, leur fonctionnement initial, leur mode de persistance, de réactivation dans les contextes historiques successifs et leurs répercussions en tant qu’héritage sur les systèmes spatiaux postérieurs à leur mise en place. On peut replacer dans cette perspective une longue tradition géographique au cours de laquelle les formes spatiales sont susceptibles d’avoir été des objets d’étude géographique que les chercheurs ont tenté d’objectiver.

Seront opposées à ces tentatives d’objectivation – qui sont le but poursuivi par la géographie quand elle cherche à comprendre comment de telles structures se sont mises en place – les approches phénoménologiques récentes, celle qui s’intéresseront explicitement au sujet et à la subjectivité, à la perception et au vécu, dans la deuxième partie. Il est à noter qu’en géographie, le terme phénoménologie ne s’utilise qu’exclusivement dans le sens philosophique établi par Edmund HUSSERL, à savoir l’étude de l’expérience sensible par les êtres.

Il faut toutefois garder à l’esprit, dès maintenant et pour cette première partie, la remarque suivante. La première condition pour que des formes spatiales fassent l’objet d’une quelconque étude est bien sûr la possibilité de les percevoir, qui dépend des moyens techniques accessibles à chaque époque. Cependant, leur détection ne suffit pas à lancer leur étude. Les recherches dont elles font l’objet s’inscrivent aussi dans l’état d’esprit, les théories, les schèmes d’analyse caractérisant chaque paradigme. Le sujet est donc présent implicitement dans des recherches à visée objective.

Les approches successives des sciences géographiques ont ainsi contribué à forger, retouche par retouche, des modèles géographiques de genèse et de fonctionnement des formes spatiales héritées dont les aspects seront retracés ici. Les notions de limites, de discontinuités et de frontières y sont mises à contribution inégalement, selon que l’on insiste sur le « contenu », le « contenant » ou les dynamiques observables aux échelles supérieures (comme la genèse des Etats-Nations s’appuyant sur les limites villageoise pour ses tracés internationaux). L’approche proposée ici n’est que partiellement historique : certes, elle reprend des paradigmes importants de la géographie en s’inspirant des grandes césures définies par d’importants auteurs d’histoires de la géographie (CLAVAL, MEYNIER, BERDOULAY, DENEUX…) ; mais comme en géographie les innovations ouvrent de nouveaux angles d’études sans forcément rendre les anciens obsolètes (CLAVAL, 1995, p 7), les exemples choisis ne cadreront pas systématiquement avec les époques où le paradigme était dominant. Leur choix sera donc thématique et non historique. Ainsi, une forme spatiale inédite, dénichée en France du Nord, pourra illustrer un paradigme anciennement dominant si son interprétation nécessite d’y faire appel.

Enfin, pour étudier l’ontogenèse des recherches géographiques sur les ellipses bocagères et, plus largement, sur les formes spatiales héritées, avec le concours des paradigmes géographiques anciens, il faut remonter suffisamment loin mais pas excessivement de façon à rester pertinent. La géographie est, en effet, une science plurimillénaire. Elle prend corps sur plusieurs dizaines de siècles et s’enracine dans les œuvres de plusieurs civilisations, notamment la Grèce antique et les Arabes du premier millénaire (DENEUX, 2006, p 14-20). Durant ces périodes très étendues, elle s’intéresse tour à tour à l’environnement physique, aux villes, aux peuples, à la stratégie et à la conquête militaire. Elle est souvent associée aux mythes et aux récits. Elle est parfois réellement scientifique au sens moderne, comme avec IDRISI (DENEUX, 2006, p 20), qui a d’ailleurs inspiré un Système d’Information Géographique éponyme.

On entend ici par « scientificité » la réunion de trois caractéristiques : la cartographie minutieuse, les descriptions à vocation exhaustives et des approches textuelles détachées des mythes. On peut toutefois considérer que la géographie scientifique – du moins celle avec laquelle l’école française de géographie est en continuité – commence avec l’avènement des autres sciences modernes quand elles émergent à partir de l’alchimie et des techniques issues des corporations de métiers (horlogerie, architecture, ouvrages hydrauliques ou même poterie avec Bernard Palissy…) : ces techniques, en cherchant comment réaliser tel ou tel ouvrage ont permis de se dégager peu à peu des explications divines des faits et processus ; la religion a reflué alors de ces domaines pour se cantonner dans celui du « pourquoi ». De leurs côtés, les mythes et les récits se sont peu à peu détachés de l’histoire puis des « sciences sociales » pour intégrer, plus tard, ce que le langage contemporain appelle la propagande. A la croisée de deux continents althussériens, la géographie scientifique résulte, en conséquence, de son émancipation à la fois de la religion, des mythes et des récits, puis des préjugés moraux et sociaux. « En simplifiant, il faudra attendre le XVIème siècle en occident pour que l’étude de la nature soit séparée de la théologie : causes naturelles et causes divines sont alors séparées. Et il faudra attendre les théories évolutionnistes de Darwin, au XIXème siècle, pour remettre radicalement en cause les interprétations téléologiques fondées sur la « bonté de la nature » » (DENEUX, 2006, p 13).

On peut ainsi faire coïncider l’accouchement de la géographie scientifique avec un pas de temps long qui va de la Renaissance au XVIIIe siècle. La géographie se veut d’abord naturaliste et côtoie l’histoire naturelle, elle est donc assez éloignée des sciences sociales du XXème siècle (LEVY, LUSSAULT, 2003, p 113). On peut la considérer comme pleinement scientifique avec les expéditions de Maupertuis, quand les techniques de cartographie et de géodésie atteignent toute leur finesse. Pour DENEUX (2006, p 39), la géographie devient explicitement scientifique avec HUMBOLDT et RITTER et il insiste sur la mise en œuvre de la combinaison des échelles, qui est un apport du XIXème siècle sur le XVIIIème siècle.

Le choix est, en conséquence, fait, ici, de restreindre l’exposé et les exemples aux trois derniers siècles : XVIIème, XIXème et XXème. Les entrées pour étudier les formes spatiales chez des auteurs plus anciens ne semblent guère envisageables et les exemples inexistants, sauf prospection insuffisante. L’objet de cet exposé sera donc de montrer comment les différents paradigmes de la science géographique des trois derniers siècles ont porté ou peuvent porter un intérêt à l’étude des formes spatiales héritées.

L’INFLUENCE NATURALISTE ET LA TRADITION DES TYPOLOGIES

La géographie s’affirma d’abord, au XVIIIe siècle, comme science naturelles, ou du moins comme partie prenante de l’histoire naturelle (LEVY, LUSSAULT, 2003, p 288). Elle chemina ainsi avec la géologie et la botanique, d’une part, et avec l’astronomie d’autre part ; du côté astronomique, l’œuvre aboutit surtout à la triangulation et à la notion d’ellipsoïde. Du côté naturaliste, les épopées demeurent les grands explorateurs comme BOUGAINVILLE, LA PEROUSE ou Alexandre VON HUMBOLDT ; DARWIN et WALLACE, quoique plus connus pour leurs travaux en biologie des organismes, répondent aussi parfaitement à ce profil. Le Voyage d’un naturaliste autour du monde de Charles Darwin s’inscrit en effet parfaitement dans cette mouvance géographique.

Tandis que les sciences physiques avaient intégré le paradigme galiléen – fondé sur les forces et les mouvements (MARTIN, 2004, tome 1) – et que celui-ci diffusait dans toutes les sphères de la société, l’histoire naturelle continuait à fonctionner sur un paradigme aristotélicien où la forme gardait un rôle fondamental. Dans son cheminement commun avec les sciences naturelles, la géographie a, elle aussi, été baignée dans cet esprit.

Le travail des géographes explorateurs fut d’abord un travail de systématicien, de description, d’établissement de typologies. Cette pratique a décru en biologie avec l’avènement des biologies cellulaire et moléculaire mais ne s’est jamais perdue en géographie, même quand la géographie française se refonde comme science sociale en réaction à l’hégémonie de la géographie physique avant 1968.

Là où l’influence naturaliste est forte, comme en biogéographie, les géographes en ressentent encore plus l’utilité. Ainsi Vincent CLEMENT, dans son DEA (1991, p 39) fonde son travail de recherche à propos des forêts de la Thiérache sur l’établissement de typologies. Les typologies naturalistes passaient traditionnellement par l’étude morpho-anatomique. La géographie a, de ce fait, entretenu une relation forte avec les sciences de la terre en y introduisant une forte composante morphologique. C’est bien dans cette lignée que s’inscrivaient les tentatives de classement des ellipses dans les travaux d’André MEYNIER, eux mêmes fortement inspirés dans leur esprit par les études rurales des années 1920 et 1930 (BLOCH, ROUPNEL, DION…).

La géomorphologie, branche autrefois quasiment autonome de la géographie procède aussi de cette héritage naturaliste. Elle garde un intérêt fondamental, notamment pour l’étude de formes spatiales – cela sera détaillé – soit pour faire la part des facteurs physiques et des facteurs sociaux, soit pour comprendre la dialectique entre les deux.

Enfin, on retrouve encore cette tendance morphologique dans des courants très contemporains, comme celui de Roger BRUNET avec ses approches chorématiques de l’espace : la recherche de lois structuralistes de l’espace passe par la géométrie et la morphologie ; c’est une reprise du paradigme aristotélicien mais modernisé, filtré, réinterprété après les études linguistiques de SAUSSURE puis Claude LEVI STRAUSS. Sans intégrer pour l’instant ces approches particulières, qui correspondent à une autre phase, bien ultérieure, du développement de la géographie, il est déjà possible d’esquisser une typologie dynamique des formes des et dans les espaces boisés qui procède de cet esprit.

les espaces boisés et la forêt, des milieux longtemps mis à l’écart par les géographes

Avant de procéder à l’étude des formes spatiales elles-mêmes, il est nécessaire de rappeler les interprétations géographiques des éléments qui les composent et les cernent : les finages et les espaces boisés. La typologie qui est proposée ci-dessous part d’abord, précisément, de l’étude des différents milieux où s’inscrivent ces formes: openfield, bocage, espaces boisés et forêts. On peut même dire que les formes spatiales ne sont que la relation morphologique entre espaces boisés et espaces ruraux. Or, au cours de l’histoire de la discipline, ces deux données n’ont pas toujours eu un traitement égal. Cela mérite une rétrospective et une mise au point.

Les géographes, en effet, quoique s’inscrivant en proximité des naturalistes au regard de cette passion pour les typologies, s’en sont quand même distingués, car leur intérêt se portait d’abord sur l’écoumène, la portion de la terre habitée ; or les forêts représentaient des espaces déserts, donc plus ou moins hors de leur champ d’étude. Même en se voulant naturaliste, la géographie du XIXème siècle, intuitivement, inconsciemment, divergeait des sciences naturelles et avait des attitudes qui la portaient vers ce que nous appelons aujourd’hui les sciences sociales.

La laborieuse intégration des forêts aux préoccupations des géographes Ainsi, l’étude de la forêt, qui était considérée comme marginale par rapport à l’occupation humaine (DUBOIS, 1988, p 314), a souvent été malmenée par les géographes et sujet d’oppositions fortes avec les naturalistes et surtout les forestiers (PUYO, 1999, p 617). Quand les forestiers ont entrepris les RTM, les géographes, notamment dans la Revue de géographie alpine, contestent les conclusions de ces premiers sur l’érosion et proposent même – sacrilège – « la réhabilitation du mouton, considéré un peu par les forestiers comme l’ennemi public n°1 » (BONNEFONT, in CORVOL, 1992, p 68). A ce moment, ce sont plutôt les forestiers qui sont obligés d’adoucir leur position et « cette politique de reboisement rapproche la mentalité du forestier de celle du géographe » (BONNEFONT, in CORVOL 1992). A cette époque, c’était donc le finage habité qui intéressait exclusivement les géographes (DUBOIS in CORVOL, 1992, p 68). Eric DARDEL (édition 1990, p 83-84) traduira parfaitement cette relation aux espaces boisés en qualifiant d’« immondes » les forêtsfrontières et les crêtes isolées, au sens d’ « hors du monde », d’hors de l’écoumène. Toutefois, certains géographes amateurs, notamment dans les Sociétés de Géographie, vont au contraire adhérer au discours le plus dur des forestiers, à la fin du XIXème siècle, ne voyant dans les pasteurs que des « égoïstes, vandales, bornés, arriérés et avares…» (PUYO, 1999, p 626) ; on retrouve les mêmes opinions chez les forestiers espagnols à la même époque (CLEMENT, 2002, p 251). Elisée Reclus a aussi, de son côté, penché plutôt du côté des forestiers mais avec certes beaucoup plus de discernement .

Ce n’est que dans les années 1920 que les géographes, avec Gaston ROUPNEL, Roger DION et l’historien Marc BLOCH vont proposer enfin une vision plus globalisante intégrant finage (ager, saltus) et forêt (sylva). Malgré cela, « la forêt est pendant longtemps considérée comme une survivance archéologique, forêt cloison, forêt frontière, et le dialogue s’instaure difficilement entre les géographes et les forestiers » (BLOCH-RAYMOND in CORVOL, 1992, p 41). Même avec Léon BOUTRY (1920) qui s’intéresse à la forêt ardennaise, l’étude s’attache plus aux finages qu’à la forêt elle-même.

La forêt, objet d’études géographiques à part entière depuis l’entre-deux guerres L’orientation va cependant évoluer. Jules BLACHE insista, dans sa thèse, sur l’existence de régions françaises dont l’économie s’articule autour de la forêt (BONNEFONT, in CORVOL 1992) et insiste sur les héritages historiques et leurs traces visibles, comme les prairies à mi-pente témoins des essartages ; au même moment (1930) Pierre DEFFONTAINE lancera enfin une géographie axée sur la forêt et non plus sur le finage défriché dont la forêt n’est qu’un complément ou un appendice en décrivant une de ces contrées françaises : le pays-au-bois de BELVES. Plus tard, dans les années 1930, Roger BLAIS rapproche énormément les géographes des forestiers dans ses écrits et ses actions pédagogiques ; il va jusqu’à intégrer le point de vue des sociologues dans ses écrits et invite les forestiers à s’y pencher (BLOCH-RAYMOND, in CORVOL 1992, p 44). La thèse de Pierre GEORGE (1936) sur la forêt de Bercé marque aussi cette réconciliation entre géographes et forestiers.

Table des matières

Introduction
Les faits établis par les travaux d’André MEYNIER : les finages elliptiques étudiés dans les années 1950 à 1970
Le contexte et les bases des recherches rennaises sur les formes de défrichement
Une thèse sur les formes circulaires : le travail de Jacqueline SOYER
Un thème tombé en désuétude à partir des années 1980
Les formes spatiales héritées, un thème qui mérite une recherche épistémologique
Les limites sémantiques : « Formes spatiales héritées, limites, discontinuités et espaces boisés »
Appréhender le thème des formes spatiales héritées dans l’évolution de la science géographique
Une période de la pensée géographique nécessite une attention particulière : le début du XXIème siècle
La trame de la recherche
1. les études de la genèse des formes spatiales et leur inscription dans les systèmes géographiques
1.1 Introduction
1.2 L’influence naturaliste et la tradition des typologies
1.3 : les racines épistémologiques à l’origine de la curiosité géographique aux formes spatiales héritées
1.4 L’apport des « nouvelles géographies » modélisantes, généralisatrices et structuralistes à l’étude des formes anthropiques héritées
1.5 Un point de vue archéologique apporte une conclusion
2. Des courants de la pensée géographique delaissés par les auteurs traitant des formes spatiales
2.1 Introduction
2.2 La géographie phénoménologique et le vécu dans les formes spatiales
2.3 L’écueil de la subjectivité dans la perception, la recherche et l’inventaire des formes spatiales
2.4 Forêt, frontières et formes spatiales, des paysages à la géopolitique : le cas du monde slave
2.5 Conclusion sur l’étude des formes spatiales via la subjectivité
3. La forme spatiale, un objet situé sur un carrefour paradigmatique stratégique
3.1 Introduction
3.2 le paradigme galiléen faisait de la morphologie une problématique secondaire
3.3 les craquements du paradigme galiléen dans les champs scientifique, social, politique et géopolitique
3.4 L’émergence d’un paradigme : complexité, réhabilitation de la morphologie et néoaristotélicisme
Conclusion

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *