Posted in

Les fondements philosophiques de la « science d’amour »

Les deux amours et les deux archiprêtres, Juan Ruiz et Martínez de Toledo

L’extension conceptuelle de l’amour dans les textes médiévaux est productrice d’équivocité. Un seul et même terme s’applique à des champs sémantiques différents, voire opposés comme dans le cas du sacré et du profane. Car, c’est bien de l’amour et uniquement de l’amour qu’il est question autant dans le sacré que dans le profane. Qu’il s’agisse de la chair ou de l’esprit le terme employé est celui d’« amour ». Le meilleur témoignage de cette ambiguïté fondamentale de l’amour se trouve dans le Libro de buen amor de l’Archiprêtre de Hita qui non seulement se propose de la mettre en lumière mais aussi de l’exploiter littérairement. Tout d’abord, Juan Ruiz, comme tant d’autres, commence par opposer le sacré et le profane en se servant d’une adjectivation. Il y a un « buen amor » et un « loco amor ». Si on prend au pied de la lettre le prologue en prose du Libro de buen amor1, on y trouve une traditionnelle reprobatio de l’amour mondain, du « loco amor ». L’existence de deux amours, chez un Juan Ruiz qui se fait, au moins formellement, l’écho de la tradition moraliste chrétienne, entraîne l’exclusion de l’un d’eux. Le sacré évacue le profane. Si l’amour est double, il faut que l’un soit « bon » et l’autre « mauvais »; l’un correspond à la sagesse, à l’entendement conçu comme un don de Dieu — comme l’exprime le thème de l’intellectum tibi dabo, par lequel commence le « sermon » de Juan Ruiz —, l’autre, en opposition directe, n’est que le fruit de la folie, de la corruption des facultés de l’âme2 :
E desque está informada e instruida el alma que se ha de salvar en el cuerpo linpio, e piensa e ama e desea omne el buen amor de Dios e sus mandamientos. […] E otrosí desecha e aborresçe el alma el pecado del amor loco d’este mundo. »3
De même qu’il est un bon et un mauvais amour, il est aussi une bonne et une mauvaise âme; une âme corrompue et une âme qui peut aspirer au salut. Le péché de l’amour mondain est, bien entendu, l’oeuvre de l’âme corrompue :
Comoquier que a las vegadas se acuerde pecado e lo quiera e lo obre, este desacuerdo non viene del buen entendimiento, nin tal querer non viene de la buena voluntad, nin de la buena [memoria] non viene tal obra; ante viene de la flaqueza de la natura humana que es en el omne, que se non puede escapar de pecado […]. E viene otrosi de la mengua del buen entendimiento, que lo non ha estonçe, porque omne piensa vanidades de pecado […]. E aún digo que viene de la pobredad de la memoria que non está instructa del buen entendimiento, ansí que non puede amar el bien nin acordarse d’ello para lo obrar… »4
On retrouve donc cette dialectique que met en place l’idée verticale de l’amour. Pour que l’amour sacré puisse trouver la place prédominante qu’on veut lui donner il faut rabaisser, écarter son contraire, il faut l’assimiler au néant. Cette dialectique devient beaucoup plus violente dans l’Arcipreste de Talavera de Martínez de Toledo qui se présente, d’une manière plus tranchée que dans le Libro de buen amor, comme une véritable reprobatio amoris. Selon Martínez de Toledo, le seul amour possible est celui que l’on doit à Dieu, affirmation qui est le point de départ de son long sermon contre l’amour mondain :
E por quanto nuestro senior Dios todo poderoso sobre todas las cosas mundanas e transitorias deve ser amado no por miedo de pena, que a los malos perpetua dara, salvo por puro amor e delectacion dél, ques tal e tan bueno ques digno e merecedor de ser amado. »5
L’amour ne se confond plus avec ce timor dominis qu’on peut trouver sous la plume d’autres auteurs religieux. Il n’est ici question que d’amour et de délectation, c’est-à-dire, une terminologie qui pourrait s’appliquer aux formes mondaines de l’amour. L’opposition est donc d’autant plus grande que les deux éléments contraires semblent recourir aux mêmes modes d’expression. L’amour est plaisir, joie, mais celle-ci, loin d’avoir pour objet les délectations matérielles, doit se borner aux délectations spirituelles. D’où cette exclusion sans degrés, ce refus catégorique, chez Martínez de Toledo, de tout amour qui ne soit celui de Dieu : « amar sólo Dios es amor verdadero, e lo ál amar todo es burla e viento e escarnio »6. L’amour mondain est plus que « mauvais », il est purement et simplement du néant; la source directe de tous le maux, « por amar vienen todos los males », ce qu’il essaie de montrer, avec une exhaustivité qui dépasse de loin celle du modèle suivi — le livre III du De Amore — tout le long de la première partie du Corbacho. Pour mieux l’opposer à la « religiosité » de l’amour sacré, Martínez de Toledo, cherche à démontrer comment l’amour mondain en vient à détruire tous les liens sociaux — amitié, famille… —, toutes les normes de conduite prescrites par le droit et la morale, la perfection du corps et de l’esprit — il détruit la santé et le savoir —, mais aussi, bien entendu, comment il s’oppose systématiquement aux dix commandements et accompagne, d’une manière tout aussi systématique, les sept péchés capitaux. Autrement dit, la réprobation de l’amour mondain chez Martínez de Toledo passe par une complète opposition à tout ce qui est véhiculé par l’autre amour, par l’amour sacré.
Martínez de Toledo tente donc d’effacer toute équivocité possible entre les deux amours. Dès lors, ils ne peuvent être qu’extrêmes, que radicalement opposés. Il faut que l’un soit absolument bon et l’autre absolument mauvais, comme s’il fallait éviter à tout prix ce risque d’assimilation, de contamination de l’un par l’autre que l’équivocité des termes a souvent rendu possible au cours du Moyen Age. Et c’est précisément ce risque, cette hétérodoxie latente, que cultive sans cesse le Libro de buen amor. Alors que le Corbacho veut creuser un écart absolu entre les deux formes d’amour, le livre de l’archiprêtre de Hita ne manque pas de brouiller les pistes, de jongler avec les ambiguïtés en se servant très précisément du concept de « bon amour ». Si les premières pages ne laissent pas de doute quant au sens littéral de buen amor », très rapidement, le lecteur perd ses repères référentiels puisque Juan Ruiz, à l’instar de la dispute entre les grecs et les romains, ne joue plus qu’avec l’ambiguïté des signes. Il abandonne le référent au seul profit du signifiant, tout en laissant au lecteur la possibilité de choisir le signifié qu’il croira être le bon. Or, pour les deux amours, il n’est qu’un signifiant dont l’adjectivation « buen » est vite dépossédée de toute référence au sacré. Le « buen amor » est vidé de son sens initial précisément pour que le lecteur, tout lecteur7, puisse lui en donner un; celui de son choix. Alors que « buen amor » est opposé dans le prologue à « loco amor », voilà que, quelques pages plus loin, le vers « lo que buen amor dize, con razón te lo pruevo » (66d) semble être le corollaire de celui qui, un peu plus haut, déclare l’une des finalités de l’oeuvre : « entiende bien mi libro e avrás dueña garrida » (64d)8. De quoi parle-t-on exactement quand on parle de « buen amor »? Seul chaque lecteur le sait puisque Las del buen amor son razones encubiertas: trabaja do fallares las sus señales çiertas; si la razón entiendes o en el seso açiertas, non dirás mal del libro que agora refiertas. » (68)
Or, la subtitlité de Juan Ruiz, comme dans le passage suivant sur le naturalisme, qu’on peut appeler à la suite de Francisco Rico « por aver mantenencia »9, vient de ce qu’il ne fait que creuser des ambiguïtés qui ne sont pas de son fait mais inhérentes aux termes eux-mêmes. Si la confusion entre les deux amours est possible, c’est parce que l’équivocité des termes le permet. Juan Ruiz ne fait que mettre en évidence cette dernière sans pour autant prendre position. Il fait entièrement reposer sur le lecteur la responsabilité de l’interprétation, ce qui lui permet une constante exculpation : « non so yo de rebtar » (72b). Les deux amours, sacré et profane, sont unies par une unité de signes que le lecteur seul doit décoder à sa guise. Il n’y a plus de bon ou de mauvais amour en soi, ne serait-ce que parce que « Do coidares que miente dize mayor verdat » (69a). Le génie de Juan Ruiz est d’être parti de la traditionnelle valeur paradigmatique de l’amour sacré opposé à l’amour mondain, celle que Martínez de Toledo et sans doute Paradinas10 ont retenu, pour ensuite faire disparaître cette antinomie derrière un jeu indécidable d’ambiguïtés et de faux-semblants véhiculé par l’équivocité, présente dans la plupart des textes médiévaux, du terme « amour » lui-même.
Pour Juan Ruiz, la seule manière de parler librement d’un amour charnel condamné, interdit, refusé au moins en tant que sujet de discours, au profit du seul savoir possible de l’amour qu’est l’amour sacré, est justement de pousser jusqu’au bout la confusion entre les deux amours, d’enfermer l’un dans la sphère discursive de l’autre. Cela est d’autant plus intéressant qu’une telle confusion se retrouvera, à partir du Libro de buen amor et dans toute la littérature sentimentale du XVe siècle, dans les différents jeux de parodies religieuses à travers lesquelles l’amour mondain pourra être exprimé. Nous y reviendrons plus loin, lorsqu’il sera question d’examiner les modes d’expression de l’amour mondain. Pour l’instant, ce qui nous intéresse dans cette confusion, dans cette acrobatie sémantique du Libro de buen amor, est que si Juan Ruiz cherche à tout prix à rattacher, même formellement, son « art d’aimer » à l’amour sacré, au « buen amor » dans son sens initial, cela met bien en évidence le fait que l’amour sacré, comme prétend le montrer Martínez de Toledo, a pu passer pour la seule forme vraiment authentique de relation amoureuse, et par conséquent pour le fondement de tout amour. Juan Ruiz ne se contente pas d’asurer ses arrières; il assure aussi ses avants. Non seulement il confère artificiellement à son oeuvre une valeur morale a contrario pour se sentir libre de toute accusation, mais il prétend que son enseignement servira à prouver que seul l’amour sacré est véritable. Autrement dit, il réinsère le contenu de son oeuvre, à travers les pièces qui l’ouvrent et la ferment, dans la perspective métaphysique et eschatologique de l’amour sacré qu’il sait être la seule considérée par ses contemporains comme vraiment fondamentale, principielle, véritable. C’est cet aspect fondateur de l’amour sacré dans la vision médiévale que nous devons examiner.

L’amour de Dieu et l’amour pour Dieu

Comme on l’a vu, même une oeuvre telle que le Libro de buen amor tend à mettre en lumière, ne serait-ce qu’implicitement, le fait qu’au Moyen Age la dimension métaphysique de l’amour est première. Comme l’affirme et le répète Martínez de Toledo et avec lui nombre d’auteurs, seul l’amour de Dieu est véritable, authentique; seul cet amour est vraiment fondateur d’un ordre amoureux. Mais quelle est la situation dans la Péninsule au XVe siècle de ces idées qui traversent tout le Moyen Age?
Le XVe siècle espagnol est une période assez mitigée pour ce qui est de la spiritualité. Sur le plan théologique, c’est le temps d’un certain ressassement, coincé entre les grands systèmes scolastiques des deux siècles précédents et le renouveau méthodologique et doctrinal qui poindra au XVIe siècle dans les grands centres culturels, à Salamanque et à Alcala. Les universités s’enferment dans des systèmes de pensée d’autant plus sclérosés qu’ils deviennent non pas des contenus d’enseignement mais des « matières » figées d’enseignement, officiellement reconnues dans des « chaires » spécifiques, comme celles de « scotisme » ou de « thomisme » dans l’université de Salamanque et ses différents collèges. La pensée s’institutionnalise ainsi, se fige dans des institutions, c’est-à-dire des ordres religieux et des établissements, de sorte qu’elle en vient vite à tourner à vide sur elle-même. Le lien intime entre la pensée thomiste et l’ordre dominicain au sein du collège de San Esteban à Salamanque est un bon exemple de cette clôture doctrinale qui se maintiendra, d’ailleurs, pendant tout le XVIe siècle, jusqu’à faire des collégiens de San Esteban des « frayles dominicos modorros », selon l’expression du Brocense. Le résultat en est que la théologie espagnole au XVe siècle a sans doute affiné certains concepts et approfondi l’étude des scolastiques mais n’a donné lieu à aucun système philosophique nouveau. Et ce d’autant moins que l’Inquisition espagnole, dès le dernier quart de siècle, favorisée dans les universités par des querelles personnelles qui font déjà prévoir les fâcheuses délations du siècle suivant, a été très attentive à tout risque d’hétérodoxie inhérent aux idées « nouvelles » qui pourraient jaillir des chaires. Si le Saint Office n’avait pas été si présent, si vigilant, les universités espagnoles auraient sans doute pu se joindre aux idées nouvelles pré-réformistes qui surgissaient en Europe. Le meilleur exemple de cette entrave imposée par l’Inquisition à tout renouveau doctrinal est celui de l’oeuvre théologique de Pedro de Osma. A partir de 1476, ce docteur en théologie de l’université de Salamanque défend une série de thèses réformistes avant la lettre sur la confession et la pénitence qui rappellent, comme le suggèrent les frères Carreras i Artau11, les théories de Wycliff et Huss. Le Tractatus de confessione d’Osma fit l’objet d’un procès d’inquisition qui réunit vingt-six théologiens pour débattre de l’orthodoxie de cinq propositions d’Osma. On convoqua, en même temps, à Alcala un synode qui devait décider du degré d’hérésie du traité. Dans les deux cas, le résultat fut le même : le traité fut condamné, tous les exemplaires furent détruits par le feu et leur auteur, sur le seuil de sa mort, abjura ses erreurs.
Il en va de même pour les textes de divulgation spirituelle. Le XVe espagnol n’est pas un siècle mystique. L’histoire de la mystique espagnole saute souvent de Raymond Lulle à sainte Thérèse et à Saint Jean de la Croix12. Ce manque de mystique contraste, d’ailleurs, avec l’essor, au même moment, de la prédication13. On pourrait même affirmer que ce développement de la prédication est, en quelque sorte, le chaînon qui unit historiquement la mystique médiévale espagnole et celle qui se déploiera au XVIe siècle. Entre Raymond Lulle, écrivain mystique et fervent prédicateur sui generis, et sainte Thérèse, on trouve saint Vincent Ferrier. De ces deux pôles de la spiritualité qu’illustre Raymond Lulle — la mystique et la prédication—, le XVe siècle espagnol a surtout favorisé celui de la divulgation à travers le sermon. Si ce n’est pas un siècle mystique, il est assurément moral, ou plus exactement moraliste. La partie la plus importante de sa spiritualité se confond avec le projet édifiant, des prédicateurs qui implique une vision « sociale » de la spiritualité, en opposition avec l’individualisme monastique de l’expérience mystique. La spiritualité se veut surtout « séculière », près du peuple, des fidèles, de l’ensemble de la société qu’elle doit guider vers Dieu en lui indiquant le droit chemin. Sans doute l’une des raisons du succès de la prédication en cette fin espagnole du Moyen Age a été son côté populaire. On sait que les sermons des grands prédicateurs étaient des événements attendus et intensément vécus par les fidèles, avec ce pathos, ce dramatisme populaire dont parle Huizinga14. C’est sans doute cette « popularité » que la mystique moderne, tout particulièrement celle de sainte Thérèse, héritera de la prédication. Il n’en demeure pas moins qu’un tel essor a concentré les efforts des auteurs spirituels, surtout ceux qui relevaient des ordres mineurs, sur les problèmes moraux d’une société jugée décadente et corrompue.
Dès lors, dans la question de l’amour spirituel, de l’amour comme fondement des relations entre les créatures et le créateur on s’est souvent contenté de reproduire les grandes synthèses précédentes, du XIIIe et du XIVe siècles, celles qui mêlaient Augustin, Denys et Bonaventure, et la mystique « orientale », judéo-islamique. Comme pour la théologie, le spiritualisme amoureux du cuatrocientos vit du reliquat doctrinal d’époques antérieures sans se poser la question d’un renouveau de ses formes et de ses modes d’expression. Mais, de même que les systèmes théologiques sont affinés et systématisés, l’amantia du XVe siècle connaît une certaine restructuration qui prétend l’insérer dans un système complet de pensée.
L’amour du créateur et des créatures : la théologie naturelle de Raymond Sebond.
Sic ergo obligant nos ad amorem et omnia facta sunt et nobis data propter amorem et amor propter gaudium et gaudium propter nihil aliud tributo aut totum clauditum in obligamine. Toto ergo ordo creaturarum, tota scala nature ostendunt nobis obligationem ad Deum et debitum amoris etiam gaudium. Ex creaturis manifestant obligatio.

Formation et coursTélécharger le document complet

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *