Les « jeux de langage » chez Ludwig Wittgenstein

Les « jeux de langage » chez Ludwig
Wittgenstein

 L’idéographie de Frege 

Les travaux antérieurs sur l’invention de la langue symbolique, à l’instar de celui de Leibniz, n’ont pas pu mettre fin à la diversité des langues naturelles. Ils ont peiné à découvrir des symboles réels en vue d’inventer une langue idéale. Le même dessein leibnizien va animer G. Frege vers la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Il compte penser à nouveaux frais tout ce qui a été réalisé jusque-là en matière de logique, notamment pour l’invention d’une langue symbolique au détriment des différentes langues ordinaires. Les travaux de ses prédécesseurs vont lui servir de sources d’inspiration pour aspirer à la mise en place de la langue universelle symbolique correspondant à la connaissance générale. La continuité qui s’opère dans ce cas est traduite par Bruno Leclercq en ces termes : « le projet leibnizien tel que le reprend Frege, c’est donc celui d’une algèbre universelle, c’est-àdire d’un langage des « caractères » de toute la pensée scientifique et pas seulement arithmétique » . Frege va s’intéresser aux mathématiques dans sa logique puisqu’elles vont être d’un appui considérable pour trouver les symboles constitutifs de la langue idéale. Le langage de l’arithmétique est déjà une forme d’idéographie quoiqu’il faille en corriger quelques aspects pour qu’il soit encore plus inflexible. On peut alors dire qu’il y a deux pôles du projet frégéen : l’un constitue à refonder les mathématiques sur la base de la logique après la crise de celles-ci suite à l’apparition des géométries non-euclidiennes : le logicisme. Frege voudrait s’assurer que les mathématiques aient un fondement bien assuré en les pénétrant par des outils logiques. Et l’autre pôle, celui qui nous importe le plus, est relatif aux multiples langues ordinaires qui ont des significations imprécises. Déjà dans le premier pôle nous voyions, outre les aspects techniques, que le problème majeur des mathématiques était qu’elles sont exprimées dans les termes des langues ordinaires. C’est la nécessité de la rigueur langagière qui pousse Frege à ériger un langage complétement symbolique : « (…) je m’aperçus qu’un obstacle venait de l’inadéquation du langage. Si lourdes que fussent les expressions que j’étais prêt à accepter, je me trouvais de moins en moins capable, à mesure que les relations devenaient de plus en plus complexes, d’atteindre à la précision requise par mon destin » . La langue symbolique, qu’il va esquisser apparaît dans son article intitulé « Idéographie » qui est « (…) calcul, certes, en tant que dérivation des pensées, mais elle est d’abord une symbolisation des pensées, une caractéristique au sens leibnizien du terme » 46. Elle vient contrer une réalité idiomatique déjà en place qui approuve la diversité significative des langues naturelles puisqu’étant en quelque façon une richesse linguistique. Or là où on peut s’apercevoir que les mots, dans une tentative définitionnelle, peuvent renvoyer à d’autres mots et exprimer toute l’étendue charmante du langage, Frege pense que le discours doit être exprimé de façon concise au point que chaque mot renvoie à une chose précise. 

La critique des langues naturelles 

Frege soutient que les imperfections du langage sont la cause des erreurs d’interprétation et des fautes de raisonnement dans nos différents discours. Une position suis generis que Ramatoulaye Diagne exprime sans ambages en ces termes : « selon Frege, le langage commun ne donne que de manière allusive les rapports logiques, les laissant deviner sans les exprimer véritablement »  . Il y a une partie de nos argumentations qui reste toujours inexprimée à cause de l’imprécision du langage usuel. On peut affirmer par exemple : « l’homme qui guette et abat les animaux dans la brousse est un chasseur ». « Les étudiants sont de véritables chasseurs de connaissance ». Dans ces deux précédentes propositions, on a employé le mot « chasseur ». Or du point de vue du contexte, il ne signifie pas la même chose. En effet, le premier usage fait référence à la catégorie professionnelle ou le métier. Quant au second usage, il renvoie à l’expression d’une attitude similaire au sens propre du terme « chasseur » : une métaphore. La notion de synonymie ou d’allusion des mots et les interprétations qu’on peut avoir des propositions ordinaires constituent le problème des langues vernaculaires. Elles ne peuvent pas être utilisées pour discuter des problèmes philosophiques. Même si la philosophie est un domaine caractérisé par la pensée libre, mais chez chaque philosophe le jargon doit être bien défini selon des termes purs. Le langage commun est truffé d’impressions sensibles. Il avertit mal contre les égarements argumentatifs. Or l’univocité des symboles doit être la propédeutique à tout langage solide. Le langage a ceci d’inhérent en ce sens que son but principal est de faciliter la compréhension de l’auditeur. Lorsque je dis : « le vieux chien du quartier a encore une fois mordu M. Sow ». Pour qu’une autre personne comprenne le sens de cette phrase, il faut qu’elle connaisse la fonction que chaque mot y joue. « Le vieux chien du quartier » donne un certain nombre d’informations à savoir le sexe, l’âge, et lieu où vit la bestiole. Je n’ai pas arbitrairement employé « encore une fois ». Sa portée significative est de montrer que le vieux chien a récidivé au moins une fois. Et « M. Sow » est la personne physique victime de ses morsures. Les mots ayant une valeur psychologique, ils se laissent emporter par les tentatives d’interprétations personnelles, si bien que nous ne sommes pas à l’abri des tergiversions. Cependant, « ni la logique ni les mathématiques n’ont pour tâche d’étudier les âmes ou les contenus de conscience dont l’homme individuel est le porteur » L’exemple pris ci-dessus n’aura de sens effectif que quand les signes qui président à sa construction sont pris comme des éléments monosémiques. Ce qui n’est pas le cas. On pourrait donc être amené à dire qu’il s’agit tantôt d’un fait réel, tantôt d’une invention (histoire). Par conséquent, le langage ordinaire appelle toujours l’interprétation et l’analogie des sens. Les confusions ont pour Frege « leur origine dans une certaine instabilité et mutabilité du langage, qui sont par ailleurs la condition de sa faculté d’évolution et des ressources multiples ». Ainsi, Frege déclare son incomplétude et le compare à la main humaine dont il définit les limites : « le langage peut à cet égard être comparé à la main qui, malgré sa capacité à remplir des tâches extrêmement diverses, ne nous suffit pas » . Face à l’insuffisance des mots pour exprimer les pensées, Frege préconise l’usage des signes à leur place du fait que la langue naturelle manque de formes fixes. Il appartient aux signes de nous débarrasser des scories langagières en remplaçant les langues vernaculaires. L’usage des signes est nécessaire dans une forme de langue symbolique car, dit Frege, ils nous permettent « (…) de prévenir les erreurs d’interprétation et d’empêcher les fautes de raisonnement »51 , en ce sens que chaque signe désigne un objet bien déterminé. L’usage des signes est un impératif dans la traduction rigoureuse de nos pensées. Ils éclairent la lanterne de n’importe quel individu s’intéressant à l’appréhension des idées d’un autre. Le philosophe d’Iéna ne mâche pas ses mots pour exprimer ce désir de plus en plus vif pour le langage d’avoir recours à de vrais symboles. Il écrit que : « les sciences abstraites ont besoin, et ce besoin est ressenti de plus en plus vivement, d’un moyen d’expression qui permette à la fois de prévenir les erreurs d’interprétation et d’empêcher les fautes de raisonnement. Les unes et les autres ont leur cause dans l’imperfection du langage »52 . Nous allons maintenant nous appesantir sur le rôle des signes dans la qualification logique des langues usuelles. 49 Gottlob Frege: Op. Cit. , p. 66. 50 Idem. 51 Ibid. p. 63. 52 Idem. 29 2. L’importance des signes La symbolisation des langues naturelles est rendue possible par la logique formelle qui joue un rôle normatif à la manière d’un canon pratique. Les propositions distinctes de la langue ordinaire sont désormais soumises à une analyse rigoureuse qui fait jaillir, s’il y a lieu, les contradictions enchevêtrées dans le discours. On passe dès lors des propositions non analysées aux propositions analysées. La logique symbolique s’intéresse plus aux relations intra-propositionnelles par opposition à la logique classique qui se limite aux relations interpropositionnelles. C’est justement ce qui valide la thèse de Jean Lacoste : « […] les propositions complexes du langage doivent faire l’objet d’une analyse qui, grâce au symbolisme de la Logique, les réduise à des propositions élémentaires »  . La logique simplifie les propositions en les rendant dans une forme microscopique de sorte que leur compréhension soit aisée. Par ce travail, Frege renouvelle la logique qui est restée stagne depuis son modèle classique hérité d’Aristote. Celle-ci ne parvenait toujours pas à remédier à l’inconstance des langues telles que le grec. La logique est alors bien loin de constituer un champ d’investigation des sensations particulières. Elle repose sur des principes rationnels et universels. De ce fait, la signification des concepts est objective. Elle n’a rien à voir avec les états d’âme d’un individu quelconque. Frege le montre de la sorte : « ce qui est vrai l’est indépendamment de celui qui le reconnaît comme tel. Ce qui est vrai n’est donc pas le produit d’un processus psychique ou d’une activité interne (…) » . De là provient la portée philosophique du projet de Frege. En effet, la pensée pour lui n’est pas la représentation subjective que nous nous faisons des choses. La pensée est plutôt pure et en soi, d’autant plus que : « penser ce n’est pas produire les pensées mais les saisir » Il est judicieux de souligner que Frege est fortement plongé dans la philosophie platonicienne qui situe les « Pensées » ou les « Essences » hors du périmètre de la sensibilité et de la conception psychologique des choses. Le réalisme de Frege influença Edmund Husserl qui à son tour fera une prise de conscience de la valeur objective de la connaissance. Il affirme que les sciences empiriques à l’image de la psychologie ne comportent que des énoncés probables tandis que la logique et les mathématiques nous fournissent des propositions universelles. Ce qui explique la formule d’Husserl qui part du principe d’intentionnalité basé sur la conscience pour fonder l’objectivité et la certitude en matière de connaissance : «(…) la conscience, dans la description de Husserl, affirme Jean Lacoste, est un ensemble de vécus intentionnels qui visent un objet ; elle se définit par des actes qui ont pour corrélats et vis-à-vis différents objets visés »56 . Mais la logique symbolique ne se limite pas seulement à la norme rigoriste. Sinon elle ne ferait rien de plus que le travail déjà effectué par les syllogismes qui permettent de montrer les conditions des déductions nécessaires d’une argumentation. Frege avance que la logique a pour tâche de révéler le vrai : « […] j’assigne pour tâche à la logique de trouver des lois de l’être vrai, et non celles de l’acte d’opiner ou de penser » . Autrement dit, la logique se doit de mettre à nue la vraie pensée détachée de ce monde. Elle doit faire abstraction du sens courant de la pensée qui tend vers un certain relativisme définitionnel. Ainsi, les signes qui composent la langue symbolique renvoient directement à la Pensée sans passer par l’intermédiaire des mots de la langue naturelle. Les signes facilitent l’élévation à la « pensée conceptuelle » puisque chaque signe pris singulièrement exprime quelque chose de distinct. C’est pourquoi, « les signes ont, selon Frege, pour la pensée, la même importance qu’eut pour la navigation, l’idée d’utiliser le vent afin d’aller contre le vent ». On peut dire qu’on est bien orienté dans la recherche de la vérité, si on respecte nettement l’emploi des signes. Il y a là une forme de privatisation de l’écrit sur l’oral. La mémoire étant défaillante de nature, on suppose que la parole retenue mentalement peut être oubliée entièrement ou partiellement au fur et à mesure que le temps passe. Or l’écriture subsiste beaucoup plus longtemps. Frege confirme ce fait lorsqu’il soutient : « le mot écrit l’emporte par la seule durée sur le mot parlé » . En d’autres termes, la logique corrige sévèrement la grammaire courante au point de la réformer totalement. La « forme logique » du langage est privilégiée face à sa « forme grammaticale ». L’écriture offre plus de chances d’emmagasiner beaucoup de connaissances sans les oublier. Elle est l’expression de la pérennité. C’est pourquoi le langage symbolique est plus fiable que les langues parlées. Le discrédit des langages quotidiens engendre inéluctablement leur suppression définitive du champ de la communication scientifique. L’usage des symboles a pour vocation d’épurer la  langue scientifique et, dans une moindre mesure les discours quotidiens. Il faut garder à l’esprit que les pionniers de ce projet voyaient en la langue symbolique la capacité de traduire n’importe quelle idée. C’est pourquoi elle est qualifiée de langue universelle : « les signes donnent présence à ce qui est absent, invisible, et le cas échéant inaccessible aux sens » . Une fois que le langage mathématique est complété par l’emploi des signes frégéens, il importe de le substituer aux langues quotidiennes ainsi que de distinguer le sens et la dénotation des mots ou expressions en vue d’atteindre la rigueur méthodologique que l’idéographie s’est fixée . Il ne s’agit pas seulement de nous permettre de « mesurer » la pensée par le calcul, mais tout aussi bien de parvenir à ériger une langue concrète pouvant servir de moyen de communication dans plusieurs domaines. Frege poursuit vigoureusement le projet inopérant que Leibniz avait légué à la philosophie du langage. Il persiste en certifiant : « je n’ai pas voulu créer seulement un ‘‘calculus ratiocinator’’ mais une ‘‘lingua characterica’’ au sens de Leibniz, étant bien entendu que le calcul de la déduction est à mon sens partie obligée d’une idéographie »  .

Table des matières

Sommaire
Remerciements
Dédicace
Introduction
Section A : De la langue symbolique
Partie I : Les précurseurs du projet d’une langue symbolique
Chapitre I : La langue caractéristique de Leibniz
4. L’alphabet des signes et l’art combinatoire
5. Le calcul rationnel
6. Les limites du projet leibnizien
Chapitre II : L’idéographie de Frege
3. La critique des langues naturelles
4. L’importance des signes
5. La définition de quelques notions.
Chapitre III : Le premier Wittgenstein et l’institution du langage universel
1. La critique wittgensteinienne du langage ordinaire
2. Le rôle de la logique
3. Les propositions comme expression de la sensibilité
Section B : Les « jeux de langage »
Partie II : La pratique philosophique du second Wittgenstein
Chapitre I : Propriétés des « jeux de langage »
1. Définitions
2. Les ressemblances de famille et les formes de vie
3. Des « jeux de langage » aux « actes de langage »
Chapitre II : Toute vraie philosophie est jeu de langage
1. La définition de la philosophie chez Wittgenstein,
Descartes, et Husserl
2. La définition de la liberté chez Descartes,
Rousseau, et Sartre
3. De la vérité chez Wittgenstein
Chapitre III : L’impossibilité d’un langage privé et le rejet de la métaphysique
1. Le rejet du langage privé
2. Le problème de la définition ostensive
3. Le rejet de la méta

 

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