Les Khaśa dans la littérature

Télécharger le fichier original (Mémoire de fin d’études)

L’ethnonyme « khaśa »

L’ethnogénèse des Khaśa a fait l’objet, comme pour bon nombre d’autres peuples con-nus depuis les textes védiques, de plusieurs hypothèses, que je résume ici brièvement. Pour Edwin Atkinson les Khaśa sont issus des Aryens et donc d’Asie Centrale89. Brian H. Hodgson exprime une théorie similaire, bien que confuse. Ce dernier affirme que les Khaśa, à l’instar d’autres peuples de l’Himalaya occidental, sont la résultante de mélanges entre « aborigènes tartares du côté maternel » et « ariens (Bráhman et Kshétriya) du côté paternel »90. Il est égale-ment dit des Khaśa qu’ils auraient été chassés d’Asie Centrale vers l’Inde par l’arrivée des Huns entre le VIe siècle AEC et le Ve siècle EC91.
Le Mahābhārata utilise à leur sujet le terme de ekāsana (« d’un seul lieu, endroit »).92 Rajaran Subedi considère cependant les Khaśa comme des nomades originaires d’Iran. D’après cet auteur les Khaśa et les Gurjar (de l’actuel Gujarat) des environs du XIIe siècle auraient été en bons termes du fait du partage de cette même culture pastorale nomade93. De manière simi-laire, Ram Rahul considère qu’il y a en fait deux souches Khaśa : celle des Khaśa « originels » et celle des migrants Rajputs. Les deux groupes se seraient liés par le biais de mariages94. D’autres avis suggèrent un brassage encore plus large, incorporant cette fois-ci des apports des régions tibétophones95.
La plupart des auteurs voient donc dans les Khaśa des arrivants secondaires qui eurent se lier avec les populations locales préexistantes, généralement identifiées avec les Magar ou des Kirata96. Khem Bahadur Bista situe l’arrivée des Khaśa, depuis le Kumaon-Garhwal, tantôt entre le Ve et le VIIIe siècle, tantôt au XIe siècle, et parfois même après 750 AEC97. La migration des Khaśa aurait par ailleurs entrainé un écrasement des « populations locales tribales ». Cette victoire sur les populations locales aurait également été d’ordre religieux puisque les « envahisseurs Khaś » les auraient à l’occasion converti à l’hindouisme98. La domination des migrants Khaśa sur les nations aborigènes, probablement en lien avec l’image de peuple guerrier évoquée plus haut, est un thème récurrent déjà développé au début du XIXe siècle par William Kirkpatrick et Francis Hamilton99. Walter F. Winkler est cependant de l’avis que la découverte par Giuseppe Tucci100 d’une culture (Khaśa) de la Karnali qui contiendrait des aspects « indi-gènes » mêlés à ceux des Khaśa tend à présenter des interactions basées sur la « combinaison plutôt que sur la domination101 ». Ce point de vue, bien que pertinent, a toutefois l’inconvénient de ne pas définir ce qui est considéré comme culture des « indigènes » et comme culture des migrants ». L’identification de l’indigène et de l’allogène est encore compliquée par l’incer-titude enveloppant l’époque d’arrivée de ces migrants occidentaux.
On a vu qu’une composante de la population khaśa serait d’origine rajput, c’est-à-dire apparentée à la fameuse élite guerrière de l’actuel Rajasthan ainsi que du Gujarat. Cette asser-tion est présente dans diverses généalogies de lignée (vaṃśāvalī), qui font remonter l’ascen-dance des familles de caste Kṣatriya à des ancêtres Rajput. Symbole de prestige, l’origine rajput est communément expliquée par la pression territoriale exercée entre le Xe et le XIIe siècle par les sultanats musulmans des Ghaznévides, puis par les Ghorides, qui poussa les rajputs à migrer vers les collines himalayennes. Il est toutefois important de relever que les Khaśa décrits par les sources historiques (Hsüan-tsang, Mahābhārata, Rājataraṃgiṇī, Nepālikabhūpavaṃśāvalī et Gopālarājavaṃśāvalī) ne sont pas perçus comme des Rajputs, bien au contraire. Il s’agit davantage de barbares et/ou de personnes de statut dégradé. Rappelons que le terme de Khaśa est considéré comme péjoratif jusqu’au XXe siècle, ainsi que le notait K. B. Bista dans les années 1970. Au Népal occidental, la population Kṣatriya actuelle est divisée en deux groupes distincts qui sont les Chetri et les Thakuri. P. R. Sharma résout le problème des origines en proposant l’hypothèse que les Chetri viennent du Kumaon-Garhwal et que les Thakuri sont d’origine Gurjara (Gujarat-Rajasthan)102. On verra plus loin que cette division est démographiquement très perceptible dans la région de Jumla.
Les Khaśa sont ainsi perçus de manières très variées en fonction des auteurs. Le pro-blème central est indubitablement l’absence de chronologie absolue. Les jugements formulés dans les mythes et par les commentateurs plus récents s’étendent sur près de 1500 ans d’his-toire103. Il convient donc de garder à l’esprit les notions de temporalité et de localité. En tout état de cause, une « ethnie » désignable sous le terme de Khaśa semble très tôt présente dans une large partie des collines de l’Himalaya indien et népalais. Elle serait peut-être originaire d’Asie Centrale mais aurait reçu de nombreux apports « ethniques » et culturels à travers le temps. Un des facteurs unificateur de la population khaśa est l’usage d’une même langue, qua-lifiée de « proto-pahāṛī » pour la période médiévale104. Cette langue gardera la mémoire de ces peuples Khaśa puisqu’elle devint, au fil des siècles et des migrations de ses locuteurs vers l’est, la langue nationale du Népal : le khaś kura105.

Khaśa, Malla, Khaśa Malla : de qui parle-t-on ?

Cette étude porte sur la région de la Karnali, qui se trouve être, entre le XIIe et le XIVe siècle, le centre d’une entité politique que la plupart des auteurs se sont accordés à nommer le royaume ou l’empire Khaśa Malla. À la tête de cette puissance se trouvent les rois Khasyiā106 ». Or l’association entre ces souverains de la Karnali et les Khaśa n’est pas évi-dente. Elle n’est en effet présente que dans une inscription retrouvée à Bodhgaya (état du Bihar, nord de l’Inde) et datée de 1278 (LS 74) : « […] [l’]empereur du pays khaśa aux cent-vingt-cinq-mille collines, le très fortuné107 Aśokacalla […]108. » Quelques années plus tôt, en 1223 (SS 1145), était émise l’inscription sur cuivre de Baleshwar (Uttarakhand). Elle est signée de Krācalla, qui n’est autre que le père d’Aśokacalla. Un passage indique : « Aussi longtemps que Qui plus est l’écriture de l’histoire de l’Himalaya et de ses populations a très souvent été entre les mains d’auto-didactes ou de chercheurs occidentaux, indiens ou népalais dont les publications expriment les opinions nationa-listes (Chanchani 2019).
La première occurrence épigraphique de langue népalaise est identifiée sur le pilier de Saŭna Kārkī et Sāūkā Karkyāni à Pādukāsthān (vers 1250-1280, DLK27-02.04, cf. infra) (Pant 2009 ; Adhikary 1988, p. x). D’autres auteurs mentionnent une inscription sur pilier de Dullu bien que le texte en soit complètement illisible (Pokharel 2011). G. A. Grierson définit divise le groupe linguistique pahāṛī en trois branches : le pahāṛī occidental (au sud-est de l’Himachal Pradesh, le pahāṛī central (au Kumaon-Garhwal, actuel état d’Uttarakhand) et le pahāṛī oriental (au Népal) (Grierson 1916).
S. M. Adhikary considère que le Népali actuel dérive d’une branche sinjali (de Sinja) de la « langue khaśa » (Adhikary 1988, p. 43). Dans cette étude je suivrai l’usage de G. Campbell qui utilise le terme de « Jumli nepali » (Campbell 1978).
Petech 1984, p. 79.
Litt. « intoxiqué (ivre) de richesses ». La description d’un pays de collines et de montagnes se trouve déjà dans une inscription du VIe-VIIIe siècle retrouvée au Garhwal (état d’Uttarakhand). Probablement imputable à une dynastie Katyūri, le texte fait mention d’un « royaume rempli de montagnes » (parvvatākara-rājyē) (Gupte & Lahore 1916, p. 114).
Ta sapādalakṣa śikharī khasadeśarājādhirāja śrīmadaśokachalla […]. Vidyavinoda 1914, p. 30, l. 3. La date de LS 74 est originellement convertie par V. V. Vidyavinoda en 1194 le possesseur du lieu où le lotus aime à être, l’auspicieux Krācalladeva erre sur la terre, qu’aussi longtemps la demeure du lotus du chef des Kirāti (fleurisse)109. » Les deux souverains ont Calla pour nom dynastique. Il est notable que l’inscription de Krācalla, qui reste a priori la plus an-cienne dont on dispose pour l’étude des Khaśa Malla, établisse celui-ci comme le chef des Kirāti (kirāttirasya), alors que quelque cinquante années plus tard son fils est qualifié d’empereur du pays khaśa (khasadeśarājādhirāja, cf. infra). Le terme de Kirati signifie « qui parcourt les mon-tagnes » et est en général employé pour désigner des populations mongoloïdes. Larry C. Bishop suppose que les Khaśa ont dû rencontrer ces ethnies au fur et à mesure de leur progression vers l’est et vers le nord-est110. L’inscription de Baleshwar fait également mention de son lieu de rédaction : « le camp militaire dans le territoire des flammes (vaiśvānara kṣetre) »111. Cet en-droit est identifiable avec la région de Dullu, sur laquelle je reviendrai plus longuement au chapitre sur Sinja et Dullu. Dès ces deux premières inscriptions du XIIIe siècle l’observateur est amené à se poser la question de l’origine des souverains mentionnés. En effet si l’on nous ap-prend qu’ils règnent tantôt sur des Khaśa, tantôt sur des Kirati, qui sont, rappelons-le, très mal définis depuis les textes sanskrits du Ier millénaire (EC), on ne sait rien de ces chefs, sinon qu’ils partagent une même onomastique (calla) et que l’un d’eux se trouve au camp militaire près du « territoire des flammes ».
Le titre de Malla, rendu en rmal ou smal dans les documents tibétains, n’est employé qu’à partir des règnes des fils d’Aśokacalla, Jitārimalla (1287-1289) et Ānandamalla (r. entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle). L’époque et les personnages correspondent aux passages historiquement documentés des Khaśa Malla dans la vallée de Kathmandou (cf. Ch. 12). Le terme Malla est déjà mentionné en 464, dans le pilier du roi Licchavi Mānadeva à Changu Narayan. Il y est question d’une ville nommée Malla (Mallapurī) que Mānadeva aurait conquise :
Aujourd’hui, cher oncle, traverse la Gaṇḍakī, qui est large, traitresse et brillante, une rivale pour l’océan avec l’inconstance de ses flots et ses maelströms terrifiants. Je suivrai ton armée et traverserai la rivière, avec des centaines d’excellents chevaux armés et des éléphants caparaçonnés ». Disant ainsi, le roi, avec cette décision, gardant sa promesse de traverser [la rivière Gaṇḍakī], conquit Mallapurī. Puis lentement il retourna dans son pays112.
Mānadeva justifie son expédition par le besoin de punir les « actes maléfiques » perpétrés par ses vassaux de l’ouest. L’existence de cette ville de Malla (Mallapurī), à l’ouest de la Gaṇḍakī (qu’il faut traverser pour l’atteindre) a de quoi déconcerter. S’agit-il d’un établissement khaśa ou kirata ? Cela est possible puisque, ainsi qu’indiqué plus haut, les Khaśa sont considérés comme les habitants des collines du Népal occidental depuis les textes les plus anciens. Dans ce cas il y aurait déjà au Ve siècle, dans l’ouest du Népal, un centre de pouvoir qualifiable de Khaśa Malla » ou « Kirata Malla » et vassal des Licchavi de la vallée de Kathmandou. Le manque de détails sur la localisation exacte de la ville et sur sa population nous limite cepen-dant, à ce stade de nos connaissances, à de simples spéculations. Giuseppe Tucci semble quant à lui formel sur le fait que ces Malla du Ve siècle n’ont rien à voir avec ceux de la Karnali113. Le terme sanskrit malla est généralement traduit par lutteur ou athlète. Il est employé comme nom dynastique à partir de 1200 par Arimalla, le fondateur de la lignée des « Premiers Malla » (Early Mallas, 1200-1347) de la vallée de Kathmandou 114. Le suffixe -malla supplante celui de -calla à partir de Jitārimalla (les chroniques tibétaines enregistrent également ce chan-gement, cf. infra). Jitārimalla est le premier empereur mentionné dans les sources néwares, à l’occasion de ces passages dans la vallée de Kathmandou en 1287, 1288 et 1289. Il est donc possible de proposer que le nom dynastique de Malla soit un emprunt aux néwars115.
Le terme de Khaśa Malla est donc une construction historiographique postérieure, for-gée d’une part sur la mention d’un « pays khaśa » (l’inscription de Bodhgaya de 1278) et sur des termes formulés par ou empruntés à des cultures exogènes à celles en question. Si les po-pulations médiévales du Népal occidental et du Kumaon-Garhwal sont reconnues comme ap-partenant à un groupe khaśa, l’identité des empereurs reste quant à elle problématique pour la plupart des auteurs. Roberto Vitali semble de l’avis qu’il s’agit d’individus originaires du sud-ouest du Tibet (région de Guge et de Purang), à l’exception du fondateur, Nāgarāja116. M. R. Pant reconnait que les Calla et les Malla ont été grandement influencés par la culture tibétaine, mais qu’ils ne sont cependant pas tibétains117. Pour R. N. Pandey les rois Khaśa Malla ne sont ni d’ethnie khaśa ni d’origine tibétaine. Seuls les administrés font partie de ces groupes. Les rois viendraient selon lui de la prestigieuse dynastie Pāla (VIIIe-XIIe siècle) du nord-est de l’Inde118. Cette dernière thèse semble pourtant indémontrable. Au Kumaon également plusieurs dynastes Katyūri du VIIIe-Xe siècle portent des noms semblables à ceux que l’on retrouve chez les Sen et les Pāla du Bengale. Or, comme le rappelle Pande, la conquête du Kumaon par les Sen ou les Pāla n’est historiquement attestée nulle part119. L’emploi d’une onomastique allo-gène apparaît donc comme un simple emprunt culturel parmi d’autres.
Comme on le voit les Khaśa Malla sont l’objet de nombreuses théories mélangeant des concepts flous et discutables d’ethnie et de culture. Un constat évident est que la culture maté-rielle des populations concernées est rarement invoquée dans le débat, sauf, récemment, dans les études publiées sur les typologies d’araires120. Les langues historiquement employées sont le tibétain d’un côté et le sanskrit et le proto-pahāṛī de l’autre. Cette dichotomie, en miroir de la situation géographique, place d’emblée les Khaśa Malla entre deux cultures. Notons ici que dans les documents en langue tibétaine les empereurs Khaśa Malla ont des noms à consonance tibétaine et que les gens de Yatse (Sinja), leurs sujets septentrionaux, sont qualifiés de Mon121. Ce terme tibétain désigne les populations non-tibétaines résidant en général au sud de la chaîne de l’Himalaya.
Dans cette étude j’emploierai donc le terme de Khaśa Malla pour parler des rois ou des empereurs régnant du XIIe au XVIe siècle. Celui de Khaśa désignera les populations de culture et/ou d’ethnie khaśa telle qu’elle pouvait être conçue à la période médiévale. Ces Khaśa occu-paient et occupent aujourd’hui encore une large partie des collines (pahāṛ) d’Uttarakhand et du Népal. On a par ailleurs vu que les Khaśa (actuels) ont pour principal dénominateur commun la langue pahāṛī.
On retrouve ici un thème commun chez cet auteur, qui est l’identification d’un passé le plus glorieux possible (Pandey, 1997, p. 119).

Contexte historique du Népal occidental

Les documents qui concernent l’histoire du Népal occidental et la généalogie de ses souverains proviennent essentiellement de deux aires culturelles : celle de culture khaśa/pahāṛī du Népal occidental et de l’Uttarkhand, et celle de culture tibétaine. Il s’agit dans le contexte khaśa/pahāṛī d’inscriptions sur pierre ou sur métal, dont la plus ancienne date de 1223 (inscrip-tion de Baleshwar du règne de Krācalla122), et de sources orales. Dans ce corpus, une inscription primordiale est celle du Kīrtīkhamba (« pilier de renommée ») de Dullu (DLK26-01, Fig. 1.8 et 1.9), l’une des capitales de l’empire Khaśa Malla. Ce pilier est érigé en 1357 par l’empereur Pṛthvīmalla qui y dresse la généalogie de sa lignée. La liste de noms commence par Nāgarāja, après qui les souverains ont des noms se finissant en -calla puis, à partir de Jitārimalla (attesté partir de 1287), en -malla. Le suffixe -calla serait en relation avec le terme jhalla, mentionné dans la Manusmṛti et qui ferait partie de la progéniture issue de Kṣatriya dégradés de leur rang, au même titre que les malla, licchavi, khasa, etc123. Les documents népalais et ceux de l’Ut-tarkhand sont écrits en devanāgarī, en langues sanskrite et proto-pahāṛī (qui deviendra le népa-lais moderne, ou khaś kura). Le mantra d’Avalokiteśvara, oṁ maṇi padme hūṃ, est inscrit en caractères tibétains ou rañjana sur des inscriptions de Ripumalla et de Pṛthvīmalla. Les sources orales sont constituées de généalogies (vaṃśavalī et āśikā124) et de récits des hauts faits des dieux (Ju. paṛheli). Commandités par des familles soucieuses d’affirmer leurs origines, les chroniques généalogiques sont encore récitées de nos jours par les bardes huḍke dans l’ensemble du Népal occidental125. Ce corpus forme une véritable tradition bardique. Les paṛheli sont déclamés par les médiums dhāmi, spécialistes des consultations oraculaires des divinités du même ordre126.
Le matériel tibétain consiste en chroniques des royaumes tibétains et en biographies de personnages religieux rédigées à partir du XIIIe siècle. Ces sources fournissent des détails inté-ressants sur l’origine de certains empereurs, qui y sont souvent considérés comme originaires de Guge, au Tibet occidental127. Leurs noms sont des versions tibétanisées des noms sanskrits connus dans les documents au sud de l’Himalaya : Calla est rendu lde et Malla est smal ou rmal128.
Il est désormais possible, grâce aux travaux de G. Tucci, L. Petech et R. Vitali, de res-tituer la succession des empereurs Khaśa Malla depuis Nāgarāja jusqu’à Abhayamalla, le der-nier empereur Khaśa Malla (Fig. 2.6). Notons que les sources tibétaines ne fournissent d’infor-mations que jusqu’à Pṛthvīmalla. L’ensemble des auteurs s’accordent néanmoins sur le fait que de nombreuses contradictions restent insolubles, comme par exemple l’origine tantôt tibétaine (de Purang)129, tantôt de la Karnali (de Gelā) de Puṇyamalla (bSod nams lde) sur laquelle je reviendrai (cf. infra et Ch. 10). La confusion entre les sources tibétaines et sanskrites repose également sur la localisation de la capitale impériale. Il est question de Yatse (Ya rtse) chez les premières et de Dullu et de Sinja dans le second cas. Si, comme on le verra au chapitre sur Sinja et Dullu, la Yatse des textes tibétains a été identifiée avec la Sinja moderne, l’absence de réfé-rence à Dullu dans les textes tibétains reste surprenante.

La période pré-impériale

Les données disponibles sur l’histoire du Népal occidental avant la période impériale Khaśa Malla sont lacunaires. Les régions voisines du Kumaon et du Garhwal sont sous la férule des Kuṇinda entre grosso modo le VIe-Ve siècle AEC et le VIIe EC. De 600 à 650 c’est au tour des Paurava de brièvement dominer la région, avant de laisser la place aux Katyūri, qui règnent de la seconde moitié du VIIe jusqu’au début du XIIIe siècle130. L’Himachal Pradesh est sous contrôle direct de l’empire Gurjara-Pratihara vers le IXe-Xe siècle131. La plaine du Gange est envahie par les troupes musulmanes du futur Sultanat de Delhi en 1192132. Au courant du XIIIe siècle l’empire Chandella, qui succède à celui des Gurjara-Pratihara entre le Xe et le XIe siècle, est vassal du Sultanat de Delhi. Le changement de donne politique, avec l’arrivée d’étrangers de culture et de religion différente, a pu déclencher des migrations importantes vers les zones de montagnes. Ces mouvements de population auraient entraîné la déstabilisation des pouvoirs M. R. Pant suppose que Calla est la version tibétanisée du Jhalla du Manusmṛti (Pat, op. cit.). Ce raisonnement n’est pas valable puisque le terme Calla n’est utilisé que dans les inscriptions en devanāgarī et que Jhalla n’est mentionné nulle part.
Probablement de langue zhangzhung (C. Ramble, communication personnelle).
Joshi 1986, p. 211.
La capitale de ce vaste empire est située à Kannauj (Thakur 1986, pp. 260-261).
L’université bouddhique de Nalanda est détruite en 1193 par les troupes de Bakhtiyar Khalji (Tuttle & Schaeffer 2013, p. xviii). en place, ce qui profita à la prise de pouvoir des empereurs Khaśa Malla133. En effet, en 1223 la conquête de Kārtipura, la capitale katyūri, par Krācalla, fait entrer les empereurs Khaśa Malla dans l’histoire.
Avant cette période il faut se tourner du côté tibétain pour obtenir des informations. À partir du VIIe siècle, Songtsen Gampo de la dynastie de Yarlung (Yar luṅ) unifie un large terri-toire134. Il établit la capitale de ce premier empire tibétain à Lhasa. Ses descendants règneront jusqu’au IXe siècle. Après 842, le morcellement de l’empire tibétain entraîne le développement du Tibet occidental comme une entité politique indépendante connue sous le nom de Ngari (mNa’ ris skor gsum)135. Kyide Nyima Gön (sKyid lde Ni ma mgon), issu d’une lignée du Tibet Central, établit les royaumes de Guge et de Purang, avec Purang comme centre politique. Le Ladakh (Mar yul) fait partie de cette nouvelle entité politique. Au Xe et XIe siècles les royaumes jumeaux » de Guge et Purang contribuent à la seconde vague de diffusion du boud-dhisme au Tibet, notamment sous le règne de Yeshe Ö (947-1024). En 996 Yeshe Ö fonde Tholing, qui deviendra la capitale de Guge avec Tsaparang et Tabo (Himachal Pradesh). Son frère, Khor re, établit quant à lui le monastère de Kojarnath (Kha char) à Purang136. La région de Guge est sévèrement affectée par des incursions de bandes armées venues du nord et du nord-ouest. Vers 1035, un chef de guerre du nom de Bhara dan-dur prend le contrôle de la région de Ngari. Le Mar-1ung-pa rnam-thar indique :
Durant sa période [de Thon Kun-dga’ rgya-mtsho], Bhara dan-dur, qui appartenait au li-néage Hor nag-mo A-lan, à la tête des armées Hor, envahit le Tibet. Il chassa [la popula-tion] vers diverses terres sKal-Mon (sKal-Mon rnams), telles que Se-reb, Mu-khum, gTi-cu à Rong. mNga-ri du Tibet était renversé par les Hor. Il (Bhara dan-dur) était le souve-rain de Ye-tshe (Ya-rtse) etc137.
Les troupes de Bhara Dandur sont également qualifiée de Garlog (Gar-log) ou de Sogpo (Sog-po)138. Elles se rendent maîtresses de Ngari, du Mustang, de Sinja (Ya rtse) et de Manang et entraînent la migration de la population vers le sud et les terres des Mon (le terme de Mon est couramment employé pour qualifier les occupants des régions au sud de la chaîne de l’Hima-laya139). Ces envahisseurs (Sogpo, Hor, Garlog) sont identifiables avec les musulmans de la dynastie Karakhanide (IXe-XIIIe siècle) originaire de Kashgar. Leurs passages au Tibet sont ra-pides et consistent principalement en pillages140. L’établissement d’un véritable pouvoir Garlog sur Ngari et Sinja, n’est donc pas concevable. Il s’agit plutôt d’une prise de contrôle très tem-poraire qui, d’après L. Petech, n’aurait pas affecté Purang141 (ce qui contredirait par ailleurs le contrôle de Bhara Dandur sur Yatse-Sinja).
Les royaumes de Guge et de Purang sont affaiblis à la fin du XIe siècle, après le décès du roi rTse lde (env. 1060-1090). Une seconde invasion Garlog a lieu au début du XIIe siècle, après quoi Guge est divisé en deux provinces, l’une au nord, l’autre au sud142. L’empire Yüan fondé par Kubilai Khan en 1251 charge l’école bouddhiste Sakya du contrôle du Tibet Central. Guge et Purang deviennent des vassaux de l’empire mongol. C’est dans ce contexte qu’émerge le royaume de Yatse-Sinja, connu aussi sous le nom d’empire Khaśa Malla.

La période impériale : du XIIe siècle à 1378

Les débuts obscurs de l’empire Khaśa Malla

Les indices à disposition pour l’étude des commencements de l’empire Khaśa Malla sont limités. Le pilier Kīrtikhamba de Dullu, érigé par Pṛthvīmalla en 1357, dresse la liste des souverains précédant ce dernier. Il nous informe que Nāgarāja, le fondateur de la lignée, est originaire du « pays de Khāri (khāripradeśa) » et a établi une résidence (sthiti) à Seṃjā (Seṃjāpuryāṃ)143. Considérant que Krācalla, le premier empereur historiquement connu, est attesté entre 1207 et 1239 et que quatre générations le séparent de Nāgarāja (Cāpa, Cāpilla, Krāsicalla et Krādhicalla), il est possible de situer Nāgarāja dans la première moitié du siècle. R. Vitali propose d’identifier la « Khāri » d’où serait originaire Nāgarāja (Naga lde) dans la région des montagnes Hu gri et Na hu gri, célèbres pour leurs dépôts de sel144. Cette localisation, encore mystérieuse, ne repose sur aucun élément valide mais aurait le mérite, d’après cet auteur, de placer Nāgarāja vers des régions « indo-iraniennes », ce qui conforterait la thèse d’une origine khaśa, également postulée par S. M. Adhikary145. Le terme khaśa est cependant utilisé d’une manière vague, reprenant l’idée que cette ethnie est affiliée à des popu-lations « indo-iraniennes » mal définies146. Yogi Naraharinath identifie Khāri avec Kāran, qui se trouve dans le district de Jumla. L. Petech propose [rgyal di]mkhar, l’ancienne capitale mi-litaire de Purang147, identifiable avec le site de Taklakot (Fig. 2.1)148. Nāgarāja est connu dans les documents tibétains sous le nom de Nāgadeva. Après Nāgarāja, et d’après le Kīrtikhamba, viennent Cāpa, Cāpilla, Krāsicalla et Krādhicalla, mais cette succession reste pour l’instant dif-ficilement vérifiable à partir des sources tibétaines.
Dans la seconde moitié du XIIe siècle, la lignée royale de Purang se manifeste avec Tsen-chuk de (bTsan phyug lde), à partir de qui les données historiques se font plus nombreuses et se recoupent entre elles. G. Tucci identifie Tsenchuk de avec le Cāpilla du Kīrtikhamba de Dullu, ce que réfute R. Vitali, qui propose pour sa part qu’il s’agit de Cāpa149. Il prendrait possession de Yatse-Sinja et y instaure son frère, Draktsen de (Grags btsan lde) en qui l’on peut reconnaître Krādhicalla. Celui-ci récupère Purang après le décès ou l’abdication de son frère. Dans cette perspective le fondateur de la lignée dans laquelle se place Pṛthvīmalla, le roi Nāgarāja, est considéré comme un envahisseur étranger ayant pris le contrôle de Purang et de Yatse. Après Nāgarāja c’est donc une lignée locale qui reprend le pouvoir, celle de Purang. Cependant, si l’identification de Khāri avec Taklakot ([rGyal di]mkhar ou Brag la mkhar) faite par L. Petech est exact, Nāgarāja apparaît alors également comme originaire de Purang.
Une inscription nouvellement découverte dans la vallée de la Sinja (SIJ31) pourrait at-tester que la région se trouvait à une période ancienne, pour l’instant mal définie, sous le con-trôle d’individus de culture tibétaine.
On retrouve ici le fantasme (puisque jusqu’ici la chose reste indémontrable) que les Khaśa auraient donné leur nom à la ville de Kashgar (Turkestan chinois, ou Xinjiang). Cette théorie apparaît dans les travaux pionniers de George Abraham Grierson (Grierson 1916, pp. 1-12).
le lignage par lequel la nomination est faite
(le) roi dhāma[r]dza (dharmarāja?) …
(le) roi (nommé) btsug150 / (le) roi (qui possède la) science
tout, au-dessus du gompa … (nom de lieu ?)
ainsi il est dit qu’ils étaient réduits à être ordinaires (?)151
Le terme Dharmarāja (chos rgyal, « Roi de la Loi (bouddhique) ») ne permet d’identifier aucun roi ou empereur connu de manière précise. Il est en effet employé par les chroniqueurs tibétains comme épithète de plusieurs souverains, à la période impériale tibétaine mais également après, pour différents rois152. À cet égard il est possible de citer le roi Guge Drakpa de (Guge Grags pa lde, Krācalla ?) comme un des premiers régnants de Guge à porter ce titre153. La datation de l’inscription est pour l’instant inconnue mais apparaît comme ancienne en raison de la présence de caractères « archaïques »154. Si son antiquité peut être établie vers le XIIe siècle (ce qui reste pour l’instant à vérifier), l’inscription de Jacha marquerait de facto l’usage du tibétain comme une langue administrative précédent l’usage du sanskrit au Népal occidental. La nature du texte suggère que l’émetteur était de culture tibétaine ou en tous les cas qu’il en était très proche et qu’il établit la donation ou la protection d’un monastère. Ces faits ne permettent pas pour l’ins-tant d’identifier un souverain quelconque.

La guerre à l’ouest, la guerre au nord. Le XIIIe siècle et l’expansionnisme des empereurs Khaśa Malla

L’activité épigraphique s’amplifie dans l’ouest népalais sous le règne de Krācalla, qui succède à Krādhicalla. Il est mentionné dans le ‘Bri gung Ti se lo rgyus (un texte tibétain rédigé en 1896). Ce texte narre la rencontre entre un maître de l’école Drikung Kagyu, ‘Bri gung gling pa, et le roi de Yatse, mnag’ bdag Drakpa de (Grags pa lde, Krācalla). L’entrevue, située vers S’agit-il du roi Khri gTsug lde btsan = Ralpacan (Ral pa can, r. 815-836) ?
Traduction de Charles Ramble. 2. bo zhes bya ba = = 3. skos mkhan gyï rgyu=(d? s?…) 4. rgyal po dhā/rdzā ma [r] dza = 5. =ng rgyal po btsug 6. =ï =us ’di g nga la 7. =o gsu =kor ha = 8. gong rta yan cad phu/phr= 9. kyu mar phab zhe’o. Le signe = indique les caractères incertains 1215, à lieu sur les rives du lac Manasarovar. ‘Bri gung gling pa instruit l’empereur (qualifié dans le texte de « Souverain Universel », cakravartin) :
De même, quand spyan snga (‘Bri gung gling pa) se trouvait à Pu rang Kho char155, alors que le roi cakravartin Mon Ya rtse ‘Dzum lang (Jumla) nommé mnag’ bdag Grags pa lde arriva avec 40 000 Monpa à mtsho Ma Pham (Lac Manasarovar) pour les rites funéraires de sa mère, ils se rencontrèrent [là]. Alors qu’ils conversaient sur l’histoire et la religion à l’aide d’un traducteur, la foi du roi augmenta156.
La mère de Krācalla, nommée Śirā, est encore évoquée dans l’inscription sur plaque de cuivre de Baleshwar (Kumaon), qui reste à ce jour la plus ancienne inscription des Khaśa Malla en devanāgarī . Datée de 1223, l’inscription fait état de la conquête de Kārtipura (Kārttikeyapur) par Krācalla. Kārttikeyapur, la capitale du royaume Katyuri, est fondée à la fin du IXe siècle par Basantana Dev157. L’inscription, sur laquelle je reviendrai, aurait été retrouvée au temple de Baleshwar à Golana Seri (Champawat, Uttarakhand) mais elle a été rédigée depuis « le camp militaire dans le territoire des flammes », qui peut être identifié comme la moderne Dullu, l’une des capitales de l’empire Khaśa Malla158. La prise de Kārtipura entraîne l’entrée du Kumaon-Garhwal dans le giron de ce qui devient alors une des plus grandes entités politiques de l’Hi-malaya159. De plus, l’inscription de Baleshwar marque le début de l’adoption par les souverains des idiomes linguistiques et culturels khaśa (ou pahāṛī). Notons qu’à part l’inscription de 1223, la présence Khaśa Malla se fait par la suite très discrète dans ces régions occidentales, le pouvoir étant sans doute directement entre les mains de rois vassaux.
Une décennie après la prise de Kārtipura, l’empire est en guerre contre Gungthang (Gung thang), pour le contrôle les régions nord et nord-est. Gungtang est un royaume soutenu par l’ordre bouddhiste Sakya et situé dans la partie orientale de Ngari (région ouest du Tibet)160. En route avec ses troupes, Krācalla rencontre Marlungpa161. Cette guerre, la « première guerre entre Yatse et Gungthang », dure quatre années, de 1235 à 1239162. La victoire de Krācalla sur Gungthang permet au premier de contrôler les voies de commerce nord-sud, de la Karnali jusqu’à Guge-Purang, ou au moins jusqu’à Purang. Il conforte par là même ses positions sur le Dolpo et sur le Mustang. Une seconde guerre éclate entre les empereurs Khaśa-Malla de Yatse-Sinja et Gungthang vers 1252-3163. On ignore qui de Krācalla ou de son fils (ou successeur) Aśokacalla dirige les forces Khaśa Malla. Le conflit se solde cette fois-ci sur la victoire de Gungthang, mené par le roi bTsunpa lde qui bénéficiait du soutien de Sakya164. Guge et Purang passent ensuite sous le contrôle indirect de l’empire mongol Yüan.
Il est donc possible de reconstituer le parcours de Krācalla de la manière suivante. Ori-ginaire d’une lignée royale de Purang, Krācalla (Drakpa de) monte sur le trône de Yatse à la suite de Krādhicalla (Draktsen de), durant les deux premières décennies du XIIIe siècle. Yatse, identifiée avec la moderne Sinja, a déjà été fondée près d’un siècle plus tôt par le mystérieux Nāgarāja. Le site est probablement l’un de ses lieux de résidence. Au début des années 1220 il est en campagne à l’est de la Mahākālī. Il se rend alors maître du Kumaon-Garhwal et instaure un réseau de clientèle en distribuant les territoires nouvellement acquis à des brahmanes et met en place des rois vassaux ou des administrateurs locaux (maṇḍaleśvara)165. Ces rois conservent leur autorité sur le territoire mais paient un tribut au nouveau « roi des rois ». C’est peut-être à cette époque (première moitié du XIIIe siècle) que le pouvoir se fixe en partie à Dullu. Le site est au départ un « camp militaire » et doit ensuite se transformer en une installation plus impor-tante et pérenne. Krācalla est ensuite en guerre à deux reprises contre Gungthang (de 1235 à 1239 et en 1252-3), le voisin oriental soutenu par l’ordre Sakya. Il parvient pour un temps à maintenir Guge, Purang et Yatse unis. La seconde guerre contre Gungthang est perdue par Yatse. Krācalla serait décédé en 1277166. Il devait avoir plus de 80 ans.
Après Krācalla vient Aśokacalla. Il est surtout connu par trois inscriptions en sanskrit, l’une au Garhwal (temple de Gopeshwar, Chamoli) et les deux autres à Bodhgaya (état du Bi-har). L’inscription garhwali, non datée et aujourd’hui perdue, se trouvait sur un trident en métal. On apprend d’après une lecture faite au XIXe siècle167, qu’Aśokacalla a « conquis le monde ». Les inscriptions de Bodhgaya sont datées de 1255 et de 1278 (Fig. 1.3 et 1.4). Elles font état de donations faites par des ministres d’Aśokacalla (« Aśokacalladeva ») auprès d’institutions bouddhiques168 . Celle de 1278 (Fig. 1.4) est essentielle puisqu’elle mentionne Aśokacalla comme « empereur (roi des rois) du pays khaśa (khasadeśarājādhirāja) dans la [chaîne] des montagnes Sapādalakṣa »169. Il semble régner des années 1250 aux années 1280. La construc-tion de temples deval est attestée par l’épigraphie à partir de cette période170.
Aśokacalla aura deux fils. L’ainé est Jitārimalla. Il se rend dans la vallée de Kathmandou trois reprises, en 1287, 1288 et 1289. Ces passages, documentés par les chroniques néwars, sont à la fois motivés par le gain issu de raids à priori sanglants mais aussi par la participation des rituels bouddhiques et notamment à celui de Buṅgadyaḥ à Bungamati (cf. Ch. 12). Jitārimalla hérite d’un vaste empire et doit occasionnellement s’assurer de la soumission de ses vassaux. Une épopée orale récitée par les bardes huḍke du district de Dailekh rapporte une expédition menée au Sirmaur, (état de l’Himachal Pradesh) par un prince sous les ordres de Jitārimalla. Le prince en question est nommé Jālandharimalla, « le porteur d’eau », un terme similaire à celui de Jvālāṃdharī, le « porteur de la flamme » employé dans d’autres épopées et généalogies orales de la Karnali (cf. Ch. suivants). M. Lecomte-Tilouine propose qu’il s’agit d’Ānandamalla, le frère cadet de Jitārimalla, sur lequel nous n’avons aucune donnée chronolo-gique. Jālandharimalla mène les troupes impériales au Sirmaur. Elles sont rejointes en route par les armées des rois vassaux du Spiti (venant de la capitale Dãkār), du Kumaon (Champawat), du Garhwal, etc171. Le roi du Sirmaur, Botadeva, refusait initialement de payer son tribut à l’empereur. Il rentre finalement dans le rang à la vue de l’impressionnante armée venue le rap-peler à l’ordre.
Jitārimalla succède son fils, Ādityamalla. Une inscription de SS 1221 (EC 1299) le mentionne comme roi (rāja)172. Elle doit précéder de peu son départ de la Karnali pour le Tibet, où il reste 17 ans comme moine (Tib. lha btsun173) au monastère de Sakya. Il s’agit peut-être d’un exil forcé174. Cette absence de la scène politique laisse la place à son cousin, Ripumalla, le fils d’Ānandamalla. Ripumalla sera l’un des rois les plus ouvertement bouddhistes de la li-gnée d’Aśokacalla. Les activités de mécène de Ripumalla sont amplement évoquées au Ch. 12. Évoquons déjà qu’il soutient l’acquisition de textes religieux par des monastères tibétains. À cet égard, un volume de l’Abhisamayālaṅkāra retrouvé dans un monastère du Tibet et datée de VS 1370 (1314 EC) aurait été copié à Surkhet, sous les auspices de Ripumalla. L’empereur se rend en pèlerinage à Kapilavastu et dans la vallée de Kathmandou entre 1312 et 1313. À Lumbini il fait inscrire son nom et celui de son fils, Saṅgrāmamalla, sur le pilier d’Aśoka. Il commande également un thangka (ou paubha en néwari) de lui et de Saṅgrāmamalla en train d’honorer la déesse Tārā. C’est un des empereurs les plus dynamiques sur le plan religieux et sur celui du mécénat.
Le prince Saṅgrāmamalla n’accèdera pas au pouvoir. À sa place c’est son oncle Ādi-tyamalla qui revient sur le devant de la scène politique en 1316, peut-être sous l’influence des Sakya avec lesquels il a pu se lier durant son exil175. Il organise des raids sur la vallée de Kath-mandou en 1320, 1327 et 1328 176 et émet en 1321 une inscription en proto-pahāṛī (ou sinjali ») et en tibétain qui assure la protection du monastère de Tagh Wai, dans les environs de Manang177. Ādityamalla a un fils, Kalyāṇamalla. Il ne montera pas sur le trône et devient moine au monastère Sakya de Khojarnath (Purang)178. Ces évènements marqueront un change-ment dynastique avec l’arrivée d’un aristocrate de Purang.
Le XIIIe siècle et le début du XIVe siècle voient l’essor territorial de l’empire Khaśa Malla dans les collines au sud de la chaîne de l’Himalaya. Krācalla en est indiscutablement l’acteur principal. Issus d’une lignée originaire de Purang, les empereurs se font de plus en plus présents dans le bassin de la Karnali, comme l’atteste l’inventaire archéologique et l’épigraphie. Ce pro-cessus s’accentuera encore par la suite. Il est causé par une perte de pouvoir sur Guge-Purang, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, au profit de Gungthang, encouragé par les Sakyapas179, ce qui entraîne un recentrage stratégique sur les terres au sud de l’Himalaya. Comme on le verra, les empereurs du XIVe siècle soutiendront l’ordre Sakya par de généreuses donations vi-sant probablement à entretenir une relation de bon voisinage avec ces derniers.
L’exercice du pouvoir se fait au travers de plusieurs acteurs listés par S. M. Adhikary180. Le roi (ou empereur) et ses princes (Skt. kumāra) se trouvent au sommet de la nomenclature. Directement en dessous, appointés par le souverain et communément nommés (Grands) Maîtres de District (Skt. (mahā)maṇḍaleśvara, ou maṇḍalika), les chefs de « districts » sont en charge de territoires de tailles variables ; leur juridiction est semblable à celle des rois vassaux. Les ministres et les grands ministres de la cour sont les amatya et mahāmātya. Avec eux viennent différents membres détenant des charges administratives subalternes ou religieuses, telles que celles de chapelain royal (Skt. rājaguru et joisī), scribes (Skt. lekhaka), trésorier (Skt. bhaṇḍārī), etc. Le bras armé de l’empire et des royaumes vassaux est constitué par les guerriers paikelā, de caste kṣatriya et portant entre autres les noms de Khaḍgā, Thāpā, Rānā et Buḍhā181.
cette administration impériale s’ajoute l’autorité des institutions religieuses comme les mo-nastères bouddhistes. Les documents retrouvés au monastère de Nesär (district du Dolpo) font état des quantités de grain que les foyers doivent verser à l’abbé du monastère182.

Le XIVe siècle : fin de l’empire Khaśa Malla et émergence des royaumes indépendants

La relation entre les Khaśa Malla et Gungthang semble apaisée au début du XIVe siècle. Kalyāṇamalla (de la lignée de Yatse-Sinja instaurée par Krādhicalla) se retire donc à Khojar-nath, le monastère de Purang fondé entre 988 et 996 par Yeshe Ö. Purang est alors une royauté dans le giron de Gungthang. Un roi de Purang nommé Sonam de (bSod nams lde) est « invité » régner sur l’empire Khaśa Malla. Il est marié à Śakunamālā, la fille d’Ādityamalla183. L’avè-nement de Sonam de pourrait s’expliquer par une alliance forcée par Gungthang, dont le retrait de Kalyāṇamalla à Kojarnath est le corollaire.
Une chronique ouest tibétaine du début du XVe siècle, le mNga’ ris rgyal rabs, indique clairement que bSod nams lde règne sur Purang184. Il fait des dons aux institutions religieuses tibétaines (cf. Ch. 12) et entretient une relation épistolaire avec l’abbé du monastère Sakya de Shalu, Bu ston. Dans une de ces correspondances, datée de 1333, Bu ston appelle l’empereur bSod nams lde. Une autre missive, de 1339-1340, le nomme Puṇyamalla185. Au cours d’un discours très flatteur, le monarque est également qualifié de Grand Roi Protecteur du Dharma (« dPal chos skyog ba’i rgyal po chen po lha mnga’ bdag chen po ») résidant au Pays des Neiges du Tibet (« bod gangs can gyi khrod du chen po bzhugs pa »)186. Le titre de Malla est introduit à partir de Jitārimalla (fin du XIIIe siècle). Son emploi et la sanskritisation (ou « india-nisation ») de son nom par Sonam de indiquent dès lors son adoption de la culture khaśa/pahāṛī qui est celle de ses sujets. À l’instar de certains de ses prédécesseurs, il effectue un passage dans la vallée de Kathmandou en 1334187.
D’après le mNga’ ris rgyal rabs, Sonam de a cinq fils dont Ki ti mal (Pṛthvīmalla) et dPal mgon lde. dPal mgon lde succède à son père et règne sur Purang et Yatse (Sinja). Le fils de dPal mgon lde, gNya’ khri lde, décède jeune et c’est son oncle, Ki ti mal, qui récupère le pouvoir dans les années 1330-1340, mais semble-t-il seulement sur Yatse et non Purang188.
La Karnali, et plus particulièrement la région de Dullu, connaît avec Pṛthvīmalla une intense période de construction de bâtiments publics. Ram Niwas Pandey estime que « plus de 50 % des inscriptions de la dynastie Malla sont du règne de Pṛthvīmalla »189. Les ministres font ériger des réservoirs et des temples. De nombreux piliers mémoriels sont installés à travers le territoire. L’apport principal de Pṛthvīmalla est la promulgation en 1357, à Dullu, d’une ins-cription eulogique (Skt. praśasti) sur un pilier monumental déjà évoqué, le Kīrtikhamba (Fig. 2.4 et 2.5). Ce pilier dresse la généalogie de l’empereur. La branche maternelle de Pṛthvīmalla est énumérée sur une face du pilier. Elle remonte jusqu’à Nagārāja. L’autre face du pilier pré-sente le côté paternel, celui de Puṇyamalla, qui est évoqué comme originaire de la lignée de Gelā. Comme je l’indiquerai plus loin, Gelā est une localité située au nord de Dullu, dans l’ac-tuel district de Kalikot. Dix-sept noms « indianisés » précèdent Puṇyamalla (Fig. 2.6). Or nous venons de voir que ce dernier vient de Purang. Ces faits poussent L. Petech à « supposer que le Kīrtikhamba de Dullu de Pṛthvīmalla invente une lignée indienne à Puṇyamalla, pour le rendre plus acceptable à ses sujets indianisés »190.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : HISTORIOGRAPHIE
1. Les Khaśa
1.1. Les Khaśa dans la littérature
1.2. L’ethnonyme « khaśa »
1.3. Khaśa, Malla, Khaśa Malla : de qui parle-t-on ?
2. Contexte historique du Népal occidental
2.1.La période pré-impériale
2.2. La période impériale : du XIIe siècle à 1378
2.2.a. Les débuts obscurs de l’empire Khaśa Malla
2.2.b. La guerre à l’ouest, la guerre au nord. Le XIIIe siècle et l’expansionnisme des empereurs Khaśa Malla
2.2.c. Le XIVe siècle : fin de l’empire Khaśa Malla et émergence des royaumes indépendants
2.3. La période post-impériale des Vingt-Deux et des Vingt-Quatre Royaumes : de 1378 à 1789
2.3.a. Les confédérations post-Khaśa Malla
2.3.b. Le royaume de Dullu et la dynastie de Rāskoṭ
2.3.c La dynastie Kalyāl de Jumla
3. Archéologie du Népal occidental
3.1. Les premiers observateurs (XVIIe-XIXe siècles)
3.2. Recherches scientifiques à partir des années 1950
DEUXIÈME PARTIE : LE CORPUS ARCHÉOLOGIQUE DU BASSIN DE LA KARNALI
4. Les temples deval
4.1. Éléments constitutifs des deval de la Karnali
4.2. Indices chronologiques
4.3. L’émergence du style « latinā simplifié »
4.4. Datation des deval de la Karnali
5. Les pavillons
6. Les stūpa
7. Les fontaines et réservoirs
7.1. Fontaines
7.2. Les réservoirs
8. Les piliers mémoriels
8.1. Morphologie des piliers
8.2. Iconographie des piliers et datation
9. Autres types d’objets archéologiques
9.1. Céramiques et objets en terre cuite
9.2. Tsha-tsha
9.3. Les ponts en bois
9.4. Numismatique
9.5. Conclusion
TROISIÈME PARTIE : ANALYSE DU CORPUS
10. Sinja et Dullu. Deux lieux de pouvoir de l’empire Khaśa Malla
10.1. Deux capitales pour un empire
10.1.a. Les capitales septentrionales
10.1.b. Des capitales saisonnières
10.1.c. Dullu comme centre du pouvoir
10.1.d Résumé
10.2. Sinja (Sahubada)
10.2.a. Le site du « Palais aux Cinquante-Deux Chambres »
10.2.a.i. Origine du terme « Palais aux Cinquante-Deux Motifs »
10.2.a.ii. Présentation générale du site de Sahubada
10.2.a.iii. Le « Palais aux Cinquante-Deux Chambres »
10.2.a.iv. Mobilier archéologique
10.2.a.v. Architecture palatiale : sources épigraphiques et faits archéologiques
10.2.b. Le temple de Kanakāsundarī
10.2.b.i. Architecture du temple
10.2.b.ii. Artefacts médiévaux du temple de Kanakāsundarī
10.2.b.iii. La légende de Kanakāsundarī et le maṇḍala architectural
10.2.c. La destruction du site de Sinja
10.2.c.i. Le pouvoir destructeur du dieu Lāmā
10.2.c.i. Le tremblement de terre de 1505
10.2.d. Résumé
10.3. Dullu
10.3.a. Le Territoire des Flammes : archéologie des sites de la Pañcakośī de Dullu
10.3.a.i. Dullu et ses environs
10.3.a.ii. Pādukāsthān (DLK27)
10.3.a.iii. Nābhisthān (DLK15)
10.3.a.iv. Sīrasthān (DLK13)
10.3.a.v. Lalāṭ (DLK14)
10.3.a.vi. Dhuleśvar (DLK33)
10.3.a.vii. Les arts et les visiteurs médiévaux de la Pañcakośī
10.3.b. De « l’endroit d’où sortent des cendres étincelantes ». La région de Dullu comme centre de pèlerinage
10.3.b.i. Mythologie du territoire des flammes
10.3.b.ii. Données historiques
10.3.b.iii. Une carte européenne de Dullu
10.3.b.iv. Résumé
10.4. Conclusion
11. Incarner l’invisible : silence iconographique et médiumnisme médiéval
11.1. Les bas-reliefs de Kalikot
11.1.a. Manma
11.1.a.i. Architecture du Pañcadeval
11.1.a.ii. L’iconographie des temples
11.1.b. Śambhunāth
11.1.c. Mehalmudi
11.2. Le médiumnisme, phénomène historique et contemporain du Népal occidental
11.2.a. La possession comme modalité de présentification des divinités locales
10.2.b. Architecture des temples oraculaires contemporains
10.2.c. Histoire du médiumnisme du Népal occidental
10.2.d. Possession oraculaire et pouvoir temporel
11.3. Interprétation des bas-reliefs de Kalikot
11.4. Conclusion
12. Les styles de la Karnali à l’époque médiévale
12.1. Le style comme indice
12.2. Historiographie des styles artistiques du Népal
12.3. Des arts et des cultures « tribales » face à des arts et des cultures « savantes »
12.4. Le temple de Kakrevihar
12.5. La statuaire bouddhique en métal : un art et un style de l’élite
12.5.a. Le corpus de statuaire métallique
12.5.b. Caractéristiques stylistiques des sculptures en métal Khaśa Malla
12.5.c. Le contexte religieux : les empereurs Khaśa Malla et le bouddhisme tibétain
12.6. Le paubha de Ripumalla
12.6.a. Contexte historique
12.6.b. Le paubha
12.7. Un art par qui et pour qui ?
12.8. Les bas-reliefs de la Karnali, un art khaśa ?
12.9. Styles et champs culturels
12.10. Conclusion
CONCLUSION
ANNEXES
Annexe 1 : Index des sources généalogiques consultées
Annexe 2 : Les Cinquante-Deux Motifs (Dui Bise Bārha Buṭṭā)
BIBLIOGRAPHIE

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *