Les médias audiovisuels généralistes : des “ amplificateurs ”

La logique structurelle des “ reprises ”

Ces transformations structurelles, qui ont eu lieu dans les médias omnibus nationaux dans les années 80 et au début des années 90, ont des effets multiples sur la production d’événements tels que le “ scandale du sang contaminé ”. L’émergence et le développement de cette affaire mettent en effet en évidence le poids de la structure de cet espace à travers les “ reprises ” entre médias, qui est un des phénomènes les plus importants et peut-être les moins visibles du fonctionnement de cet univers152. Si le processus des “ reprises ” n’est pas nouveau, il s’est modifié avec l’homogénéisation du champ journalistique et le développement des médias audiovisuels. De plus, il n’a jamais été véritablement décrit par les chercheurs en sciences sociales ou les journalistes, sinon de manière rapide (à propos d’événements politiques notamment153) pour dénoncer ses effets l’“ uniformisation ” ou l’“ auto-intoxication ”. Le fait qu’un événement prenne une ampleur importante ou, au contraire, que pour tel autre, “ la mayonnaise ne prenne pas ”, pour reprendre une expression du milieu, s’explique très fortement par la circulation interne de l’information dans l’espace des médias omnibus nationaux. Les “ reprises ” révèlent la structure du champ journalistique au sens où elles permettent de mesurer le poids fonctionnel respectif des différents médias. L’événement est en partie le produit d’un effet de champ provoqué par les “ revues de presse ” auxquelles procèdent la plupart des journalistes, sous des formes évidemment variables selon les services, les médias, etc. S’intéresser aux productions des confrères est une nécessité professionnelle pour ceux qui commandent ou proposent les “ sujets ”. La “ revue de presse ” constitue une sorte de bourse des meilleures informations, celles dont le champ dans son entier (ou tout du moins, dans ce cas, les médias omnibus) se doit de parler. Lorsqu’un média ignore une information ainsi plébiscitée par la quasi-totalité des médias, on estime souvent qu’il s’agit, selon l’expression indigène, d’un “ ratage ”. Les “ reprises ” sont en fait une sorte de vote interne par lequel certaines fractions de la profession choisissent à un moment donné ce qui est jugé digne de figurer parmi les informations du jour. Ces votes sont souvent assez semblables quel que soit le domaine d’information (économique, médicale, social, scientifique, sportive, générale, politique intérieure, étranger, etc.) même s’ils méritent d’être affinés suivant ces secteurs qui constituent autant de sous-espaces relativement autonomes154.
Cependant, les “ reprises ” d’un article, d’un reportage, ou la place qui leur est accordée, ne dépendent pas uniquement de cette structure mais aussi des propriétés de l’“ actualité ” du jour dans la mesure où le passage d’une information diffusée par un titre à l’ensemble des principaux médias nationaux ou la place qui est la sienne doit être rapporté aux “ événements ” qui sont en concurrence avec elle. “ Quand je rentre à mon hôtel parce que souvent je suis en province, je mets la télé, j’écoute France Info, si le pape est mort, je ne vais pas faire six feuillets. Je sais que je serai coupé, je déteste ça donc je vais faire un papier court pour ne pas être coupé ”, explique par exemple un chroniqueur judiciaire d’un quotidien national qui a couvert le “ scandale du sang ” 155. Celle-ci n’est pas la même selon les supports et est particulièrement forte en télévision et en radio où la place accordée à l’information est réduite par rapport à la presse écrite. Il est évident qu’une information, si elle intervient dans une période marquée par exemple par une guerre impliquant l’Etat français comme ce fut le cas pendant la “ guerre du Golfe ”, a moins de chance de figurer, ou que sa place sera réduite, dans la sélection des médias généralistes de diffusion nationale. En second lieu, les “ reprises ” dépendent aussi de la mise en valeur de l’information. Par exemple, dans la presse écrite, sa place détermine son importance journalistique : à la “ une ” ou dans les pages intérieures, en tête de page ou en pied de page, en développé ou en bref, etc. Mais ces deux facteurs intervenant dans le processus des “ reprises ” – l’actualité et la mise en valeur d’une information – demeurent secondaires par rapport à la position du média considéré dans la structure du champ journalistique.
La structure du champ des médias omnibus nationaux n’est probablement jamais aussi visible, à la différence de l’information plus routinière, que dans le cas des “ affaires ” comme celle du “ sang contaminé ” où les médias peuvent “ sortir ” des informations que leurs confrères n’ont pas. Ce sont des situations où le taux de “ reprise ” et le type de supports qui reprennent conditionnent fortement la réussite ou l’échec journalistique de l’information diffusée.

Les médias dominants de la presse écrite : des “ déclencheurs ”

Paradoxalement, ce ne sont pas les journaux à “ scandale ”, surtout s’il s’agit de la presse d’extrême droite (Minute par exemple), qui sont à l’origine des “ scandales ” les plus médiatisés. Dans un autre registre, la révélation d’une “ affaire ” par Le Canard Enchaîné, qui publie chaque semaine des “ scandales ”, ou L’Evénement du Jeudi (“ L’Evénement du Jeudi, il faut dire ce qui est, quatrième hebdomadaire français qui est un peu sensationnaliste ”156, explique par exemple un journaliste d’un quotidien national), et plus encore par France Soir ne suffit souvent pas non plus à faire l’événement. Si leurs informations ne sont reprises par aucun autre support de presse ou par des titres peu prestigieux, elles restent localisées dans leurs colonnes. On peut observer à deux périodes différentes dans la genèse du “ scandale du sang contaminé ” que les “ reprises ”, ou au contraire les “ non-reprises ”, sont décisives dans la constitution d’une affaire. Le premier exemple est la publication en avril 1989 de deux articles dans distribuaient le sida ” dans lequel il explique qu’“ en 85, on liquidait des stocks de sang frelaté ”. “ Pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois, en 1985, le Centre national de transfusion sanguine (CNTS) a liquidé des stocks de produits sanguins qui avaient de fortes chances d’être ‘porteurs’ du virus du sida ”, explique l’auteur d’un article signé sous un pseudonyme. Un extrait d’un texte de Michel Garretta du 26 juin 1985 est publié dans laquelle il est écrit que “ la distribution des produits non chauffés reste la procédure normale tant qu’ils sont en stock ”. L’histoire de cet article montre le caractère “ sensible ” du sujet pour les journalistes qui le traitent comme pour des médecins. L’auteur de l’article158 se souvient qu’il avait pris avant de publier la précaution, n’étant pas médecin, de consulter une consoeur qui avait fait des études de médecine et qui connaissait le sujet. Il note rétrospectivement qu’il avait hésité à publier le document. Si quelques déclarations de médecins sont évoquées dans le corps de l’article qui contredisent la version d’un responsable du CNTS, Bahman Habibi, ceux -ci ne sont pas cités nommément. Dans un second article de l’hebdomadaire satirique la semaine suivante (19 avril 1989), François Pinon, directeur d’un Centre de tranfusion d’un hôpital parisien, est le seul à accepter à livrer son identité pour accuser : “ Ca n’a pas été une période très jolie. Les décisions médicales ont été soumises à des préoccupations politiques. Je n’ose pas dire économiques ”. Un “ spécialiste des transfusions ”, cité anonymement, met aussi en cause les autorités sanitaires en parlant d’un “ délai de deux mois ” entre qui a été “ perçu comme une véritable incitation à liquider les stocks de produits sanguins pouvant être infectés par le sida ”. Le journaliste du Canard Enchaîné, s’appuyant sur un document, les déclarations de ces médecins et sur celles de Jean Péron-Garvanoff, met en cause la responsabilité à la fois du secrétariat d’Etat à la Santé d’Edmond Hervé en 1985 mais aussi celle du CNTS.
Si ces faibles “ reprises ” doivent beaucoup au manque de preuves, bien que certains commencent à avoir des doutes – “ L’affaire était tellement incroyable que, faute de la totalité des preuves, le journal a renoncé (…) A l’époque, pourtant, il existait un faisceau de présomptions qui donnait à penser que nombre d’hémophiles s’étaient fait inoculer le sida lors de transfusions…mais on pouvait penser, à l’époque, au maximum à une erreur médicale ”, se souvient un journaliste d’un hebdomadaire159 -, elles s’expliquent aussi par la faible légitimité dont jouit, à l’époque, en ce domaine Le Canard Enchaîné. Les journalistes médicaux de la presse parisienne, souvent médecins, qui avaient déjà évoqué ce problème ignorent cet article parce qu’il est rédigé par un non-spécialiste. Cependant, Jean-Yves Nau, l’un des rubricards du Monde, reprend et complète, quinze jours plus tard, l’article du Canard Enchaîné en publiant, dans son supplément “ Sciences et médecine ”, un grand article intitulé “ le scandale des hémophiles ” (sans guillemets cette fois-ci à “ scandale ”) avec un appel en “ une ” titré “ Hémophilie et sida: les pouvoirs publics pris en faute ” (Le Monde, 28 avril 1989). Mais cette “ reprise ” du Monde, qui ne figure qu’en pages spécialisées, ne suffit pas non plus à déclencher un “ scandale des hémophiles ”.
“ Ce n’est pas un éditorial disant ‘il y a un scandale’, explique trois ans plus tard l’auteur, journaliste médecin160. C’est une manière de dire voilà la chronologie d’une affaire, voici les documents annexes, le travail de Péron-Garvanoff, etc. Voilà, en gestation, les éléments qui pourraient faire un scandale ”. Cet article a une tonalité très politique puisqu’il vise le secrétaire d’Etat (M. Edmond Hervé) et le ministre des Affaires sociales de l’époque (Mme Georgina Dufoix) accusé d’avoir autorisé de fait l’écoulement de stocks potentiellement dangereux : “ La principale anomalie de ce dossier, écrit alors le journaliste du Monde, tient dans la décision prise en juillet 1985 par le ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, et par le secrétaire d’Etat chargé de la Santé de ne plus désormais rembourser par la Sécurité sociale que les facteurs de coagulation chauffés. Cette décision, qui a pris la forme d’un arrêté daté du 23 juillet 1985, signé par les deux directeurs de cabinet, ne devait entrer en application – chose difficilement compréhensible – qu’à partir du 1er octobre de la même année (…) On autorisait tacitement l’utilisation, durant deux mois, de substances potentiellement contaminantes ”. L’article ne s’appuie donc pas exactement sur les éléments qui seront apportés par Anne-Marie Casteret dans L’Evénement du Jeudi en avril 1991 (le compte rendu de la réunion du 29 mai 1985 du CNTS) qui visait essentiellement le CNTS. Dans le premier semestre 1989, ce newsmagazine (13 au 19 avril 1989) participe au mouvement en publiant un article au titre accusateur : “ Sida et transfusion : ces hémophiles qui ont été sacrifiés ”.
Le second exemple de “ non-reprise ” concerne cette fois un article de France Soir qui fut le premier quotidien national d’information générale à employer le vocable de “ scandale ” sans guillemets à la “ une ”, le 20 mars 1991, titrant sur le “ scandale du ‘sang à risques’ ”. De la manière que dans le cas du Canard Enchaîné en 1989, cette publication n’est pas jugée crédible pour les journalistes spécialisés des autres organes de presse et l’article a été ignoré : “ France Soir est donné comme journal populaire machin truc etc. Deuxièmement, comment veux-tu réagir sauf à répéter que ‘France Soir a dit que’, et encore ce qui ne se fait pas, enfin ça sert à rien… ”, explique un journaliste d’un autre quotidien parisien. Un journaliste de France Soir lui-même raconte que “ son ” journal “ jouit d’une image de marque tellement mauvaise que (…) les confrères sont méfiants ”. Seul TF1 reprend cette information et réalise un reportage au journal de 13 h sur les “ hémophiles (…) qui attendent toujours une décision de justice ”. Mais l’information ne fait pas l’événement.
Le poids de la structure du champ des médias omnibus nationaux dans le processus des “ reprises ” se confirme quand on s’intéresse à une période plus longue entre le printemps 1991 et 1993 essentiellement, c’est-à-dire lorsque le “ scandale du sang contaminé ” s’impose à la “ une ”. Compte tenu de son importance médiatique, il devient un enjeu de concurrence entre les différents titres de la presse quotidienne. Cette concurrence pour être le premier à divulguer une information doit être replacée dans les luttes pour la conquête de la légitimité interne au sein de l’ensemble du champ journalistique et des sous-espaces spécialisés tels que celui du journalisme médical (chapitre 3). Si certains journaux ont un rôle déterminant (comme Le Canard Enchaîné et surtout L’Evénement du Jeudi) en révélant certains faits, leurs informations n’entrent souvent là encore dans le circuit de l’information importante que sous la condition qu’elles soient reprises par certains de leurs confrères qui ont un pouvoir de consécration interne majeur. En effet, trois quotidiens (Libération, Le Figaro et surtout Le Monde) ont eu un impact décisif dans le retentissement médiatique de l’“ affaire du sang ”, soit parce qu’ils ont “ révélé ” certains aspects, et ont été repris par leurs confrères de la presse écrite comme de l’audiovisuel, soit parce qu’ils ont, à l’inverse, repris d’autres journalistes, signifiant par là l’importance journalistique qu’ils accordaient à leurs informations.

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