Les petits producteurs, les villes et le lait

Les petits producteurs, les villes et le lait

L’approvisionnement alimentaire urbain

des relations entre espaces et des relations entre acteurs D’un point de vue géographique, le ravitaillement ou l’approvisionnement, deux synonymes selon Brunet, Ferras, & Théry (1993, p. 40), établit des relations entre au moins deux espaces. Le ravitaillement alimentaire met en relation des espaces de production, surtout les campagnes, avec les espaces de consommation, notamment les villes. Dans la géographie, les villes et les campagnes ont été analysées séparement par la géographie urbaine et rurale suivant un paradigme qui divise et parfois oppose ces espaces et leurs acteurs (Echeverría, 2013). 23 La géographie rurale qui est au cœur de cette recherche s’intéresse à une approche globale des campagnes en prenant en compte le rôle fondamental des villes et du processus d’urbanisation dans les dynamiques des espaces ruraux (Chaléard & Charvet, 2004, p. 4‑5). Il s’agit des liens entre les espaces urbains et ruraux qui ont été étudiés sous le concept des « relations villes-campagnes » (Chaléard & Dubresson, 1999). Ces relations font référence aux flux des biens, des personnes, d’information, des finances et des relations sociales qui traversent les espaces reliant les espaces ruraux et urbains (Tacoli, 2015). Faisant partie de ces relations, le ravitaillement alimentaire est un facteur clé pour la compréhension des espaces ruraux et pour l’alimentation des populations urbaines (Tacoli, 1998, p. 147) qui depuis 2008 représentent plus de la moitié de la population mondiale (Fonds des Nations unies pour la population, 2007, p. 6). La concentration de la population dans les villes et le processus d’urbanisation attirent l’attention sur les défis de ravitaillement alimentaire de cette population. Pour quelques auteurs adeptes du « biais urbain » (Lipton, 1977), l’urbanisation des pays du Sud, jugée comme incontrôlée, inefficace et ingérable (Bairoch, 1985 ; Brugmann, 2010, p. 15), provoquerait des ruptures de ravitaillement alimentaire. Selon cette théorie, les consommateurs urbains « occidentaliseraient » leur alimentation en laissant peu d’opportunités aux producteurs locaux. Cependant, les travaux de terrain des chercheurs ont montré des réalités plus diverses et complexes soulignant la capacité de réponse des producteurs locaux face à la demande urbaine (Chaléard & Dubresson, 1999). Les campagnes les plus proches aux villes (les ceintures maraichères périurbaines) sont des espaces privilégiés pour répondre à la demande alimentaire des villes (Chaléard & Charvet, 2004, p. 122). Cet arrangement spatial a été théorisé par Von Thünen au début du XIXe siècle en donnant naissance à l’économie spatiale. D’après son modèle, les productions dans les campagnes sont organisées spatialement à partir d’une ville afin de maximiser la rente foncière : plusieurs anneaux ou auréoles concentriques sont constitués en fonction de la périssabilité des denrées (Géneau de Lamarlière & Staszak, 2006, p. 322). Les critiques à Von Thünen ont souligné la quasi-inexistence des plaines isotropes qui est une des hypothèses de base sur lesquelles s’est construit son modèle. De même, la diminution des coûts de transports dans le cadre de la mondialisation a complexifié les flux des denrées 24 alimentaires9 : les flux des produits agricoles ne sont pas dirigés vers « une » seule ville. Audelà de ces critiques, la rénovation de l’économie spatiale est plutôt liée à la façon d’ausculter la population et leurs actions. Il ne s’agit plus d’ « agents économiques rationnels » qui visent qu’à maximiser sa rentabilité (l’Homo œconomicus) considerés dans le modèle de Von Thünen. La « nouvelle géographie » (Guibert & Jean, 2011, p. 22) mise au centre des transformations des espaces aux « acteurs sociaux » (Brunet & Dolfus, 2000, p. 46) ou aux « acteurs territorialisés » (Gumuchian, Grasset, Lajarge, & Roux, 2003, p. 5). Cette rénovation de la géographie économique a touché aussi d’autres champs, comme la géographie rurale qui a élargi ses champs d’étude. En plus des paysages, des campagnes et la vie rurale, d’autres éléments de la vie sociale sont pris en compte. Le fonctionnement et la diversité des exploitations sont compris dans le cadre du dynamisme des systèmes agraires, des sociétés rurales, des activités non agricoles et des relations avec les villes. Les thématiques agricoles restent d’actualité ; d’ailleurs une condition nécessaire pour l’approvisionnement alimentaire des villes est toujours la production agricole. Cependant, les cadres de la recherche de la géographie rurale ne se limitent plus à la parcelle ni aux campagnes. Les nouvelles approches sont le résultat des « tournants » ruraux, territoriaux, culturels et environnementaux qui invitent à prendre en compte les problématiques des campagnes dans des ensembles thématiques et spatiaux plus vastes (Guibert & Jean, 2011, p. 26‑32). Dans ce contexte, le ravitaillement alimentaire des villes est vu comme un système : une approche des Systèmes d’approvisionnement et de distribution alimentaire (SADA) développée notamment par la FAO ou le système urbain d’approvisionnement et de distribution (Rello, 1995). Ces systèmes mettent en relation différents acteurs (Aragrande & Farolfi, 1998). Les jeux de pouvoir des acteurs sont des éléments essentiels dans les relations sociales et surtout dans les rapports de commercialisation sur lesquels une grande partie des relations d’approvisionnement alimentaire est construite.

Les petits producteurs dans la production et la commercialisation du lait 

La grande diversité de petits producteurs rend très difficile la mise en place d’une définition faisant consensus. Souvent, les petits producteurs sont séparés des grands producteurs dans l´ancienne catégorisation « petite propriété/latinfundiums » (minifundio/latifundio). Cette dualité, fréquemment évoquée pour décrire la situation des producteurs en Amérique du Sud, n’est pas seulement un héritage, mais aussi une caractéristique actuelle du secteur rural latino-américain. L’application des politiques néolibérales dès les années 1980 a renforcé cette structure en approfondissant une nouvelle brèche entre l’économie entrepreneuriale et l’économie paysanne (Kay, 2009, p. 34‑36), comme effet d’une « dynamique à deux vitesses » pour reprendre la phrase utilisée par Salazar (2016, p. 125‑206) pour décrire l’évolution des exploitations productives laitières du Carchi, au nord de l’Equateur. La conceptualisation des petits producteurs est fortement liée aux « paysans » et aux « agricultures familiales ». Ces dénominations sont fréquemment utilisées indistinctement (Hernández & Phélinas, 2012; Schejtman, 2008). Cependant, chacun de ces concepts met l’accent sur des aspects divers : • Dans l’agriculture familiale, on souligne surtout le rôle majeur de l’apport de la maind’œuvre familiale dans les tâches agricoles liées au concept d’ « unité économique familiale ». Les exploitations familiales seraient d’une taille suffisante pour fournir des revenus de base aux familles sans faire appel à la vente de main-d’œuvre (Maletta, 2011, p. 1). Ce concept a gagné beaucoup d’intérêt par la nomination de 26 l’année 2014 comme l’année internationale de l’agriculture familiale par les Nations Unies10 . • Pour le concept de paysannerie, particulièrement d’après les études de Tchayanov (1995) (publiées dans les années 1920), les éléments clés sont les aspects culturels qui distinguent les objectifs des systèmes de production paysans et ceux des exploitations capitalistes. Les systèmes paysans n’auraient pas de profits parce qu’ils sont organisés en fonction d’offre d’emploi aux membres de la famille. Les liaisons avec les marchés seraient secondaires en favorisant la génération des valeurs d’utilité. Pour leur part, les exploitations capitalistes seraient engagées dans la génération de profits favorisant la création des valeurs d’échange (Salcedo, De la O, & Guzmán, 2014, p. 18). Dans ces modèles conceptuels, les limites sont difficiles à établir. Les stratégies pour l’emploi de la main-d’œuvre familiale incluent souvent la pluriactivité comme stratégie qui permet de profiter des emplois agricoles et non agricoles dans les campagnes et des travaux urbains. En même temps, les exploitations agricoles familiales n’excluent pas totalement l’utilisation de la main-d’œuvre salariée pour des travaux temporaires et parfois à moyen terme. Comment donc differencier ces agricultures ? Quelle serait la limite pour considérer une agriculture familiale ? De plus, les paysans, sauf exceptions très rares, ne vivent pas en autarcie. En fonction de la taille des récoltes, ils s’intègrent aux marchés pour commercialiser leur surproduction. En même temps, ils profitent de l’offre de travail dans d’autres activités au-delà de l’agriculture et des espaces ruraux (Grammont & Martínez Valle, 2009). Sans nier les aspects clés des agricultures familiales et des paysans, le concept des « petits producteurs » semble mieux guider le choix opératif pour la recherche. Jusqu’à un seuil déterminé, toutes les exploitations sont considérées comme des petits producteurs. Cela permet de ne pas poser des hypothèses sur l’appartenance des producteurs aux catégories préalablement définies, ce qui pourrait mettre des biais de sélection des producteurs à étudier dans le travail de terrain. De plus, cela permet d’inclure la diversité des situations des petits producteurs : ceux qui sont plus liés aux marchés, ceux qui basent leur fonctionnement seulement sur la main-d’œuvre familiale, ceux qui doivent engager des travailleurs temporaires, entre autres11 . L’aspect clé souligné dans le concept des petits producteurs est leur situation par rapport aux autres acteurs. La définition des producteurs par leur taille implique une contextualisation dans l’ensemble duquel ces producteurs font partie. Dans cet ensemble productif, il y a d’autres acteurs de tailles diverses qui permettent de différencier les petits producteurs. Ils sont « petits » parce que les autres sont « plus grands ». Ils sont petits parce qu’ils établissent des relations avec d’autres acteurs qui cumulent un pouvoir d’action plus fort.

Des approches spatiales pour comprendre les transactions dans les systèmes agroalimentaires 

Les systèmes alimentaires ou agroalimentaires sont conceptualisés comme « la façon dont les hommes s’organisent et organisent l’espace aux différentes échelles afin de consommer et de produire leur nourriture » (Charvet, 2 009 : 7) ou, plus spécifiquement, comme « un réseau interdépendant d’acteurs, localisé dans un espace géographique donné et participant directement ou indirectement à la création de flux de biens et services orientés vers la satisfaction des besoins alimentaires d’un ou plusieurs groupes de consommateurs localement ou à l’extérieur de la zone considérée » (Ghersi et al., 2010). Les systèmes agroalimentaires permettent d’encadrer les divers acteurs de la production, transformation et consommation des aliments et notamment leurs relations sociales et/ou spatiales, au cœur de leur fonctionnement. L’approche géographique est centrée sur une « description empirique précise des circuits de commercialisation » (Chaléard, Moustier, & Leplaideur, 2002, p. 6) qui « met l’accent sur les multiples relations que tissent paysans et marchands, et qui unissent villes et campagnes » (Chaléard, 1996, p. 452). Dans ce sens, les méthodes géographiques s’éloignent de l’approche « filière », qui est souvent utilisée par l’économie industrielle, l’économie agroalimentaire et l’agronomie pour étudier les relations hiérarchiques entre les secteurs économiques ou entre agents et/ou institutions dans le passage de la production primaire jusqu’aux produits finaux (Da Silva, 2009, p. 13; Madi, 2009, p. 11). Les géographes ont critiqué les conceptions segmentées, mécaniques, verticales et unilatérales de l’approche filière (Le Gall, 2011, p. 57). D’ailleurs, une des plus fortes utilités de cette approche est plutôt de comprendre les relations de « coordination verticale » au sein d’une entreprise ou entre entreprises fortement liées entre elles (Gregory, Johnston, Pratt, Watts, & Whatmore, 2009, p. 101) en se concentrant plus sur les aspects « techniques » que sur les processus sociospatiaux (Girault, 1995, p. 32). Les relations entre les acteurs géographiques sont plus « complexes », c’est-à-dire « qu’ils contiennent plusieurs parties ou 35 plusieurs éléments combinés d’une manière qui n’est pas immédiatement claire » (Larousse, 2017). L’adjectif « complexe » est aussi un substantif, c’est-à-dire un élément qui a une existence. En étudiant le ravitaillement, Le Gall prend le « complexe maraîcher familial de proximité de la Région métropolitaine de Buenos Aires » (Le Gall, 2011, p. 32) comme son objet d’étude. Je fais référence à cette démarche en prenant comme cadre de cette recherche le « complexe d’approvisionnement urbain des produits laitiers en Equateur », c’est-à-dire l’ensemble des acteurs et de leurs relations impliquées dans le ravitaillement des villes en produits laitiers (graphique 2, page 38). Ce complexe articulé autour du lait fait partie du système agroalimentaire équatorien composé par l’ensemble des produits alimentaires consommés. Ce choix implique une autre position épistémologique par rapport à l’approche « filière ». La complexité est construite comme une démarche alternative à la méthode cartésienne de la science fondée sur la relation linéaire cause-effet (Dauphiné, 2003). Le paradigme de la complexité est né de « l’impossibilité de rendre simple la prise en compte du comportement et de l’évolution, de la transformation de nombreux phénomènes, à partir du seul usage de la démarche analytique » (Levy & Lussault, 2013, p. 190). Cela permet de prendre en compte des éléments comme l’interdépendance, les rétroaction (feedbacks) et les effets des échelles emboitées (Gregory et al., 2009, p. 105). Cependant, la complexité n’est pas indéfrichable. Au contraire, l’énorme complexité est le résultat de l’application quotidienne des modalités et des règles de la production de l’espace qui sont plutôt simples : « la complexité est un constat, non une explication » (Brunet, 2001, p. 9). Le géographe doit « penser la complexité » (Brunet et al., 1993, p. 119). Quels sont les outils qui rendent les « complexes » lisibles ? Pour la recherche de l’organisation des « complexes », le concept « réseau » est particulièrememt pertinent. Les réseaux en géographie sont définis comme « l’ensemble de lignes ou de relations aux connexions plus ou moins complexes » (Brunet et al., 1993, p. 430). Il s’agit d’un outil de modélisation de la réalité empirique, comme le montre le graphique 1 en utilisant un exemple hypothétique des nœuds et de leurs liens. Dans ce cas, la figure qui représente le complexe (gauche du graphique 1) expose les liens entre divers nœuds comme 36 se montrent dans la réalité empirique. La figure qui présente l’organisation en réseau (droite du graphique 1) montre, de son côté, la modélisation en réseau des mêmes liens. Cette modélisation permet d’identifier les patrons d’organisation sous-jacents des complexes.

Table des matières

Introduction générale
Première partie : Un complexe en forte croissance
Chapitre 1 : Qui sont et où sont les consommateurs ?
Chapitre 2 : La consommation des produits laitiers
Chapitre 3 : Les stratégies des acteurs productifs laitiers
Deuxième partie : Des petits producteurs confrontés aux défis de la production laitière
Chapitre 4 : Quels sont les espaces de la production laitière des petits producteurs ?
Chapitre 5 : Quelles stratégies ont construites les petits producteurs pour développer
a production laitière ?
Troisième partie : Les difficultés d’accès aux réseaux de commercialisation
Chapitre 6 : Un commerce qui fonctionne en réseau
Chapitre 7 : S’intégrer aux réseaux de ravitaillement urbain, le rôle de la proximité
Chapitre 8 : S’allier pour mieux s’intégrer aux réseaux
Conclusions générales
Annexes
Bibliographie
Tableau des cartes
Tableau des graphiques
Tableau des tableaux

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