La ville coloniale : ségrégation et marginalisation
L‘histoire des Indiens, en Amérique Latine, est intimement liée à celle de la Conquête, qui marque leur émergence comme catégorie sociale. D‘après la définition qu‘en donne la Constitution mexicaine, les populations considérées comme indiennes « descendent des populations qui habitaient le territoire actuel du pays au début de la colonisation, et […] conservent leurs propres institutions sociales, économiques, culturelles et politiques, en totalité ou en partie » (Constitution des États-Unis Mexicains, article 2). La colonisation est non seulement à la source de la distinction entre colonisateurs (Espagnols) et colonisés (Indiens), mais elle a aussi imposé et forgé le contenu de la notion d‘Indien, appliquée dans une volonté d‘homogénéisation et de contrôle aux populations diverses qui peuplaient le territoire occupé par les conquistadors.
La période qui succède à la Conquête est celle du déplacement et de la répartition géographique des populations indiennes selon les exigences et les besoins du pouvoir espagnol. La ville était le lieu du pouvoir colonial ; le monde rural, l‘espace du colonisé, de l‘Indien. La colonisation espagnole désarticula ainsi les structures urbaines des peuples originaires, les assignant à l‘espace rural (Bartolomé, 1996: 92 ; Igreja, 2005a: 57). La ségrégation sociale s‘est ainsi doublée d‘une ségrégation spatiale, dans un projet que certains auteurs vont jusqu‘à qualifier d‘« apartheid » urbain (Gruzinski,op.cit. : 230; Audefroy, 2005 : 156). Entre ces grands principes d‘organisation et leur mise en pratique, des décalages s‘observent pourtant. Gruzinski a montré non seulement comment les phénomènes de métissages prennent le pas sur les volontés de différenciations, mais également comment les efforts de compartimentation des populations et leur traduction spatiale diffèrent en fonction des époques historiques (Gruzinski, op.cit.).
Durant les premiers temps de la colonisation, deux Républiques composent officiellement la Nouvelle Espagne : celle des Espagnols (república de españoles), et celle des Indiens (república de indios), subordonnée à la première. Droits et interdictions sont étroitement définis afin d‘établir légalement le statut des uns et des autres et de délimiter sans ambiguïté la frontière entre les deux populations. De la même manière que les Indiens ne peuvent pas monter à cheval ou s‘habiller comme les Espagnols (Zavala y Miranda, 1994, cité par Igreja, op.cit.), résider dans le cœur des villes reconstruites par les Espagnols leur est prohibé. Les Espagnols ne peuvent, quant à eux, s‘installer dans les quartiers indiens (Bonfil, 2005 : 82).
Au lendemain de la Conquête, au XVIe siècle, des arguments militaires et religieux parlent en faveur d‘une séparation territoriale stricte entre « république des Indiens » et « république des Espagnols ». La couronne espagnole cherche à se protéger d‘une révolte indienne. L‘Église appuie également cette division, sous prétexte de protéger les Indiens de la violence des colonisateurs. La ville s‘organise alors entre un centre réservé aux Européens, la traza1 et des faubourgs assignés à la population indigène. Très vite pourtant, le partage en deux Républiques se révèle impraticable dans les faits2. La plupart des Espagnols vivent entourés de domestiques, d‘esclaves, de cuisiniers d‘origine indienne qui logent sous leur toit. La séparation des communautés reste en partie lettre morte (Gruzinski, op.cit. : 236).
La ville baroque rend compte de ce phénomène d‘imbrication de communautés et de modes de vie. La cité accueille des indigènes originaires du reste du pays dans des proportions tellement importantes que la couronne crée, en 1677, une paroisse à leur intention. L‘intensification de l‘émigration interne au sein de la cité, des quartiers indiens vers la ville espagnole, marque également l‘effritement de la fiction d‘une stricte séparation sociale et spatiale des Espagnols et des Indiens. La présence des populations indiennes n‘est toutefois pas acceptée sans conditions. Lorsque dans les dernières années du XVIIe siècle les Indiens de la vallée affluent dans la cité, chassés par les mauvaises récoltes, les autorités tentent d‘enrayer cet exode, n‘autorisant la présence de ces « Indiens vagabonds » que durant la journée (Ibid. : 261).
La mise en place du système des castes à l‘époque des Lumières marque le retour d‘une tentative de cloisonner les populations. Au-delà des quatre castes principales (blancs, métis, noirs, indiens), des catégorisations intermédiaires révèlent le métissage d‘une société multiethnique (Bonfil, op.cit. : 40). Des tableaux répertorient les diverses combinaisons sociales et biologiques1. L‘existence de ces castes intermédiaires dresse en soi le constat de l‘échec d‘une stricte compartimentation des populations (Gruzinski, op.cit.).
Sur le plan de la gestion de l‘espace urbain, la ville des Lumières renoue avec la tradition de régulation des espaces et de leur restriction à certaines populations. Évolution notable, les Indiens ne sont plus visés en tant que tels, mais en tant que membres des couches populaires. L‘organisation sociale de la ville tend à nouveau à se calquer sur une dialectique centre-périphérie, les indésirables étant renvoyés vers les limites de la capitale, préfigurant ainsi la ville du XIXe siècle. La tentative d‘expurger le centre de la ville de populations indésirables fait d‘ailleurs étroitement écho au processus actuel de réhabilitation du centre historique de Mexico, dont il sera question dans la première partie de cette recherche.
On observe donc dans l‘histoire de la ville de Mexico une tendance récurrente à exclure les populations indiennes de la ville, et en particulier de son centre. Serge Gruzinski démontre combien cette réorganisation spatiale traduit dans les faits une volonté de réorganisation sociale, tendant selon les périodes historiques vers le cloisonnement ou le mélange des populations, dans une société qui accepte inégalement sa dimension multi-ethnique et métissée. Ces politiques spatiales sont toutefois limitées, la présence indienne débordant constamment les frontières qui lui sont imposées, y compris dans l‘espace central de la traza, initialement réservé au colonisateur.
Les efforts d‘urbanisme pour exclure des centres-villes les Indiens, en tant que populations colonisées puis en tant que pauvres, se complètent au XIXe siècle par une exclusion idéologique : la politique du métissage achève de dissocier dans l‘imaginaire national indianité et urbanité.
La ville de l’Indépendance et du Mexique révolutionnaire : de l’idéologie du métissage à l’assimilation culturelle et politique
L’idéologie du métissage
Après l‘Indépendance (1810) et la phase de construction nationale qui s‘ensuit, l‘opposition entre colonisateur et colonisé se reformule. Parallèlement, la frontière entre monde urbain, considéré comme moderne et métis, et monde rural, traditionnel et indien, se redessine et se renforce.
Avec la libération du Mexique de la tutelle espagnole, les Indiens mexicains obtiennent pourtant l‘indépendance juridique. L‘égalité de tous les citoyens est proclamée et la catégorie d‘indien ne subsiste qu‘en tant que séquelle du colonialisme. Elle est vouée à disparaître, ainsi que toutes les différences ethniques, dans une société de classes. (Favre, 1996 : 25 ; Pérez Ruiz, 2005). Mais dans les faits, l‘intégration juridique ne suffit pas à compenser la marginalisation économique et sociale des populations indiennes. La privatisation des fonds communautaires consolide le latifundium colonial et étend le servage indigène, plutôt que de multiplier le nombre des petits propriétaires. En conséquence, l‘Indépendance se traduit par une dégradation sensible de la condition des Indiens (Favre, op. cit. : 28). Les relations de subordination et d‘exploitation économique se maintiennent.
Un siècle plus tard, la République qui se reconstruit sur les ruines de la dictature de Porfirio Diaz pose les bases d‘un nouveau nationalisme. Celui-ci se fonde sur la négation de l‘intervention étrangère et la récupération du passé indien compris en référence aux civilisations pré-hispaniques. La révolution espérait rompre avec les barrières économiques, politiques, sociales et idéologiques qui limitaient le développement social sous le régime porfirien, pour établir une nouvelle répartition des biens, plus ample et démocratique. Afin d‘atteindre ces objectifs, selon les idéologues de la Révolution1, le Mexique se devait d‘être une société culturellement homogène, grâce au métissage et à la rapide intégration des Indiens.
Le métissage ne correspond pas à la reconnaissance des populations indiennes contemporaines. Certes, dans ce projet politique qui sous-tend l‘idéologie post-révolutionnaire, l‘indianité est assumée en tant que caractéristique nationale distinctive. Mais à l‘époque de l‘Indépendance, les Indiens auxquels il est fait référence sont des figures tutélaires, mythifiées, qui incarnent un passé pré-hispanique glorieux (De la Peña, 2005). Quant à leurs descendants, ils ont vocation à se fondre graduellement dans la masse nationale. Le projet de reconstruction nationale, qui est aussi un projet de modernisation, passe par leur assimilation politique et culturelle.
À travers l‘idéologie du métissage, deux Mexique s‘opposent, d‘après Guillermo Bonfil Batalla (2005). Le « Mexique moderne » revendique ses origines européennes et a les yeux tournés vers un Occident qu‘il tente de projeter sur la réalité locale. Le « Mexique profond » vit encore d‘après des traditions et un héritage culturel qui se heurtent à la définition de la modernité et du progrès formulée par les élites. Pour Bonfil Batalla, le groupe des métis n‘est donc pas déterminé par un processus de métissage biologique, qui caractérise en réalité l‘ensemble de la population mexicaine. Il se définit en revanche par son refus de reconnaître les mélanges culturels et ses propres racines culturelles indiennes. Les métis sont avant tout des Indiens « désindianisés ». La catégorie sociale à laquelle ils se rattachent se réfère davantage à la négation de l‘indianité qu‘à une identité positive, dotée d‘un contenu constitutif (Ibid).
Réaffirmation du clivage rural/urbain dans les imaginaires
La scission entre deux mondes qui découle, paradoxalement, du projet de métissage, se cristallise dans l‘opposition entre monde rural et monde urbain. Ainsi, le « Mexique profond », qui a vocation à être transformé et intégré à la nation est un Mexique rural, tandis que le monde métis, lui, se pense moderne et urbain. Cette projection vient sceller dans les imaginaires le processus de ségrégation spatiale qu‘avait cherché à instituer, avec un succès inégal, le régime colonial (Bonfil, 1988).
La mise en opposition du monde indien rural et du monde métis urbain se reflète tout particulièrement dans les politiques indigénistes1. Le concept de « régions de refuge », emprunté à l‘écologie, forgé dans les années 1950 par Aguirre Beltrán, l‘un des fondateurs de l‘indigénisme, l‘illustre. Il repose sur une représentation géographique de l‘interdépendance entre « les métis, résidant dans les villes-centre de la région et les Indiens, occupant l‘hinterland paysan » (Aguirre, 1992 : 170). Cette conception, largement diffusée, a contribué à ce que l‘indianité soit pensée en relation avec un territoire donné, celui du village d‘origine, qui apparaît comme berceau culturel et point de référence identitaire incontournable.
Par ailleurs, la relation de pouvoir et de subordination se spatialise dans une relation centre – périphérie, à laquelle se superpose une relation ville – campagne. Selon Aguirre Beltrán, « La population métisse vit presque toujours dans une ville, centre de la région interculturelle, qui fonctionne comme la métropole de la zone indienne et maintient, avec les communautés sous-développées, une intime connexion qui lie le centre avec les communautés satellites » (Ibid : 171).
Pour l‘auteur, qui écrit à une époque où l‘objectif énoncé est de parvenir à l‘assimilation culturelle des populations indiennes1, la diffusion du modèle urbain peut s‘avérer en soi un des instruments de ce processus, par le biais de « l‘introduction [dans la communauté indienne] d‘éléments d‘urbanisation ou de modernisation qui élèveront [son] niveau d‘acculturation » (Ibid : 170). Au même titre que la scolarisation ou l‘imposition linguistique de l‘espagnol, « l‘urbain est un facteur capable de produire des modifications transcendantes dans la culture d‘une communauté indienne » (Ibid : 171). La ville est perçue comme un élément étranger et opposé au monde indien, au point que la simple mise en contact de l‘indianité avec l‘urbain aboutirait à la dissolution du premier élément.
Ces conceptions se répercutent dans la théorie de la modernisation, solidement enracinée aujourd‘hui encore au Mexique. En migrant en ville, les Indiens deviendraient des citoyens génériques par le biais du processus d‘acculturation, à l‘exception de ceux qui ne sont pas parvenus à s‘intégrer et manifestent ouvertement leur appartenance ethnique : l‘expression d‘une identité ethnique est alors interprétée comme un refus de l‘intégration à la société nationale et au projet d‘État-nation (Molina, op.cit.).
La construction séculaire d‘une définition de l‘indianité qui repose sur l‘exclusion des populations indiennes du monde urbain, dans l‘imaginaire national, si ce n‘est dans les faits, a longtemps conduit à occulter leur présence dans les villes indiennes. Cette cécité s‘est répercutée dans les politiques publiques. Ainsi, jusqu‘aux années 1990, ni les politiques indigénistes, ni les politiques urbaines n‘identifiaient les Indiens comme de potentielles cibles d‘actions publiques dans les villes. Il faut attendre les années 1990 pour que l‘Institut National Indigéniste ouvre à Mexico les premiers programmes à destination des populations indiennes, et que se diffuse l‘idée que ces populations, non seulement sont présentes dans les villes mexicaines, mais y rencontrent également des difficultés spécifiques.
La progressive mise en visibilité de la présence indienne dans les villes est à mettre en rapport avec l‘ampleur de la migration des campagnes vers les villes dans la seconde moitié du XXe siècle et la subsistance d‘une forte exclusion sociale. Les villes deviennent alors le cadre d‘un processus d‘ethnicisation qui questionne les fondements de la théorie du métissage.
La présence indienne à Mexico dans les années 2000 : le poids des migrations internes
Même si des populations indiennes ont toujours résidé dans les villes mexicaines, indépendamment des fictions nationales ou des mesures qui les en excluaient, l‘installation massive de populations rurales – parmi lesquelles de nombreux Indiens – dans les villes mexicaines à partir des années 1940 a définitivement changé le visage d‘une métropole comme Mexico. Pour Laura Velasco, le bouleversement de la géographie des populations indiennes, qui découle des migrations des campagnes vers les villes, entre 1940 et 1980, est d‘une importance comparable aux mouvements de populations qui ont eu lieu à la Conquête (Velasco, 2007 : 183).
Des campagnes à la mégalopole : l’exode rural
Les migrations internes au Mexique sont devenues massives dans les années 1940. Drainant les campagnes pour peupler les villes, elles ont concerné Indiens et non-Indiens. Non qu‘auparavant les populations indiennes aient été sédentaires. Que ce soit avant la Conquête ou lors de l‘établissement du pouvoir colonial, l‘histoire est faite d‘occupation de nouveaux territoires, de déplacements forcés, de spoliations de terres, d‘invasions et de guerres (Rubio et alii., 2000 : 790). Le village de Santiago Mexquititlán se serait d‘ailleurs constitué à la suite de la migration forcée vers l‘ouest de peuples ñhañhús1, repoussés par l‘expansion territoriale de l‘empire aztèque, avant l‘arrivée des Espagnols sur le continent (Arrieta, 2008 : 11)2. Les historiens rappellent par ailleurs que des populations indiennes vivaient à Mexico aux différentes étapes de la construction de la ville, rompant ainsi avec les représentations dominantes qui voudraient que les Indiens soient demeurés concentrés et isolés pendant des siècles dans des enclaves territoriales rurales (Gruzinski, op.cit. ; Lira, op.cit.). Il n‘en reste pas moins que les années 1940 ont vu se mettre en place des mouvements de populations d‘une ampleur inégalée jusqu‘alors.
Les éléments déclencheurs
Les migrations internes des populations indigènes se caractérisent par leur complexité, et par la diversité des formes que prend le mouvement migratoire d‘une région à l‘autre, d‘un village l‘autre, d‘une période, enfin, à l‘autre. Différents courants théoriques se sont succédés afin d‘en rendre compte (Arizpe, 1975, 1981 ; Rubio et alii, 2000 ; Martínez, 2004 ; Velasco, op.cit.). Nous nous contenterons ici d‘esquisser les grandes lignes de ce phénomène, en privilégiant une analyse multifactorielle.
Les principales causes évoquées pour rendre compte de cet « exode massif » (Rubio et alii, loc.cit.), à l‘échelle du pays, résident dans la politique économique de modernisation de l‘agriculture et d‘industrialisation par substitution aux importations, menée par le Mexique de 1930 à 1970. Les zones urbaines sont alors devenues des bassins d‘emplois attractifs, tandis que les campagnes entraient dans une crise dont on peut estimer qu‘elles ne sont pas sorties3. Au-delà de cet inégal développement régional, la baisse de la mortalité et le maintien d‘un taux de natalité élevé en milieu rural ont exercé une forte pression démographique sur les terres au milieu du XXe siècle, ce qui a précipité les départs (Arizpe, 1975). À Santiago Mexquititlán, le phénomène a été accentué par le modèle de propriété de la terre : dans le village prime la propriété privée, schéma peu commun dans les villages indiens1 (Arrieta,op.cit. : 19). La répartition des terres entre les enfants mâles, lors des héritages, a abouti à une très importante division des parcelles, compromettant la possibilité de réaliser une agriculture de subsistance sur des terrains réduits (Ibid. ; Arizpe, 1975). Santiago se situe en outre en altitude (2550 mètres), avec un accès difficile à l‘eau.
Le développement des transports a facilité les mobilités, ce qui apparaît clairement dans les témoignages des acteurs qui ont connu cette transition. Sebastían, âgé d‘une soixantaine d‘années, se souvient d‘un temps où les trajets entre Mexico et Santiago Mexquititlán se faisaient à pied, et duraient deux jours entiers, avec une étape à Toluca2. L‘amélioration des réseaux routiers, et les efforts menés lors de la politique de modernisation pour désenclaver de nombreux villages ont profondément modifié les pratiques et facilité les déplacements. À présent, des bus relient toutes les heures Santiago et la gare routière Observatorio, à Mexico. Le trajet dure trois heures et coûte 90 pesos3.
La généralisation de la scolarisation a également alimenté l‘émigration des campagnes, soit qu‘elle pousse les élèves à chercher de meilleures conditions d‘études en ville, chez un proche, soit qu‘elle génère des frais nouveaux, qui obligent les parents des élèves à trouver d‘autres revenus pour faire face aux frais qu‘engendre l‘achat des manuels scolaires ou des uniformes. Enfin, parmi les jeunes générations indiennes, le refus des contraintes d‘une organisation sociale communautaire, qui repose souvent sur une étroite stratification en raison du sexe et de l‘âge, et sur une faible possibilité d‘ascension sociale, peut conduire à laisser derrière soi certaines formes de vie. Les villes sont alors perçues comme source d‘options nouvelles de travail, et de modes de vie diversifiés (Pérez Ruiz, 2004). De façon générale, toutefois, les migrations vers la ville se conçoivent dans le cadre de la famille et de la communauté. Regina Martìnez note que la décision de quitter Santiago n‘est quasiment jamais personnelle, mais qu‘elle implique la famille élargie (Martínez, 2004: 84).
Le manque d‘emplois, la pauvreté, le manque de moyens pour la production, la pression sur les terres, l‘indigence de la structure éducative ou de santé, des conflits politiques ou religieux, mais aussi l‘amélioration du réseau routier comptent ainsi parmi les motifs de l‘exode rural (Pérez-Ruiz, op.cit. ; Molina, op.cit. ; Rubio et alii, 2000). Sur cet arrière-fond structurel, se façonnent autant d‘histoires particulières. À Santiago Mexquititlán, le début de l‘émigration a coïncidé avec un événement brutal qui apparaît fondateur dans la mémoire collective des Santiaguenses. Facteurs économiques et politiques s‘y entremêlent. En 1944, le village perd sa dotation en eau, ce qui génère l‘assèchement des terres cultivables. Mais c‘est une épidémie de fièvre aphteuse qui décime en 1947 de nombreuses têtes de bétail, qui déclenche réellement l‘émigration (Arizpe, 1975 ; Arrieta, op.cit.). L‘abattage des animaux par des soldats est qualifié de « massacre », par Hipólito, âgé d‘une soixantaine d‘années, témoin de l‘événement1. Sebastían évoque quant à lui une « guerre », qui oppose les villageois aux représentants du gouvernement :
Mon père, il a connu la guerre. En 1947. Mon grand-père aussi. Quand les soldats sont arrivés. Ils sont arrivés avec leurs pistolets, là où se trouve l‘église. Et les gens de Santiago étaient très pauvres, ils n‘avaient pas d‘armes, ils n‘avaient pas de quoi se défendre. Et ils ont tué les chevaux, les bœufs, les cochons. Même des gens ont été tués. Oui. Les gens avaient très peur, ils quittaient leur maison et allaient se cacher dans les ravins. Moi je me souviens, j‘étais enfant, à cette époque j‘avais quelque chose comme 7 ans. Quand on entendait « les soldats arrivent », on partait dans les ravins, ou on se cachait derrière un arbre, on avait vraiment peur. Jusqu‘à ce qu‘un jour, les gens de Santiago disent, « on est beaucoup, tant pis si deux ou trois hommes y laissent leur peau, il faut lutter ». Et ils ont attrapé des pierres et des arbalètes, et ils ont tiré sur les soldats, comme ça, avec des pierres. Plusieurs sont morts. Oui, il y a eu cette guerre. Ça a duré deux ans, et puis les gens ont commencé à partir2.
Les souvenirs de Hipólito ou d‘Sebastían témoignent de la violence de l‘opposition avec les représentants de l‘État et d‘une incompréhension mutuelle, éléments dont on peut estimer qu‘ils influeront sur les rapports ultérieurs des Santiaguenses avec les institutions publiques3. Privées de leurs bêtes de trait, des familles entières ont été contraintes de chercher des sources de revenus complémentaires en ville (Arizpe, op.cit. : 82).
