L’ANALYSE DANS LES SOCIOLOGIES CLASSIQUES

L’ANALYSE DANS LES SOCIOLOGIES CLASSIQUES.

La seconde moitié du XIXe siècle n’a probablement pas connu plus important sociologue que le Britannique Herbert Spencer. Seule sa disparition subite et presque totale de la scène intellectuelle, au siècle suivant, a pu égaler sa grandeur d’alors. L’œuvre monumentale qu’il nous a léguée possède les charmes des temps à jamais révolus : les dix tomes constitutifs de son Système de philosophie synthétique passent en revue la biologie, la psychologie, la sociologie et l’éthique, disciplines à l’appui desquelles est énoncée la généralité de la loi de l’évolution, supposée régir tout univers organisé828. Spencer a, en quelque sorte, inversé l’idée de Comte (cible de ses critiques) tout en poursuivant un but similaire : si ce dernier entendait réaliser l’unité de la Science par l’unification méthodologique de ses différentes branches829, Spencer croyait quant à lui trouver le fondement de leur unité dans la réalité même en tant que celle- ci obéirait, dans ses différents domaines, à un seul et même principe organisateur. Ce n’est qu’au prix d’un travail patient qu’a pu être réalisée une telle synthèse, travail entrepris sur plusieurs fronts et dont l’ampleur aurait de quoi en intimider plus d’un. Spencer, lui, ne s’est pas découragé ; toutefois, si la monumentalité de son œuvre est en mesure d’abasourdir, ceux qui se sont risqués à lui consacrer un examen détaillé n’en ont pas moins abouti quelques fois, à regret, à des résultats décevants. C’était déjà le cas d’Émile Durkheim qui critiquait volontiers Spencer, tant dans le détail de ses écrits que dans le principe même de sa démarche, l’accusant de substituer à un travail empirique honnête une « analyse idéologique » réduite au développement de concepts posés a priori830. Le fait qu’un même interprétation dont on a beaucoup abusé, on peut se demander si Durkheim n’a pas attaqué Spencer avec une telle vigueur précisément parce qu’il lui devait beaucoup. C’est une règle du jeu intellectuelle classique que de s’imposer en s’opposant. Bien entendu, cette raison n’est pas suffisante et Durkheim s’opposa aussi à Spencer pour des raisons idéologiques. Mais la notion de fonction sociale, la notion de régulation sociale, l’analogie organiciste qui tiennent une si grande place chez Durkheim, viennent tout droit de Spencer. De même viennent de Spencer les théories de la différenciation et de la division du travail, comme la notion de densité. ».

Tous les commentateurs ne font cependant pas preuve d’une telle sévérité. Harry Elmer Barnes, par exemple, se montre admiratif devant la puissance intellectuelle de Spencer, qui préférait penser seul : Alors que [Darwin] rassemblait des faits et élaborait une théorie à partir de ces derniers, Spencer tissait la théorie avec tout matériel susceptible de lui tomber sous la main et rassemblait des faits en vue de l’illustrer. Ainsi, en dépit de son ingéniosité, Spencer était beaucoup moins original, moins solide et moins authentiquement savant que son contemporain. Tout jeune homme curieux se détourne rapidement de Spencer lorsqu’il est doué d’un tant soit peu de sens de l’observation directe. Bientôt, il se rend compte que la lumière qui lui semblait si claire n’est pas la lumière du jour mais un artificiel éclairage dispensé par la théorie, que la palette des faits avancés ne font qu’illustrer cette dernière, et que les affirmations avancées ne passent pas l’épreuve de la vie réelle831. reproche soit émis par ceux qui avaient été formés au sein de la sociologie spencérienne s’avère d’autant plus significatif. Le sociologue américain Charles H. Cooley, représentant illustre de l’interactionnisme symbolique, ne mâche d’ailleurs pas ses mots : après avoir rappelé la curieuse autosuffisance intellectuelle de Spencer, il attire l’attention sur la fragilité des procédés de sa recherche, en contraste d’après lui avec le travail soigné et systématique de son contemporain, Charles Darwin : Spencer. Critical Assessments, Vol. III, London and New York, Routledge 2000 (orig. 1920), p. 7–19: « [Darwin] collected facts and drew a theory from them, while Spencer spun a theory from any material he happened to have and collected facts to illustrate it. Hence, in spite of his ingenuity, he was far less original, less solid, less truly the man of science than his contemporary. The inquiring young man will not long remain content with Spencer if he has any gift for direct observation. He will presently discover that the light which seems so clear is not daylight but an artificial illumination of a theory; that the array of facts are but illustrations of the theory; and that the assertions do not stand the test of real life. ».

Boudon, François Bourricaud, « Herbert Spencer ou l’oublié », Revue française de sociologie, vol. 25, n°3, 1984, p. 343–351. Repris in Raymond Boudon, François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 pour la 4e édition mise à jour, entrée « Spencer », p. 560) Boudon et Bourricaud signalent par ailleurs que Durkheim aurait emprunté à Spencer, dans sa sociologie de la religion, l’idée que les croyances ne sont pas des superstitions mais des schémas interprétatifs que l’homme développe pour maîtriser son environnement. (dir.), An Introduction to the History of Sociology, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1948, p. 111. « Again, it is quite safe to say that his system represents one of the most impressive products of a single human mind since the time of Aristotle. Further, there can be little doubt that, for innate mental productivity, Spencer is quite unequaled among modern writers. » critiques formulées à l’encontre du système spencérien. Mais faut-il alors supputer que le succès remporté par Spencer suite aux publications des Principes de psychologie (1872) et de ses textes sociologiques (Étude de sociologie de 1873, Principes de sociologie publiés à partir de 1876) soit avant tout redevable à la conformité de ses thèses avec l’opinion politique dominante de son époque, au fait que « sa foi dans le progrès industriel et dans l’adéquation entre développement du bien-être et de la moralité, entraient en résonance avec le climat d’optimisme quelque peu messianique de l’Angleterre des années 1860–1880 »833 ? Conjoncturel, le succès de Spencer serait-il aussi politiquement vulnérable ? Dans la toute première partie de ce travail, nous avons noté la tendance des historiens de la sociologie à démontrer que le passé est tout sauf révolu et que ses héros sont en réalité nos contemporains, bien souvent négligés à tort. Spencer constituerait pourtant presqu’une exception de ce point de vue : « Spencer est mort. Mais qui l’a tué et comment ? » En 1937 déjà, Talcott Parsons a soulevé cette question abrupte, qui constitue le point de départ de son Structure of Social Action – ouvrage déjà mentionné à plusieurs reprises, destiné lui-même à devenir un « classique » de la discipline834. Presque cinquante ans plus tard, la même question revient chez Raymond Boudon et François Bourricaud, ce qui démontre l’absence en elle de toute malveillance, à la longévité sinon insensée835. La « mort » de Spencer est tournée en véritable problème sociologique. Comment expliquer en effet la disparition aussi complète du champ intellectuel de celui qui, trois décennies durant, avait été l’un des auteurs les plus lus d’Europe et des États-Unis836 ? Daniel Becquemont et Dominique Ottavi dépeignent eux aussi la grandeur si étrangement anéantie du philosophe.

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