Les stratégies d’intégration des congrégations catholiques latines dans la société égyptienne

Les stratégies d’intégration des congrégations catholiques latines dans la société égyptienne

Les nouvelles recompositions de la mission ont conduit à un changement d’attitude des religieux latins vis-à-vis des populations parmi lesquelles ils sont implantés. Ils ont cherché à devenir plus proches d’elles, car ils estiment que seule la proximité (géographique, linguistique, ou culturelle) pourrait leur permettre de transmettre leur message chrétien d’une façon plus appropriée. Si l’engagement des congrégations catholiques dans le domaine social n’est pas nouveau, il semble cependant que ses formes ont évolué, conjointement avec les transformations de la mission. Celles-ci ont d’autre part conduit les religieux à réfléchir sur leur positionnement vis-à-vis de l’islam, les incitants à mieux connaître cette religion. 

Un engagement social

L’engagement actif des religieux latins auprès de la population égyptienne, notamment dans le secteur social, constitue un aspect essentiel de leurs activités dans ce pays. Si nous avons pu remarquer que les religieuses se consacrent surtout à ce travail social, il n’en reste pas moins que les religieux sont aussi impliqués dans des activités de ce type. Cet engagement dans le domaine social, hérité d’une longue tradition des congrégations latines (Pirotte et Derroitte, 1991 : 10), est visible dans plusieurs domaines, particulièrement dans les secteurs de l’éducation et de la santé. L’implication des congrégations latines dans le milieu scolaire est sans doute l’activité la mieux connue par la population, à la fois par l’importance de ces institutions, et par leur longue histoire dans le pays. a) Les écoles catholiques On trouve au Caire de nombreuses écoles tenues par des congrégations catholiques, et qui bénéficient d’un certain succès61. Ce succès est dû à la qualité de l’enseignement qui y est donné, à la réputation de probité des frères et sœurs, et à l’opportunité d’y apprendre des langues étrangères de manière approfondie, comme l’anglais et le français, qui sont des gages  d’avenir dans la société égyptienne. Dimiana, une jeune fille copte orthodoxe d’une vingtaine d’années, pense que ces écoles sont de bonne qualité, notamment parce qu’on y enseigne le français : « Moi je suis allée dans une école gouvernementale où j’ai appris l’anglais, mais je veux quelque chose de mieux pour mes enfants, donc je voudrais les mettre dans une école catholique où ils apprendront le français ». Cette jeune fille copte orthodoxe envisage une école catholique pour ses enfants, et d’ailleurs, les écoles catholiques accueillent un grand nombre de coptes orthodoxes. Or, des tensions existent aujourd’hui entre l’Eglise copte orthodoxe et l’Eglise latine62. Il est donc intéressant de remarquer ici que ces tensions ne semblent pas trop se répercuter au sein de la population. Cela pourrait signifier qu’elles se situeraient plus au niveau de la hiérarchie ecclésiastique. Du fait de l’importance accordée à l’enseignement des langues étrangères dans ces écoles, celles-ci sont souvent désignées par le nom d’écoles étrangères, ou écoles françaises (Abécassis, op. cit. : 216), alors que les élèves sont égyptiens, et que la majorité du personnel est égyptien lui aussi. Par exemple, Abdallah ne considère pas ces écoles comme des écoles chrétiennes. D’une part, elles représentent pour lui plutôt des écoles francophones, avec un bon niveau d’éducation, et d’autre part, de nombreux musulmans les fréquentent. Ces écoles ont acquis une réputation de formation des élites, notamment par le biais de l’enseignement du français, perçu comme une langue de l’élite. Elles sont vues à ce titre comme un moyen de promotion sociale63. Ces écoles ont donc été un outil de diffusion d’une culture européenne. Les familles engagées dans des stratégies globalisées, qui souhaitent offrir à leurs enfants une possibilité d’ouverture à l’extérieur du pays peuvent ainsi privilégier ces écoles qui assurent à leurs enfants cette potentialité. La congrégation des jésuites se distingue particulièrement dans le domaine de l’éducation, et cela d’autant plus que cette congrégation a une longue tradition d’enseignement derrière elle (Romano, 2002 : 130). Les collèges jésuites, dont le plus important au Caire est celui de la Sainte-Famille dans le quartier de Faggalah, sont reconnus pour la qualité de l’enseignement donné. Cette fonction éducative est d’ailleurs fondamentale dans l’apostolat jésuite : « puissance organisationnelle et intellectuelle à la clef, l’apostolat enseignant paraît aujourd’hui totalement constitutif de l’identité jésuite » (Romano, ibid. : 129). A la question de savoir quel est le sens de la présence des jésuites en Egypte, le père Christian répond que l’éducation est le premier de leur rôle, et que cette fonction est d’autant plus importante qu’elle permet à des enfants chrétiens et musulmans de grandir ensemble. Les écoles catholiques, par le biais de cette éducation commune, seraient donc une des façons envisagées par les religieux latins pour lutter contre le développement des extrémismes religieux dans le pays. Par là même, elles seraient un outil essentiel dans la construction d’un dialogue interreligieux, en faveur duquel œuvrent les congrégations latines. Sœur Johanna nous dit à ce propos que « l’importance de l’école, c’est que c’est un lieu de réalité à cette valeur [le dialogue] ». Les tentatives de concrétisation du dialogue interreligieux au sein de ces écoles peuvent être observées notamment au moment des fêtes religieuses, musulmanes et chrétiennes. Par exemple, chaque année au moment du Ramadan, les religieuses de la congrégation Notre-Dame des Apôtres organisent un repas pour tous les professeurs, qui est partagé entre tous, professeurs musulmans, professeurs chrétiens, et religieuses. Par ailleurs, attenante à chaque école dirigée par une congrégation catholique, se trouve une église où sont célébrées des messes quotidiennes, auxquelles chacun (musulman ou chrétien) peut venir assister. Au moment de Noël, comme en témoignent de nombreuses sœurs, il semblerait que de nombreux musulmans (élèves et parents d’élèves) viennent assister à la messe célébrée dans l’église de l’école. Sœur Mariam précise ainsi que « pour nos fêtes aussi, les gens viennent, nous félicitent […] même s’ils ne savent pas exactement ce qui se passe ! ». La fréquentation de ce milieu catholique par le biais des écoles n’aboutit pas forcément à une profonde connaissance mutuelle, comme en témoigne le fait que le public musulman ne sait pas toujours à quoi correspondent les fêtes chrétiennes. Mais il permet des échanges au-delà de l’enseignement scolaire. Ces échanges festifs nous montrent une certaine convivialité des 57 rapports au sein de l’école. Cette convivialité permet parfois des partages à des moments religieux, comme le raconte sœur Mariam : « Il y a beaucoup de musulmans qui viennent prendre les petits, les petits du jardin d’enfants, qui rentrent dans la chapelle avec nous pour prier. Ils voient les chrétiens rentrer pour prier et ils rentrent avec eux. Ils savent qu’il y a une présence de Dieu ». Ces écoles forment donc un lien concret entre les religieux latins et la population, et permettent à certains moments un rapprochement entre les deux. Elles peuvent ainsi être un moyen de déconstruire certaines idées reçues. Cependant, dans le contexte actuel de tensions entre musulmans et chrétiens, il n’est pas forcément évident pour des parents musulmans d’y inscrire leurs enfants. C’est en tout cas ce que pense Emad, qui a fréquenté ces écoles quand il était enfant : « Il y a un problème avec les écoles catholiques, c’est que les parents musulmans ont toujours peur que leurs enfants s’imprègnent de la religion chrétienne sans qu’ils le sentent, qu’il y ait une infiltration dans les programmes ». Les parents peuvent donc avoir peur de l’ambiance et du contact avec les chrétiens. Il est vrai que les écoles sont envisagées par les religieux latins comme des espaces importants où ils peuvent témoigner des valeurs chrétiennes devant un public assez nombreux, même si ce témoignage reste silencieux. Sœur Johanna affirmait par exemple que ce qui était important pour elle était que les élèves y apprennent « beaucoup de valeurs humaines, les valeurs de Jésus-Christ. Et ils apprennent ces valeurs sans leur titre chrétien ! ». La transmission de ces valeurs chrétiennes (paix, amour, tolérance, etc.) agirait selon ces religieux en faveur d’une pacification des rapports interreligieux. L’enthousiasme de sœur Johanna par rapport à cette façon de témoigner nous montre que c’est aussi par la transmission de leur message dans ces écoles que les religieux espèrent en faire des espaces interreligieux conviviaux. D’autre part, nous avons pu remarquer que très souvent, les personnes qui sont passées par ces écoles y mettent aujourd’hui leurs propres enfants, comme c’est le cas de Mouna : « Ce que je trouve intéressant, c’est que 95% des anciens élèves des écoles missionnaires mettent leurs enfants dans ces mêmes écoles. […] Et les parents qui sont déjà 58 passés par cette école ne soulignent pas cette différence [entre chrétiens et musulmans] à la maison. C’est-à-dire qu’ils ne vont jamais aller raconter à leur fils : attention tu ne dois pas aller avec les chrétiens ». Mouna souligne ici deux caractéristiques que l’on attribue souvent à ces écoles : elles dispensent un enseignement de qualité, puisque les parents y réinscrivent leurs enfants, mais elles permettent aussi de favoriser un espace intercommunautaire serein, et cela peut se voir à la façon dont les anciens élèves éduquent aujourd’hui leurs enfants. C’est là l’un des points essentiels de ces écoles tenues par les congrégations : ce sont des écoles intercommunautaires. A ce titre, elles représentent pour les religieux un bon moyen pour permettre une rencontre entre musulmans et chrétiens, comme le raconte sœur Mariam : « ça fait que nos enfants sortent de l’école avec une vision meilleure de l’autre qu’ils connaissent un peu ». En effet, ces écoles acceptent autant les musulmans que les chrétiens. Les effectifs musulmans sont la plupart du temps plus nombreux que les effectifs chrétiens, ce qui est bien représentatif de la proportion de musulmans et de chrétiens dans la société égyptienne. Lorsque l’on discute avec des anciens élèves de ces écoles, il ressort que l’impression qu’ils en ont est plutôt positive, notamment en ce qui concerne la mixité entre chrétiens et musulmans : « En ce qui concerne le contact entre les deux religions, ce qui était intéressant, c’est qu’on n’a jamais eu l’impression que dans l’école il y avait des musulmans et des chrétiens, des coptes et des catholiques. Que ce soit de mon temps, ou de celui de ma fille ou de mon fils, je n’ai jamais pensé que les religieuses préféraient les élèves catholiques ou coptes. […] Ceux que je connais [d’Egyptiens chrétiens ou musulmans], qui n’ont pas de problèmes à communiquer, à parler, à vivre, à avoir des amis [avec des personnes d’autres religions], ce sont toujours des gens qui sont passés par l’école missionnaire. Je peux même dire 97 ou 99% des gens qui ne vivent pas ce problème, ce sont des gens qui ont vécu dans des écoles missionnaires, donc qui ont l’habitude de vivre, chrétiens et musulmans, sans avoir de problèmes, sans avoir de tabous surtout. Autrement dans les autres écoles, il y a toujours cette idée qu’il y a un groupe de musulmans, un groupe de chrétiens » (Mouna).  

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *