Les systèmes métamimétiques

Les systèmes métamimétiques

La cybernétique de second ordre et le paradoxe de l’auto-organisation

Nous abordons maintenant ce qui constitue l’apport scientifique propre de cette thèse. Dans tout ce qui va suivre, nous allons tenter de donner une image aussi précise que possible de ce que pourrait être une théorie formalisée des phénomènes mimétiques au sein des systèmes sociaux, qui inclurait les spécificités de la cognition humaine explicitées dans la partie précédente. Pour ce faire, nous allons construire une approche qui sera à la fois ascendante (bottomup), de l’individu vers le collectif, et descendante (top-down), du collectif vers les individus. Ainsi nous nous intéresserons aux phénomènes émergents et aux phénomènes d’autoorganisation qui pourraient être caractéristiques des systèmes sociaux humains, et à la rétroaction possible des phénomènes émergeants sur les comportements individuels. Cette approche a été appelée individualisme méthodologique complexe, et nous pouvons tenter de la résumer en une phrase volontairement circulaire : les éléments et le tout sont les parties d’un ensemble qui ne peut être compris que comme un tout. Elle est l’héritière de ce que l’on a appelé « la seconde cybernétique ». Le terme cybernétique a été introduit dans son sens actuel par Norbert Wiener dans son ouvrage Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine (1948), à propos du courant de pensée qui a vu le jour au cours des années 1940. Sa définition générale est « l’étude des systèmes considérés sous l’angle de la commande et de la communication ». C’est notamment le courant de pensée au sein duquel s’est développée toute la théorie de la programmation et de l’informatique en général, qui a débouché sur les sciences cognitives et l’intelligence artificielle. Mais dès les années 1960, certains scientifiques ont appelé à une « cybernétique du second ordre », «réflexive, une cybernétique de l’observateur et non plus seulement de l’observé53 ». Le but était alors d’étudier des systèmes s’auto-contrôlant, s’autoorganisant, qu’il n’est pas possible de comprendre sans en saisir la logique interne ; des systèmes qui évoluent par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Les exemples prototypiques de tels systèmes sont la cellule, le cerveau et enfin, les systèmes sociaux.Mais ces théories de l’auto-organisation se sont vite heurtées au problème de la causalité circulaire que leur définition implique. En effet, l’auto-organisation doit nécessairement reposer sur une règle d’organisation, qui, si l’auto-organisation est véritable, doit être le produit du système lui-même, ceci amenant la question de méta-organisation (Ashby 1962*, voir l’encart n°8) ou de la métarègle (Hofstadter 1979). Nous voyons donc que la problématique que nous avons soulevée dans la première partie de cette thèse, concernant l’origine et la nature de la règle de dernier niveau dans un modèle formel, est en fait l’héritière de cette problématique bien plus générale sur l’origine de l’auto-organisation, si nous envisageons les systèmes économiques et sociaux sous l’angle de l’auto-organisation. Deux approches ont été proposées pour contourner l’argument d’Ashby. La première, développée par Henri Atlan, propose que le changement d’organisation puisse se produire non pas sous l’effet d’une méta-loi qui régirait le changement de façon constante et prévue à l’avance, mais sous l’effet de perturbations aléatoires (Atlan 1983). Ainsi, Henri Atlan propose que la propriété fondamentale des systèmes auto-organisés soit de pouvoir se structurer et se complexifier sous l’effet du bruit. La deuxième approche, développée par Francisco Varela, est celle des systèmes autonomes, dont la propriété est d’être opérationnellement clos : les effets du réseau de processus dynamiques qui les définit se manifestent dans ce même réseau. Varela contraste cette approche avec le point de vue traditionnel de la commande (control) adopté par Ashby, pour lequel la dynamique du système est commandée de l’extérieur, à travers les entrées du système (inputs). C’est sur le fond de ces deux approches que notre proposition fera sens. C’est la raison pour laquelle nous allons maintenant présenter le point de vue de Francisco Varela sur cette question, exposé synthétiquement au cours d’un colloque de Cerisy sur l’auto-organisation (1981) qui a marqué une étape importante de la réflexion dans ce domaine.

 

Le couplage par input, le couplage par clôture

Dans son article « L’auto-organisation : de l’apparence au mécanisme » (1983), Francisco Varela propose de donner une idée de ce que pourrait être le couplage entre un système et le monde extérieur, de telle sorte que ce couplage ne soit pas un déterminant du système, mais définisse une relation assez souple pour que l’on puisse parler d’indépendance relative entre les événements propres au système et ceux qui appartiennent à son environnement. C’est ce que Varela appelle couplage ponctuel. La théorie des systèmes fournit un paradigme du couplage ponctuel : une entrée (input) transforme la dynamique des états d’un système Σ. Cela peut se décrire formellement de la manière suivante. Soit I l’espace des inputs permis, S l’espace des états du système Σ, et une dynamique f, qui donne le prochain état du système étant donné son état actuel et l’input. Dans le cas d’une dynamique en temps discret, nous pouvons alors écrire (nous reprenons les notations de Varela) : f :I×SÆS (i,st)Æ st+1 L’idée de couplage ponctuel est ici clairement apparente dans le sens où l’ensemble des inputs est prédéterminé par la fonction de transition f, tout comme leur mode d’action spécifique sur S. Le degré d’indépendance du système s’exprime par ailleurs par le fait que la fonction dépend également des états internes du système. C’est à partir de cette définition que Varela propose, en première approche, une notion d’autonomie caractérisée par le fait qu’il n’est pas possible de donner une description en termes de couplage par input, au sens où « les points de contact» entre l’unité et ce qui n’est pas elle, serviraient de fil conducteur pour comprendre l’évolution de la dynamique du système. «Lorsqu’il est question de systèmes autonomes, c’est l’inverse qui est vrai : les transformations internes sont le fil conducteur qui nous permet de comprendre la dynamique du système, les points de couplage n’interviennent que dans la mesure où certains événements imprévus ou circonstances nous aident à mieux comprendre tel ou tel chemin particulier de transformations ». C’est à partir de cette remarque que Varela propose de voir les points de couplage comme « des agents de perturbations, plutôt que comme des inputs ». La différence entre ces deux visions est qu’un input spécifie la seule façon dont une transformation d’un état donné du système peut avoir lieu, alors que la perturbation ne spécifie pas le système, elle ne prend en compte que son effet sur la structure de celui-ci. C’est 134 Chavalarias D., Métadynamiques en Cognition Sociale ce qu’il appelle « couplage par clôture ». Ainsi, Varela précise cette idée en proposant de voir la dynamique interne sans considérer d’inputs : f :SÆS stÆ st+1 le système fonctionnant sur ce mode de façon continue jusqu’à ce qu’intervienne une perturbation ayant pour effet de déplacer l’état du système et la dynamique interne vers une nouvelle configuration : f+δf :SÆS st+δstÆ st+1 Ici, « les perturbations permises sont définies par la structure du système, en ce qu’elles peuvent être n’importe quoi qui conduise à une transformation d’état et/où de dynamique ». Ainsi, nous pouvons définir l’autonomie par la capacité d’un système à résister à une série de perturbations tout en gardant une certaine cohérence interne. Par exemple, notre corps biologique est un tel système puisque son apparence et son fonctionnement sont conservés au cours du temps (du moins si nous ne considérons pas des échelles de temps trop grandes) malgré les multiples perturbations extérieures et transformations qu’il subit en son sein. C’est ainsi que Francisco Varela énonce ce qu’il présente comme le cœur de son argumentation : «Tout comportement auto-organisé est engendré par la diversité de la cohérence interne d’un système opérationnellement clos. » La grande différence entre ces deux approches, couplage par input et couplage par clôture, est que dans le premier cas, ce sont des éléments extérieurs aux systèmes, évoluant dans un espace prédéfini, qui déterminent les changements qualitatifs possibles de la dynamique du système ; dans le deuxième cas, le fonctionnement normal du système est déterminé de manière interne, et c’est la structure du système qui peut être modifiée par une perturbation, dans n’importe quelle direction possible dans la limite des contraintes physiques du système. Dans cette partie, nous allons développer l’idée qu’il est possible de concevoir des collectifs d’entités en interaction tels que, selon que l’on se place au niveau des entités ou du collectif, les dynamiques pertinentes prennent deux aspects distincts, la première se plaçant entre le couplage par input et le couplage par clôture, la deuxième appartenant à une catégorie très particulière de couplage par clôture. Le collectif d’entités pourra alors être vu comme un système auto-organisé au sens « fort » du terme.

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