Les vieilles forêts dans le biome boréal

Dans les biomes tempérés et tropicaux, la notion de vieille forêt est relativement instinctive en raison de la présence récurrente d’arbres de forte dimension, un élément souvent inconsciemment associé à l’idée de naturalité et d’ancienneté (Alexander 2001; Mosseler et al. 2003; Cooper 2006). Dans le biome boréal, il a été au contraire plus difficile de convaincre les gestionnaires et le grand public de la présence et de l’importance de ces écosystèmes dans les paysages forestiers. Ceci s’explique en premier lieu par les dimensions plus modestes qu’atteignent les arbres des forêts boréales, y compris ceux vieux de plusieurs siècles (Bergeron et Harper 2009; Kneeshaw et al. 2018). Dans le contexte de la forêt boréale, le paramètre le plus souvent retenu pour définir le début du stade de vieille forêt est l’apparition d’une dynamique des trouées, où les arbres meurent seuls ou par petits groupes en raison de perturbations naturelles secondaires (chablis, épidémies…) et sont remplacées ou maintenues par des espèces tolérantes à l’ombre (Kneeshaw et Gauthier 2003; Wirth et al. 2009; Shorohova et al. 2011). Le passage à l’état de vieille forêt est donc un processus graduel et peu visible, limitant toute séparation discrète entre forêts « jeunes » et vieilles forêts (Bragg 2002; Pesklevits et al. 2011). Il se peut aussi que la transition vers l’état de vieille forêt se fasse sans qu’il y ait changement d’espèce. Par exemple, l’épinette noire (Picea mariana (Mill.)), l’essence dominante dans l’Est de la forêt boréale canadienne, est aussi bien capable de jouer le rôle d’espèce pionnière que celui d’espèce de fin de succession (Harvey et al. 2002; Lecomte et Bergeron 2005). Il manque donc le plus souvent des éléments structuraux simples et visibles permettant aux gestionnaires et au grand public d’identifier facilement les vieilles forêts dans le biome boréal.

De plus, les feux de forêts jouent un rôle important dans la dynamique de perturbation naturelle des forêts boréales (Johnson 1992; Cyr et al. 2009; Shorohova et al. 2011). En raison du caractère impressionnant de ce type de perturbation, il a donc été longtemps assumé que les forêts boréales étaient dans leur grande majorité brûlées avant de pouvoir atteindre le stade de vieille forêt (Cogbill 1985; Johnson 1992). Pourtant, il a depuis été démontré que les feux sont des perturbations très hétérogènes en termes de fréquence, de taille, d’intensité, de sévérité ou de saisonnalité, surtout à l’échelle extrarégionale. Ainsi, dans certaines régions, les incendies forestiers se résument majoritairement à des feux de surface, causant une mortalité faible (Shorohova et al. 2009; Kuuluvainen et Aakala 2011; Shorohova et al. 2011). Dans d’autres, ils se définissent au contraire par des feux de couronne, causant une mortalité presque totale (Bergeron et al. 2004; Kneeshaw et al. 2011; Shorohova et al. 2011). Les vieilles forêts boréales sont ainsi abondantes dans les paysages dominés par les feux de surfaces car ces perturbations agissent comme une perturbation secondaire et non comme une perturbation initiale (Shorohova et al. 2009; Kuuluvainen et Aakala 2011). De plus, dans les territoires dominés par des feux de couronne, les vieilles forêts restent abondantes en raison des fortes variations de cycle de feux que l’on peut observer d’une région à l’autre (Bergeron et al., 2002, 2004; Bouchard et al. 2008; Bergeron et Harper 2009). Si l’on observe bien certaines régions définies par un cycle de feu très court, c’est-à-dire inférieur à la longévité des arbres, de nombreuses régions présentent au contraire des cycles de feu bien plus long (Gauthier et al. 2015b). De plus, les feux de couronne brûlent les peuplements indifféremment de leur âge, créant des paysages dont la structure d’âge suit la forme d’un J-inversé (Van Wagner 1978). Ceci implique que même dans un paysage se définissant par un cycle de feu court, des vieilles forêts seront toujours présentes, bien que ce soit en faible proportion (Belleau et al. 2007; Kneeshaw et al. 2018). Ainsi, les vieilles forêts sont des écosystèmes-clefs des paysages forestiers boréaux.

Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’exploitation forestière dans les paysages boréaux se résumait majoritairement à des coupes de faible intensité, souvent réalisées à proximité des rivières pour s’assurer d’un transport facile du bois. Toutefois, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, les progrès technologiques de la société industrielle ont permis la production d’outils permettant l’exploitation mécanique à large échelle des forêts boréales (Esseen et al. 1997; Östlund et al. 1997; Boucher et al. 2017). Les coupes totales sont très rentables à court terme, opérationnellement aisées à réaliser et simples à intégrer dans les plans d’aménagement forestier. Pour ces raisons, elles sont devenues le traitement majoritaire réalisé en forêt boréale (McRae et al. 2001; Tahvonen et Rämö 2016; Kneeshaw et al. 2018). Afin de justifier leur utilisation, les gestionnaires forestiers ont considéré que les coupes totales avaient les mêmes effets sur les paysages boréaux que les feux de forêts, en se basant sur l’idée que les paysages forestiers naturels sont principalement constitués de forêts équiennes (Landres et al. 1999; Kuuluvainen 2009; Bergeron et Harper 2009) Or, les travaux récents sur la reconstitution historique des régimes de feux montrent clairement que la structure d’âge des paysages forestiers est passablement plus variée et que les forêts à structure équienne ne constituent qu’une proportion du couvert forestier boréal sous régimes naturels de feux (Bergeron et al. 2004, 2006, Gauthier et al. 2008; Grondin et al. 2018). Par ailleurs, et au contraire des feux de forêt, les coupes forestières sont soumises à des impératifs économiques et à des contraintes techniques (Perry 1998; Puettmann et al. 2009). Leur distribution dans l’espace n’est donc pas aléatoire mais suit des patrons contagieux (Boucher et al. 2017). Il en résulte alors une très forte fragmentation des paysages exploités (Haeussler et Kneeshaw 2003; Schmiegelow et Monkkonen 2002). De plus, pour que leur exploitation soit rentable, il est nécessaire que les peuplements récoltés se définissent par un volume minimum de bois. Pour cette raison, ce sont les peuplements matures et vieux qui sont prioritairement récoltés (Östlund et al. 1997; Kuuluvainen 2009; Boucher et al. 2015). Afin de maximiser les volumes récoltés, la révolution forestière dans les paysages exploités est souvent bien inférieure au cycle de feu ou de perturbation initiale naturelle. Ceci aggrave le rajeunissement en empêchant le recrutement de nouveaux peuplements dépassant l’âge de rotation (Bergeron et al. 2002; Drapeau et al. 2009; Kuuluvainen 2009). Enfin, à l’échelle du peuplement, la coupe totale agit différemment du feu, par exemple en exportant le bois mort ou en sélectionnant les arbres survivants en raison de leur valeur économique. Les peuplements de seconde venue ont ainsi des caractéristiques biologiques et dynamiques différentes de ceux se régénérant suite à un feu (Haeussler et Kneeshaw 2003; Kuuluvainen et Gauthier 2018).

Les vieilles forêts constituent les peuplements forestiers qui souffrent le plus de l’écart entre les stratégies d’aménagement basées sur les coupes totales et la dynamique des perturbations naturelles. En Scandinavie, ces écosystèmes sont presque entièrement disparus, alors qu’ils sont naturellement dominants en raison de la rareté des perturbations naturelles primaires dans cette région (Östlund et al. 1997; Halme et al. 2013). La majorité des vieilles forêts scandinaves se retrouvent désormais restreintes dans une région montagneuse située à l’extrême nord de la Suède et de la Finlande, débordant légèrement sur la Norvège et la Russie (Kuuluvainen et al. 2017). Ce rajeunissement du paysage a causé une érosion et une fragmentation des habitats liés aux vieilles forêts, affectant la biodiversité (Berg et al. 1994; Esseen et al. 1997; Drapeau et al. 2000, 2003, 2009; Imbeau et al. 2001; Schmiegelow et Monkkonen 2002; Cadieux et Drapeau 2017). A titre d’exemple, le bois mort est un élément très présent dans les vieilles forêts et son abondance a par conséquent fortement baissé dans les territoires aménagés scandinaves. Or, près d’un quart des espèces forestières dépendent du bois mort et sont donc désormais directement menacées par les changements profonds apportés aux paysages forestiers (Siitonen 2001; Tikkanen et al. 2006). Au contraire de la Scandinavie, les vieilles forêts sont encore relativement abondantes en Russie et au Canada, principalement en raison de leurs superficies plus vastes et d’un aménagement forestier plus récent (Shorohova et al. 2011; Bergeron et Harper 2009). Leur abondance et la biodiversité qu’elles abritent pourraient néanmoins devenir tout autant menacées que les vieilles forêts scandinaves et pourraient elles aussi presque totalement disparaître des paysages exploités si aucune modification n’est apportée à la manière dont les paysages boréaux sont exploités (Imbeau et al. 2001;Fall et al. 2004; Bergeron et al. 2017; Grondin et al. 2018).

En raison des menaces découlant de l’aménagement forestier à échelle industrielle, la protection ou la restauration des vieilles forêts boréales sont désormais des enjeux de gestion majeurs (Kuuluvainen 2002; Gauthier et al. 2008; Kneeshaw et al. 2018). L’efficacité des stratégies d’aménagement des vieilles forêts repose sur la qualité de nos connaissances quant à leur diversité structurelle et à leur dynamique des vieilles forêts dans un territoire donné. Si les spécificités des vieilles forêts boréales ou leur abondance dans les paysages préindustriels sont bien connues, elles sont encore souvent perçues comme un ensemble homogène et statique une fois l’état de vieille forêt atteint. Ces connaissances limitées des vieilles forêts peuvent compromettre l’efficacité des stratégies de gestion mises en place pour leur protection.

En effet, si sous le terme de « vieilles forêts » se cachent en réalité une multitude de types de peuplements aux caractéristiques structurelles variées, il n’est pas certain que cette diversité de structures puisse être efficacement conservée si elle n’est pas explicitement reconnue. Ainsi, dans les territoires aménagés, il est possible que les vieilles forêts dont les caractéristiques structurelles sont les plus intéressantes sur le plan économique soient les premières à être récoltées. Par conséquent, même si une certaine proportion de vieilles forêts est conservé dans le paysage, en l’occurrence les vieilles forêts à plus faible volume marchand, elle pourrait ne pas être représentative de toute leur diversité structurelle. Certaines espèces dépendant de conditions de vieilles forêts spécifiques, notamment celles à plus fort volume marchand, pourraient alors s’en trouver affectées. De plus, les liens dynamiques entre les vieilles forêts étant inconnus, il est possible que la suppression par la récolte de certains types de forêts ait à moyen-terme une influence négative sur les types structuraux restants  . Mieux comprendre cette diversité et cette dynamique des vieilles forêts ouvre la voie à de nouvelles pratiques de gestion permettant de s’assurer d’un équilibre entre les enjeux écologiques et les enjeux socio économiques.

Table des matières

CHAPITRE I INTRODUCTION
2.1 Contexte
2.2 État des connaissances
2.2.1 Définitions
2.2.2 Les vieilles forêts dans le biome boréal
2.2.3 L’Est Canadien, un laboratoire d’étude des vieilles forêts boréales
2.3 Objectifs et hypothèses
2.4 Approches méthodologiques
2.5 Structure de la thèse
2.6 Références
CHAPITRE II STRUCTURAL DIVERSITY AND DYNAMICS OF BOREAL OLD-GROWTH FORESTS CASE STUDY IN EASTERN CANADA
3.1 Abstract
3.2 Résumé
3.3 Introduction
3.4 Methods
3.4.1 Study territory
3.4.2 Sampling
3.4.3 Data analysis
3.5 Results and discussion
3.5.1 Typology of old-growth forests
3.5.2 Influence of environmental and temporal parameters on old-growth structures
3.5.3 Structural dynamics of boreal old-growth forests
3.6 Implications for management
3.7 Conclusion
3.8 Acknowledgements
3.9 References
3.10 Supplementary material
CHAPITRE III SECONDARY DISTURBANCES OF LOW AND MODERATE SEVERITY DRIVE THE DYNAMICS OF EASTERN CANADIEN BOREAL OLD-GROWTH FORESTS
4.1 Abstract
4.2 Résumé
4.3 Introduction
4.4 Methods
4.4.1 Study territory
4.4.2 Sampling
4.4.3 Data preparation
4.4.4 Statistical analysis
4.5 Results
4.5.1 Temporal pattern of low- and moderate- severity secondary disturbances.
4.5.2 Dynamics of old-growth stages
4.6 Discussion
4.6.1 Mixed severity secondary disturbances drive the dynamics of boreal oldgrowth forests
4.6.2 Influence of the mixed severity secondary disturbance regime on forest structure and succession
4.7 Conclusion and management implication
4.8 Acknowledgements
4.9 References
4.10 Supplementary materials
CHAPITRE IV FOREST MANAGEMENT HAS REDUCED THE STRUCTURAL DIVERSITY OF RESIDUAL BOREAL OLD-GROWTH FORESTS LANDSCAPES IN EASTERN CANADA
5.1 Abstract
5.2 Résumé
5.3 Introduction
5.4 Material and methods
5.4.1 Study area
5.4.2 Cartographic data preparation
5.4.3 Data preparation and statistical analysis
5.5 Results
5.5.1 Evolution of the landscape between the preindustrial and the modern survey
5.5.2 Differences in the centroids characteristics by stand-replacing disturbance type
5.6 Discussion
5.6.1 Logging activities modify the structural diversity of remaining old-growth stands
5.6.2 Influence on landscape dynamics and boreal old-growth forests diversity
5.7 Conclusion and management implications
5.8 Acknowledgements
5.9 References
CONCLUSION

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