Lever le doute ou différencier le normal de l’anormal

Lever le doute ou différencier le normal de l’anormal

La détection seule ne suffit pas à décider de l’action à mener. Dans le chapitre précédent, nous avons vu comment les acteurs s’organisent pour saisir, capter ce qui se passe, et détecter les incidents et troubles à la bonne marche des trains. Il s’agit de voir à présent comment ils interprètent ce qui est repéré, comment ils traitent l’information recueillie, afin de décider de l’action à mener. Si dans le chapitre 3 nous avons étudié les stratégies (ainsi que les effets et leurs critiques) de détection visuelle, nous étudierons plus ici les compétences qu’elles requièrent et les actions concrètes qu’elles engendrent. Une façon de saisir ces compétences et actions est d’étudier comment les acteurs décident de la réalité qu’ils appréhendent. Comment décident-ils de « ce qu’il en est de ce qui est » : des éléments qu’ils ont extraits du monde, quelle réalité en ressort-il (Boltanski, 2009, p. 117) ? Comment s’opèrent les arrangements sur la définition de la Umwelt, la partie perçue de notre environnement (Canguilhem, 1985) ? Autrement dit, nous analysons ici comment les acteurs lèvent le doute une fois la détection faite. Comment différencient-ils ce qui est normal de l’anormal ? La levée de doute est ici pensée comme une enquête au sens de Dewey soit « la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, 1967, p. 169)212. L’enquête est un processus au terme duquel l’incertitude est dissipée. C’est bien ce qui se joue lors des différentes levées de doute (formelles ou informelles) auxquelles procèdent les acteurs étudiés une fois un élément anormal détecté. Mais l’anormalité alors repérée n’est au début que soupçon : la situation repérée ne va pas de soi, mais il reste à le confirmer. Les levées de doute réalisées par les opérateurs de vidéosurveillance, les patrouilleurs de la Suge ou les gestionnaires d’alarmes pour la maintenance se rendent bien descriptibles par les différentes étapes que Dewey différencie dans sa théorie de l’enquête : une situation indéterminée qui provoque un doute ; l’institution d’un problème où l’on reconnaît que la situation indéterminée nécessite une enquête ; la détermination de la solution du problème, où l’on émet les différentes hypothèses possibles ; le raisonnement, qui consiste à évaluer théoriquement les différentes hypothèses émises ; l’expérimentation, où les hypothèses sont testées et au terme de laquelle l’incertitude sur la situation initiale est supprimée213.

En reprenant les terrains précédents (les tournées de la voiture IRIS et les tournées à pied pour la surveillance des rails ; les patrouilles à pied et les caméras pour la surveillance des gares et des trains), nous nous intéresserons à ce processus d’enquête que mènent les acteurs, ainsi qu’à ses conditions de possibilité (cognitives et matérielles). Alors que l’on pourrait s’attendre à une certaine binarité dans le cas de la sécurité (l’essieu est cassé ou non, le train roule ou non, etc.), nous verrons que les enquêtes qui y sont menées sont tout aussi complexes que celles conduites dans le domaine de la sûreté. En outre, nous verrons que l’automatisation (formelle et technique) de certains processus de levée de doute ne supprime en rien le travail d’enquête des individus. Elle oriente tout au plus ce sur quoi les enquêtes doivent porter (rôle non négligeable, il est vrai). De manière plus précise, nous montrons qu’il ne suffit pas d’avoir une organisation et une stratégie pour que la surveillance qu’elles servent soit effective. Les limites, notamment cognitives, des humains pour traiter l’information ne sont pas négligeables. Le cas de la gestion des alarmes démontre ainsi que tout autant que le manque d’informations, le surplus d’informations est un frein aux capacités de surveillance (1). En outre, les conditions matérielles des activités de surveillance ne sont pas tout le temps assurées. La fragilité technique (Denis et Pontille, 2015) des caméras de vidéosurveillance souligne la non-automaticité des dispositifs de surveillance, contrairement aux analyses empreintes de fonctionnalisme qui postulent trop rapidement que ces dispositifs remplissent automatiquement les buts pour lesquels ils ont été mis en place (2).

La technique n’a pas toujours raison ou la non-automaticité des alarmes

Face à la spatialité des phénomènes qu’ils cherchent à prévenir, nous avons vu que les gestionnaires de la sécurité et de la sûreté mettent en place des procédures de rationalisation de leurs efforts de surveillance. L’installation de divers systèmes d’alarme est ainsi censée décupler les capacités de vigilance des opérateurs, en automatisant la détection d’événements non conformes à la sécurité et à la sûreté. Cependant, l’introduction d’un certain automatisme dans la vigilance n’entraîne pas une réduction ou une simplification du travail d’enquête que doivent effectuer les acteurs. Dans les cas étudiés, la multiplication des alarmes entraîne même une multiplication des enquêtes. Les différentes alarmes déclenchées par des caméras, des détecteurs ou autres capteurs ne produisent pas toujours, tant s’en faut, une information pertinente. Tout comme les lanceurs d’alerte humains (Chateauraynaud et Torny, 1999), les alarmes automatiques doivent subir des épreuves de crédibilité afin d’être effectivement prises en compte.

 

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