L’expérience des biens culturels en régime numérique

Un cinéphile parcourt avec curiosité les rayons de son vidéoclub préféré, esquivant la section des films français et des comédies américaines pour se tourner vers les films d’action et se plonger dans l’offre des VHS et de quelques DVD. Ailleurs, une adolescente attend que sa chanson favorite du moment repasse à la radio pour l’enregistrer sur cassette audio et former la compilation de son été 92, tandis que son petit frère, amateur de jeux vidéo, souffle le long du circuit imprimé de sa cartouche de Super Nintendo, persuadé que le jeu fonctionnera mieux ainsi. Pour certains, ces images raviveront quelques souvenirs d’un temps lointain. Pour d’autres, elles constituent un paysage totalement inconnu.

L’émergence de ce qu’il convenait d’appeler « l’Internet », laissant progressivement sa place au « numérique » en général a incontestablement modifié des pans entiers de ce qui constitue l’expérience des biens culturels, dans son sens le plus profane : celui du vécu, de l’éprouvé, du ressenti. Nous n’avons plus forcément les mêmes gestes, nous n’avons plus forcément les mêmes réflexes, les mêmes « arts de faire» (Certeau, 1990). Ces transformations ont eu lieu à la fois dans nos façons de penser, d’agir, de sentir pour reprendre la fameuse triade durkheimienne. Nous avons tous cette « familiarité » (Thévenot, 2006), cet « accommodement » avec les choses qui nous entourent. Nous savons presque instinctivement retrouver les boutons du volume de notre smartphone dans notre poche, nous savons comment placer le diamant de la platine vinyle pour qu’elle trouve le début de la troisième chanson, de même que nous savons naviguer entre les livres d’une étagère de bibliothèque pour retrouver ce qui y a été rangé. Il suffit que la chose ne soit pas à sa place, pas comme elle devrait, pas comme on l’attend, et surgit alors cette fugace panique, celle que nous connaissons également quand nous tâtons nos poches de pantalon pour retrouver des clés de voiture ou de maison qui n’y sont plus. Cette aisance, ce rapport d’intimité et de proximité, a-t-il sa place en milieu numérique ?

Pour autant, en allumant des enceintes Bluetooth et en mettant une chanson depuis Deezer, nous n’agissons pas si différemment non plus de ceux qui, à une autre époque, auraient placé un vinyle sur une platine. Alors que la « révolution digitale » a été un leitmotiv tant médiatique qu’universitaire, notre quotidien reste pris dans cette situation ambigüe partagée entre familiarité et étrangeté, entre ce qui reste et ce qui change, inertie et transformations. Le projet de cette thèse réside essentiellement dans la compréhension de ce qui se joue dans cette tension du quotidien. Les biens physiques n’ont pas disparu, ils survivent, ils tiennent, mais ils ne sont plus mobilisés de la même façon, ils ne sont plus rattachés aux mêmes enjeux. Le numérique est là, il change les façons de sentir, de penser et de faire, mais il ne le fait pas partout et pour tout le monde de la même manière.

Trois phénomènes concourant à la numérisation des pratiques m’intéressent particulièrement. Ils forment les trois principaux axes de cette thèse. Premièrement, les individus sont confrontés à la dématérialisation d’une partie au moins des supports au profit d’une multiplication des dispositifs techniques. J’aborderai deux enjeux en particulier. D’abord vient la question de l’attachement aux choses dans la mesure où le numérique s’affranchit du caractère tangible des biens culturels. Comment retrouver une familiarité avec des biens dématérialisés, des interfaces et des plateformes ? Comment se manifestent les formes d’attachement (Hennion, Maisonneuve, & Gomart, 2000) aux biens culturels dans ce régime numérique ? L’autre enjeu concerne les formes de gestion et d’organisation des biens culturels. Que devient l’équivalent de la collection de disques ou de DVD en régime numérique ? Dans quelle mesure le classement des biens physiques et des biens numériques est-il spécifique ?

Deuxièmement, en donnant accès à des œuvres pour une somme modique ou nulle, le numérique a renforcé une tendance de fond : l’élargissement du catalogue. La profusion des contenus rendus disponibles par les plateformes nécessite de rester en « alerte » (Auray, 2016), mobilisant des ressources, une agilité et une capacité d’adaptation dont la répartition au sein de la population est probablement inégalitaire. Le numérique est souvent une invitation à l’exploration, encore faut-il être capable d’y répondre. Les rayons d’une bibliothèque ou les interfaces de YouTube constituent des topographies différentes, et demandent donc des façons différentes de circuler. Choisir un canal radio ou une chaîne de télévision constitue une forme d’engagement différente de celle qu’implique une plateforme numérique. Comment faire quand les opportunités de choisir se présentent bien plus fréquemment ? Quand le nombre de références potentielles parmi lesquelles opérer un choix semble se faire « infini » ?

Enfin, le troisième enjeu majeur réside dans l’hétérogénéisation des modalités même de la consommation culturelle. Que font les individus de ce choix quasi-infini de contenus et de la possibilité de plus en plus réalisable de les consommer n’importe où et n’importe quand ? Là encore, deux enjeux se détachent. D’abord de quelle façon les individus se saisissent des possibilités d’optimisation de leurs consommations culturelles ? Les individus oscillent entre une logique de mise en suspens, et une logique d’accélération, qui correspondent à deux modalités différentes de consommation : le stock et le flux (Miège, 2017). Comment s’articulent ces deux modalités ? Le deuxième enjeu autour de la consommation stricto sensu concerne l’usage qui en est fait. À quoi cela sert-il ? J’étudie notamment la proposition de Mathieu Triclot (2011) sur les « états » quasi hypnotiques dans lesquels se plongent les individus durant la consommation de biens culturels, que ces états soient ludiques, romanesques ou même filmiques. Ce travail fait écho à l’analyse développée par Eva Illouz lorsqu’elle aborde les consommations culturelles domestiques comme des « marchandises émotionnelles », qui sont justement achetées pour permettre d’arriver à des états émotionnels et cognitifs particuliers (Illouz, 2019). Comment les individus organisent, structurent, assemblent les dispositifs à leur disposition pour parvenir à ces états ? À quelles fins ces états sont ils mobilisés ? Comment les individus parviennent-ils à se mettre spécifiquement dans certains états et pas dans d’autres ?

Mon terrain de recherche se cantonne ici à ce que nous pourrions appeler les « biens culturels reproductibles domestiques » (Mairesse & Rochelandet, 2015) comprenant à la fois les films, les musiques, les séries, les jeux vidéo et les livres. Les quatre premiers appartiennent aux « médiacultures » (E. Maigret & Macé, 2005), dont la sensibilité aux transformations du numérique, tant du point de vue des industries culturelles que des pratiques, a été largement documentée ; nous y reviendrons ultérieurement. Si la place des livres est sûrement plus discutable, elle ne me paraît pas moins indispensable. Je vois deux arguments principaux en faveur de l’examen du livre dans une telle recherche. En premier lieu, de par sa « résistance » à la numérisation, particulièrement en France, son étude permet d’interroger par comparaison et effet d’aller-retour les transformations apparues pour les autres domaines . En second lieu parce que la culture littéraire, dans sa conception bourdieusienne (Bourdieu, 1979), a toujours eu une place à part dans la théorie de hiérarchisation des pratiques culturelles et dans les institutions scolaires. Les analyses que je développerai durant les différents chapitres vont montrer comment cette place atypique du livre fait toujours sens.

Il paraît également utile de revenir sur la notion de « régime » numérique. Je l’emploie ici dans son acception large : le numérique est bien plus qu’une caractéristique technique d’un objet ou d’un dispositif technique. Le numérique correspond également à des discours, à des croyances et à des représentations qui ont pris de la place dans l’espace public. À ce titre, j’emprunte la définition qu’en fait Nick Prior, « dans le sens de configuration peu structurée d’éléments, moins rigide que les termes « institution » ou « époque », mais englobant des éléments à la fois matériels et immatériels ayant suffisamment de caractéristiques communes pour produire un effet systémique. Le régime numérique est donc à la fois discours tenus sur le numérique et usages quotidiens de cette technologie. » (Prior, 2012). De fait, je ne m’intéresse pas seulement aux biens numériques, mais aussi à ce que le numérique change du rapport aux biens physiques. Incontestablement, et le terrain le montre, il y a un jeu de vases communicants entre supports physiques et numériques. Les deux doivent s’analyser dans une démarche dialectique parce qu’ils se complètent en même temps qu’ils s’opposent.

Table des matières

Introduction générale
1. Pour une sociologie des expériences culturelles
2. Une sociologie pragmatique de l’expérience culturelle
3. Matérialité, exploration, consommation : les trois facettes de l’expérience
Chapitre 1. Méthodes et terrains
1. Dispositif méthodologique
2. L’Analyse Factorielle des Correspondances Multiples
3. Méthodologie de classification
Conclusion : Les limites à la description des pratiques par une enquête quantitative
FOCUS : Les « no-conso », regards croisés du quantitatif et du qualitatif
Partie 1. Réconcilier les deux mondes ?
Chapitre 2. Perdre l’aura une seconde fois ?
1. Quand la reproduction porte atteinte à l’authenticité de l’œuvre d’origine
2. La singularisation des biens physiques
3. De la valeur cultuelle à la valeur d’exposition
4. Réhabiliter l’aura des biens culturels reproductibles
5. Sommes-nous dans un régime mixte de pratique ?
Chapitre 3. Retrouver l’aura des biens culturels reproductibles
1. Retrouver l’aura par le rapport à un « idéal d’authenticité »
2. Retrouver l’aura par la possession des biens
Chapitre 4. Classer, ranger, exposer
1. La mise en visibilité des biens physiques dans l’espace domestique
2. Ordonner les livres : la persistance des critères institutionnels
3. Organiser et classifier les biens médiaculturels dans l’espace domestique
4. Organiser les biens numériques : vers des classements idiosyncrasiques
Partie 2. Explorer
Chapitre 5. Explorer et sélectionner en régime d’abondance
1. De la prescription à l’exploration ?
2. Une typologie des « motifs » d’exploration
Conclusion

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