L’Imagination, la Science et autres sources de soupçon

L’Imagination, la Science et autres sources de soupçon

Ce n’est pas une histoire de la métaphore qui vient d’être proposée. Ce n’est pas même une histoire de sa théorisation. La périodisation aurait été tout autre s’il avait été question d’établir une histoire de la figure d’analogie. Les ruptures esthétiques n’ont pas été beaucoup étudiées par exemple dans le panorama qui précède et, même quand il en tient compte, ce n’est presque jamais cette succession que les différents chapitres soulignent. Il manquerait également, s’il s’était agi de bâtir une authentique histoire de sa théorisation, d’autres ruptures essentielles : il manquerait notamment une véritable prise en compte des aspects positifs de cet héritage théorique. C’est donc bien à une généalogie du soupçon que je me suis consacré. Une histoire de la notion serait à écrire en suivant davantage les aventures de la proportionnalité par exemple. Elle se préoccuperait davantage de faire apparaître comment la notion d’image a pu corriger ou contrebalancer parfois celle de substitution, de « transport » métaphorique, ou comment la théorie du symbole a pu nourrir la théorie et la pratique artistique, lui apporter une certaine richesse en même temps qu’une ambiguïté certaine. De même, il faudrait voir comment la métaphore a pu être pratiquée malgré tout, et abondamment, à l’âge classique, pendant la montée du rationalisme, sur quels schémas théoriques cette pratique a pu s’appuyer : si la figure d’analogie n’a pas pâti immédiatement ni massivement du rationalisme par exemple, mais si les métaphores y étaient généralement plus prudentes, moins « excentriques », c’est bien qu’elles s’appuyaient sur une théorie qui ne les liaient pas si étroitement, si nécessairement, à l’imagination, mais aussi au concept, à l’idée – théorie qui, d’ailleurs, doit probablement au baroque italien et espagnol davantage qu’on ne l’imagine volontiers et qui, à travers eux, plonge plus haut encore, comme le souligne le titre de l’ouvrage de Tesauro, le Cannocchiale aristotelico.  On ne peut à ce propos que tomber d’accord avec Nanine Charbonnel lorsqu’elle déplore que l’imagination soit « un [relatif] impensé de notre culture ».424 C’est parce qu’une telle réflexion, plus riche, plus nuancée, court trop souterrainement dans la culture occidentale que la théorie rationaliste de l’imagination « en liberté », telle qu’on l’associe aujourd’hui au romantisme, a pu nuire à la métaphore, en laissant croire que celle-ci lui doit la part essentielle de son être. Même l’article de Starobinski « Jalons pour une histoire du concept d’imagination », cité par Charbonnel, déçoit. Après une passionnante introduction qui cite Kant, Dilthey, Jaspers, le concept ne bénéficie pas d’une authentique réhabilitation critique. Pourtant, l’auteur montre bien que l’imagination a souffert, mais dans des proportions variables, de son lien à la sensation, à la vie du corps, mais aussi que cela a permis voire préparé la reconnaissance de l’imagination comme principe de la pensée, comme l’une de ses principales sources de fécondité. Le lien n’était pas forcément faux. Posait problème, avant tout, la hiérarchie entre le corps et l’esprit : l’imagination, apparaissant intermédiaire, ne pouvait être que concernée. Une fois admise l’hypothèse d’un certain monisme, ou du moins que l’esprit est lui aussi déterminé par la vie du corps, qu’il n’est pas « pur », l’imagination redevient une puissance certes ambiguë mais pas plus diabolique qu’angélique. Hélas, Starobinski ne réalise pas ce renversement : dès les premières lignes, on perçoit qu’il ne reconnaît pas vraiment l’imagination comme un possible soubassement continuel et, comme on l’a déjà signalé, il lit trop le XIXe siècle, à la fin de son article, à travers le prisme des surréalistes, de l’idéalisme à la fois réel et supposé des symbolistes, des romantiques. Malgré l’ambiguïté dont l’imagination se pare effectivement dans ces mouvements, il faut pourtant souligner qu’il y a là la reconnaissance d’un pouvoir authentique, même si cette reconnaissance est parfois aliénée, souvent encombrée de contradictions.426 Or, sous la plume de Starobinski, l’échec d’un redressement de l’imagination comme l’Autre de la Raison, comme puissance digne d’être traitée à égalité avec l’entendement, apparaît un peu trop comme une fatalité. Tous deux n’apparaissent plus comme des puissances ambivalentes, avec leurs mérites et leurs limites : l’ambition de l’imagination de participer à la connaissance semble mourir en même temps que celle « d’un grand réalisme magique ». Une certaine ambiguïté subsiste aussi sous la plume de Nanine Charbonnel lorsqu’elle évoque la « doctrine de l’Imagination » liée au « romantisme d’Iéna (Novalis, Wilhelm Schlegel) », au « postkantisme de Schelling » et à Coleridge : quand elle se penche sur l’apport du romantisme en la matière, sur « l’invention d’une faculté », elle a beau attribuer une majuscule à l’Imagination, on reste perplexe quand elle précise qu’il faut comprendre cette invention « au sens le plus ordinaire du terme ». On perçoit bien davantage que l’idée d’une simple création, conceptuelle en l’occurrence, d’un infléchissement productif : c’est une création « de toutes pièces », sans fondement, qui est ici dénoncée. Elle a pourtant raison de rappeler qu’« on a trop tendance en France à ne voir dans le romantisme que le chantre de l’infini de l’Imagination », alors que cette doctrine romantique « fait d’elle une nouvelle Raison ». Et, certes, c’est surtout l’« idéalisme magique » appelé de ses vœux par Novalis qu’elle dénonce, ainsi que les ambiguïtés de Coleridge et la tentation de porter « au crédit de l’“idéalisme” les lois établies depuis deux siècles par les “matérialistes“ » : il s’agit pour elle de trouver chez eux des précurseurs à Bachelard, Durand ou Jung.Mais, derrière la charge bienvenue, on perçoit le désir de porter plus loin le balancier : Nanine Charbonnel ne reconnaît aux romantiques allemands que le mérite d’avoir ouvert une voie littérairement féconde. Tentée d’inclure Freud dans sa réprobation, elle refuse de déceler le moindre progrès dans ces pouvoirs reconnus – même si c’est avec quelques excès – à l’imagination. Elle y voit même une régression, d’autant plus dangereuse qu’elle s’habille de prétentions philosophiques et scientifiques. Jamais n’est reconnue à cette « invention d’une faculté » le mérite de souligner les limites de la Raison. Qu’un lien existe entre les romantiques allemands, Freud et Bachelard ne fait aucun doute pourtant mais le danger est apparent qui consiste à rapprocher trop rapidement tous ces auteurs : les scrupules intellectuels du psychanalyste viennois, pour pris en défaut qu’ils puissent être parfois, me semblent tenir à bonne distance cette foi en l’imagination. Il est d’ailleurs significatif que Freud, parfois tenté par un certain scientisme, comme Bachelard, tienne mieux que lui à distance cette double tentation de la Science et de l’Imagination, semblant corriger l’une par l’autre là où l’auteur de La Formation de l’esprit scientifique délaisse finalement la première pour s’abandonner, dans ses ouvrages ultérieurs, aux délices de la seconde, aux plaisirs de l’imaginaire initialement dénoncé

Métaphore scientifique et métaphore littéraire

pour un rapprochement On peut donc noter, par exemple avec les cas respectifs de Freud et de Lacan, que l’usage de la métaphore en philosophie, dans les sciences humaines, dont nous entretient Bouveresse à travers l’affaire Sokal et Bricmont, n’est pas différent de l’usage heuristique, entendu au sens large, évoqué plus haut, quand l’image est « constitutive de la théorie ». À la façon de Michele dans Palombella rossa, il faut désormais rappeler que les métaphores sont importantes : c’est précisément parce qu’elles ont le pouvoir de modeler les perceptions, les représentations, qu’il ne faut pas en user à la légère. Hélas, une stratégie de défense consiste alors, comme Prodiges et vertiges de l’analogie le dénonce, à revendiquer un « droit à la métaphore » qui dévalue ipso facto la figure d’analogie, d’autant plus pour nous que ce droit reposerait sur une nature différente de la « métaphore poétique ». Jacques Bouveresse entend ainsi dénoncer l’usage par Régis Debray du théorème de Gödel ou la défense de Julia Kristeva qui revendique une réflexion « plus proche de la métaphore poétique que de la modélisation ». Par moment, l’auteur lui-même du petit essai semble tenté de distinguer « métaphore scientifique » et « métaphore poétique » ou, plus exactement, il fait remarquer que « le concept d’isomorphisme » abusivement revendiqué par certains des auteurs visés est « nettement plus technique et plus précis que celui de métaphore ». Seulement, il ajoute aussitôt que « l’isomorphisme est justement ce qui est supposé être préservé dans la transposition que Maxwell appelle une métaphore scientifique », ce qui est bien une façon d’accorder que la métaphore n’interdit pas la rigueur. Et de conclure que, ce qui est en cause, ce n’est pas la métaphore, mais l’« équivoque », la « confusion caractérisée ».Il me semble d’ailleurs que la précision concernant Maxwell, cet « isomorphisme » justement « préservé » dans la métaphore scientifique, pourrait s’étendre à toutes les figures d’analogie. Si certaines métaphores nous semblent meilleures que d’autres, en littérature ou au cinéma, c’est bien pour la même raison, en vertu du même principe d’une homologie plus ou moins poussée : là aussi, la bonne image est celle où « chaque terme dans son usage métaphorique conserve toutes les relations formelles qu’il pouvait avoir dans son usage original avec les autres termes du système », comme l’écrit Maxwell, cité par Bouveresse. En effet, ce qui est décrit ici n’est rien d’autre que la métaphore par analogie comprise, comme je le propose, non pas forcément « à quatre termes », mais éventuellement à six, huit, dix termes… Et il me semble que c’est faute de cette compréhension-là que le concept de métaphore paraît moins précis à Bouveresse que celui d’isomorphisme, parce que, précisément, il existe plusieurs conceptions de la figure d’analogie, dont la « substitutive ». Pour achever de rapprocher métaphore littéraire et métaphore scientifique, il reste seulement à préciser que la correspondance terme à terme, telle qu’elle est formulée par le physicien écossais lorsqu’il évoque la conservation de « toutes les relations formelles », est forcément une illusion : c’est l’idéal d’une correspondance parfaite, qui permettra de subsumer les deux espèces sous une nouvelle catégorie, de nommer un nouveau genre. Si l’on recourt à la métaphore, c’est précisément parce que l’on ne connaît pas « toutes les relations » entretenues par l’objet étudié, et qu’on pense pouvoir les appréhender à travers une série d’autres relations dont on sait bien par avance qu’on ne pourra pas les étendre à l’infini – sinon, on ne parlerait pas de métaphore, on dirait que l’on a reconnu exactement le même phénomène sous un nom différent, plus encore peut-être que dans le cas de l’éclair et de l’étincelle, où la foudre reste attachée à des phénomènes climatiques, par 443 Ibid., p. 67-70. 786 exemple, où l’homologie n’est pas totale. Si l’on a la conscience du même, c’est toujours en isolant certains traits au sein du réel. C’est ainsi qu’on dira peut-être qu’éclair et étincelle sont « le même phénomène », ou du moins des phénomènes voisins, notamment parce qu’il existe dans notre vocabulaire l’expression « décharge électrique », mais qu’on peinera à dire qu’il s’agit à proprement parler de la même chose, surtout si l’on a une expérience personnelle forte de chacun de deux phénomènes, où l’un est dangereux et l’autre ne l’est guère, par exemple. Évidemment, une fois cette précision faite, on peut accorder qu’il y a quelques différences entre les métaphores scientifiques et littéraires. Il y a de bonnes raisons pour lesquelles la science ne goûte pas les « métaphores éloignées », les rapprochements « entre des objets fort distants », mais il convient de ne pas s’exagérer l’importance d’une telle distinction, qui me semble surtout faire office aujourd’hui d’idée reçue. La « confusion caractérisée », l’équivocité complète n’est jamais recommandée en poésie non plus, et il est significatif, encore une fois, que les surréalistes n’aient jamais appliqué à la lettre leur programme, pour ne citer que cet exemple. On pourrait d’ailleurs noter que l’esthétique classique recommande les métaphores prudentes pour les mêmes raisons que les savants, dans la même optique de clarté des conceptions et des communications. Et, à l’inverse, nous pourrions reconnaître chez certains savants une grande hardiesse dans les rapprochements, comme chez Newton ou Einstein, ou encore dans la théorie des cordes, qui s’éloigne tant de l’expérience commune. N’avons-nous pas là les mêmes avantages et les mêmes inconvénients que dans les esthétiques « baroques » ? N’est-ce pas d’ailleurs pour mimer l’effet produit par ces grands savants que certains auteurs, de Lacan à ceux évoqués par Bouveresse, en imposent par des rapprochements trop audacieux, hasardeux ? Qu’on me pardonne d’insister sur ce point, sur les rapports de la métaphore à la science, mais je crois le problème d’importance. Il se pourrait bien, en particulier, que le malheur de la littérature, de la peinture ou du cinéma vienne de ce qu’ils ne jouissent pas de l’autorité apportée par la vérification expérimentale. Pour beaucoup, en effet, la véracité d’une loi scientifique est établie par le fait qu’on peut « l’observer », qu’elle permet de « prédire » des phénomènes, selon le fameux exemple du retour de la comète de Halley. Mais, ce qui devrait nous interroger, les grands savants méprisent généralement ce besoin. Françoise Balibar fait remarquer, dans un bel ouvrage de vulgarisation scientifique et philosophique, que Galilée s’est vanté d’avoir compris le mouvement uniforme avant d’avoir procédé à l’expérience de la chute d’une pierre du haut d’une tour, qu’il n’en avait pas eu besoin pour comprendre le phénomène, et que Einstein s’est félicité d’un comportement voisin à l’occasion de l’éclipse de 1919, de n’avoir pas eu besoin non plus de constater « si elle allait confirmer la déviation de la lumière dans le champ gravitationnel du Soleil », à la différence de Max Planck.Cela s’explique aisément : la rigueur du raisonnement leur suffit. Françoise Balibar appelle cela, « selon la terminologie introduite par E. Mach », une « expérience par la pensée » et fait remarquer que ce « mode de “raisonnement expérimental” [a été] délaissé par la physique du XVIIIe et du XIXe siècle » puis a été repris par Einstein qui en « fera abondamment usage », suggérant ainsi que la source des plus grandes découvertes du XXe réside là. Pour elle, il s’agit évidemment de montrer l’importance d’une approche philosophique conjuguée à l’approche scientifique. Mais on peut relever aussi que cette rigueur de Galilée et Einstein, c’est souvent celle d’une simplification mathématique dont l’intuition leur a été fourni par une analogie.

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