Maladies chroniques et société de l’emploi : émergence d’une contradiction

Maladies chroniques et société de l’emploi : émergence d’une contradiction

Pour bien cerner ce qui se joue autour de la question de l’insertion professionnelle des personnes vivant avec une maladie chronique, il me semble important de commencer en replaçant cette réflexion dans son contexte sociétal. Entre l’emploi et les personnes vivant avec une maladie chronique, malgré des volontés marquées, quelque chose coince. C’est ce que j’ai cherché à saisir. Il m’a fallu d’abord comprendre pourquoi l’emploi était un tel enjeu. La première partie revient donc sur le rôle central du travail et de l’emploi qui semble avoir perdu tout sens et ne parvient plus à atteindre ses objectifs. Il reste pourtant un outil central des politiques publiques pour lutter contre l’exclusion. La deuxième partie retrace ainsi comment les politiques liées au handicap en ont été influencées. Enfin, la troisième partie présente comment les maladies chroniques sont apparues dans la société et comment celle-ci tente avec difficulté d’en tenir compte.

Du travail vers l’emploi :primauté de la valeur de l’activité économique. (S’insérer dans une société économique capitaliste) .

Il me paraît important pour débuter cette présentation de revenir sur le rôle prépondérant du travail et plus particulièrement de l’emploi au sein de la société. Les personnes accueillies dans le cadre de mon activité professionnelle expriment très clairement ce tiraillement entre emploi et santé. J’ai donc ici chercher à comprendre comment et pourquoi l’emploi pouvait devenir si important qu’il en surpasse l’attention portée à sa santé et si j’extrapole légèrement l’attention portée à sa vie. Pour ce faire, j’ai tenté d’aller aux origines du travail et de reconstituer son évolution.

Petit retour sur la valeur du travail pour l’humain

Malgré des origines étymologiques différentes, les mots travail et emploi ont finalement convergé pour ne quasiment plus faire qu’un dans le langage courant. Pourtant, à y regarder de plus prêt et s’intéresser aux travaux portés par les sociologues, philosophes ou économistes pour les comprendre et les définir, de grandes différences apparaissent. Je vous propose donc de commencer par redonner du sens au mot et notamment au travail qui semble avoir réduit comme peau de chagrin. Je vais donc vous présenter l’évolution de la place du travail pour les humains jusqu’à sa version moderne représentée par l’emploi.

Du travail émancipateur au productivisme libéral

Pour Georges Friedmann, le travail est l’activité principale de l’humain, ce qui le distingue de l’animal car le travail est l’activité par laquelle il s’est adapté à son environnement, à des situations imprévues qui l’ont poussé à créer et transformer la nature. Il propose ainsi une définition du travail comme « l’ensemble des actions que l’homme, dans un but pratique, à l’aide de son cerveau, de ses mains, d’outils ou de machines, exerce sur la matière, actions qui à leur tour, réagissant sur l’homme, le modifient ». Le travail est considéré comme le moyen pour l’homme de s’opposer à la nature et de s’en émanciper. La lutte contre la nature pousse l’humain à se surpasser, il prend le contrôle sur la nature pour s’en éloigner et ainsi devenir encore plus humain. Le travail apparaît ainsi comme l’essence de l’homme ; il est intrinsèquement lié à sa condition d’humain, fait parti de ce qui le définit en tant que tel. Même si le travail est toujours perçu comme une activité centrale, il a, dans la société moderne, perdu son rôle émancipateur vis à vis de la nature. D’un point de vu anthropologique, nous dit Jean Marie Harribey, le travail est « la fraction de son activité consacrée à la production » de ses moyens de subsistances, c’est à dire les activités permettant de se nourrir, se chauffer… Selon Harribey, la vision historique, développée notamment par Dominique Méda , nous invite quant à elle à penser le travail moderne, à savoir le salariat, comme résultant du capitalisme. La définition du travail selon sa conception moderne est liée aux évolutions historiques. L’un ne va certainement pas sans l’autre et ils permettent de comprendre le sens et la place qu’a aujourd’hui le travail, un rôle de développement personnel et une dimension aliénante due à son évolution au cours du XXème siècle avec le développement du capitalisme. « Ce travail là a été inventé par le capitalisme à partir du moment où l’activité productive humaine a cessé d’être privée et soumise aux nécessités naturelles ».

Cette vision historique nous invite donc à interroger le travail moderne, ses composantes et ses enjeux.

Petite définition du travail moderne

Avant d’aller plus avant sur ce point, il convient de rappeler ce que nous entendons ici par le mot travail. Pour clarifier les termes que nous emploierons, nous utiliserons la distinction qu’en fait Jean Marie Harribey. Dans le langage courant et quotidien, le travail, c’est l’emploi, le statut juridique et réglementaire, le poste occupé au sein de l’entreprise, les conditions de son exercice, la charge liée, le tout systématiquement attaché à une rémunération . Jean marie Harribey présente l’emploi comme « le cadre institutionnel, défini par la loi (à ce moment là, il s’agira d’un cadre juridique) ou la coutume, dans lequel s’exerce un travail salarié ou indépendant, engendré soit par le secteur marchand soit par le secteur non marchand.» Mais tout comme André Gorz, il inclut dans le terme travail, des activités autres que l’emploi, des activités non rémunérées. Selon Jean Marie Harribey, le travail est « l’activité poursuivie dans le but de produire des biens et services à usage domestique ou non domestique, cette dernière catégorie correspondant à l’activité économique telle qu’elle est entendue lorsqu’il est question de la population active». André Gorz, quant à lui, y inclut le « travail ménager », le « travail artistique » et le travail « d’autoproduction ». Ce que nous nommons quotidiennement « Travail » ne correspond finalement qu’à une partie de celui-ci. Il correspond selon ces auteurs à un ensemble d’activités de production, de création, d’entraide, les activités utiles pour soi et son entourage. Il n’inclut pas obligatoirement de dimension d’échange ou de transaction monétaire. La tendance actuelle est à réduire le travail à l’activité économique, c’est-à-dire l’emploi, celui qui se fait dans un cadre précis, celui de l’entreprise et en contrepartie d’une rémunération.

Le monde moderne, une société de travailleurs

Le travail moderne, ou emploi, n’appartient donc plus du tout à la sphère privé mais est entièrement entré dans le public. André Gorz nous dit que, « la caractéristique essentielle de ce travail là – celui que nous « avons », « cherchons », « offrons » – est d’être une activité dans la sphère publique, demandée, définie, reconnue utile par d’autres et, à ce titre, rémunérée par eux. C’est par ce travail rémunéré (et plus particulièrement par le travail salarié) que nous appartenons à la sphère publique, acquérons une existence et une identité sociales (c’est à dire une « profession »), sommes insérés dans un réseau de relations et d’échanges où nous nous mesurons aux autres et nous voyons conférés des droits sur eux en échange de nos devoirs envers eux. C’est parce que le travail socialement rémunéré et déterminé est – même pour celles et ceux qui en cherchent, s’y préparent ou en manquent- le facteur de loin le plus important de socialisation que la société industrielle se comprend comme une « société de travailleurs » et, à ce titre, se distingue de toutes celles qui l’ont précédé ». Il distingue donc le travail effectué dans la sphère privé, pour soi, pour sa famille, non rémunéré et pour des raisons qui me sont propres (cités précédemment : travail ménager, artistique ou d’autoproduction) du travail exercé pour obtenir une rémunération et qui prend tout son sens par son interaction avec la société. C’est ce travail rémunéré qui est aujourd’hui devenu le socle de notre société, le fondement du lien social, et souvent la raison d’être, le mode d’expression et d’existence de chaque individu. Le travail au sens anthropologique n’est donc pas le socle de notre société. L’activité fondatrice centrale et primordiale est bien l’emploi. C’est cette activité là qui donne une place dans la société, situe dans une catégorie socioprofessionnelle et donne aux autres une indication sur l’identité, les valeurs ou le niveau de formation.

Table des matières

Introduction
1 – La genèse : Des rencontres
2 – Une première présentation des maladies chroniques
3 – Problématique
4 – Présentation du plan
5 – Méthodologie
L’association Arcat, un terrain facilité
L’accompagnement proposé via les PPS
La construction de mon travail de recherche
Partie 1 – Maladies chroniques et société de l’emploi : émergence d’une contradiction
I – Du travail vers l’emploi :primauté de la valeur de l’activité économique. (S’insérer dans une société économique capitaliste)
A – Petit retour sur la valeur du travail pour l’humain
1 – Du travail émancipateur au productivisme libéral
2 – Petite définition du travail moderne
3 – Le monde moderne, une société de travailleurs
B – Le plein emploi : utopie ou dystopie ?
1 – La perte d’emploi, un risque majeur et global
2 – Travail : Un sens perdu ?
3 – L’emploi serait-il malade ?
II – L’orientation progressive des politiques en faveur des personnes en situation de handicap vers l’emploi
A – Politique du handicap en France – de l’assistanat vers l’obligation d’emploi
1 – A l’origine des politiques pour les adultes handicapés : les victimes de guerre
2 – De la charité vers la solidarité
B – À l’échelle de l’Europe : concilier objectifs de croissance économique et inclusion des personnes handicapées
C – Les politiques actuelles en faveur de l’emploi des personnes en situation de handicap, en France
1 – La loi du 11/02/2005 : socle des dispositifs actuels pour les personnes en situation de handicap
2 – Deux outils pour renforcer la loi de 2005
3 – Le handicap : Une situation de vulnérabilité face à l’emploi
III – Maladies chroniques et emploi : deux concepts opposés, difficiles à concilier
A – L’apparition récente d’une problématique qui remet en cause les valeurs de la société
1 – La catégorie des maladies chroniques : apparition et définition
2 – La représentation sociale de la maladie inadaptée à la vie avec une maladie chronique
B – Reconnaissance administrative d’un handicap issu de la maladie chronique
1 – 2005 : Entrée des maladies chroniques dans le champs du handicap
2 – La Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH), clef indispensable à la prise en compte de son état de santé dans ses démarches d’accès à l’emploi
C– Un enjeu économique et de santé publique
1 – Un nombre de personnes vivant avec une maladie chronique en augmentation
2 – Une grande pluralité de maladies
3 – Un impact sur tous les aspects de la vie
Conclusion
Partie 2 – Maladie et recherche d’emploi : chroniques
I – Parcours de santé et parcours professionnel : une collision violente, une cohabitation complexe
A – La maladie : une rupture dans la trajectoire
1 – L’emploi comme lieu d’expression de la rupture : le parcours d’Anouar
2 – Un autre exemple de rupture : la migration sanitaire
3 – Trois modèles de réaction à la survenue de la maladie adaptés au contexte professionnel
4 – Santé et précarité : quand l’urgence sociale surpasse la santé
B – Le travail, le bon moyen de retrouver une vie normale ?
1 – L’injonction au retour à la normale
2 – Le prix de la normalité
II – La maladie chronique, des effets invalidants physiquement et moralement
A – La maladie chronique est à l’origine d’incapacités complexes et multiples réduisant la capacité de travail
1 – Une douleur sans fin
2 – L’asthénie : une fatigue chronique
3 – Imprévisibilité de l’état de santé au quotidien et de son évolution
4 – Une mobilité réduite
B – La gestion quotidienne de la maladie: un « travail » invisible
1 – La gestion des traitements et des soins
2 – Le « travail de négociation »
3 – le « travail de santé », déjà un temps partiel
C – Le poids du secret : dire ou ne pas dire ?
1 – L’exemple de la discrimination liée au VIH
2 – Les stratégies face au stigmate
3 – La RQTH un bon paravent?
Conclusion

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