Masculinités et souffrance contemporaine

Dans « A new Kind of beauty » , Phillip Toledano a enregistré des images de personnes qui ont subi des interventions esthétiques. Certaines questions l’ont guidé, telles que : qu’est-ce qui serait une nouvelle forme de beauté ? Ce qui définirait une nouvelle norme de beauté serait le moment historique ou les mains d’un chirurgien ? Sommes-nous en marche vers le paroxysme consistant à produire de nouveaux modes de subjectivation à partir de modifications dans la chair ?

Dans les médias, apparaissent fréquemment des cas de personnes mettant leur propre vie en danger afin d’atteindre un modèle idéal de corps, comme c’est le cas du nordaméricain Justin Jedilica. Durant une décennie, il s’est soumis à plus de 90 interventions chirurgicales, afin de devenir semblable à la poupée Ken, l’amoureux de la poupée Barbie. Au total, Jedilica a dépensé plus de deux cent mille dollars et déclare n’être pas encore satisfait de son corps. L’homme de 32 ans a expliqué qu’il n’arrêterait pas les chirurgies, malgré les avertissements des médecins concernant le péril qu’il fait d’ores et déjà courir à sa vie .

En 2012, le Brésil a dépassé le nombre d’interventions de chirurgie esthétiques faites aux Etats-Unis et est déjà le plus grand consommateur mondial en termes de nombres d’opérations. Entre 2009 et 2012, le nombre d’interventions esthétiques a crû de 120%, dépassant 1,5 million d’opérations sur la seule année 2012 . Selon une étude réalisée par la Société Brésilienne de Chirurgie Esthétique, durant ces cinq dernières années, sur  l’ensemble de ces opérations, la proportion d’hommes ayant eu recours à la chirurgie esthétique à finalité non réparatrice, mais bien esthétique, a bondi de 5% à 30%. Durant la Jornada Paulista de Cirurgia Plástica qui s’est déroulée entre mai et juin 2013, 88% des médecins ont affirmé avoir perçu l’augmentation du nombre d’hommes se soumettant à une chirurgie.

Nous savons que les soins corporels esthétiques ne sont pas une préoccupation de l’homme contemporain. Socrate (469-399 a.C.), par exemple, négligeait l’existence d’une séparation entre corps et âme. L’idéal grec de cette époque exigeait la pratique d’exercices réguliers, ainsi que le développement des capacités intellectuelles à l’Académie. Les dialogues des philosophes grecs englobaient une série de thématiques grandement variables, allant de thèmes relatifs à une meilleure diète pour garder la bonne forme du corps, la musique et la danse, jusqu’à des réflexions sur l’Éthique et la Politique (CARMO JUNIOR, 2005). Grosso modo, nous pouvons comprendre l’idéal de masculinité grec comme quelque chose qui ne dissocie pas le corps des propriétés intellectuelles.

Platon (427 – 347 a.C) percevait l’existence d’une dichotomie entre le corps et l’âme. Pour le penseur grec, le lieu du corps était un obstacle au développement complet de l’âme. Si celle-ci comprenait les attributs relatifs à l’intellect, le corps, du fait d’être le lieu de présentation de la douleur et de « contenir la mort », se présentait en tant qu’obstacle à la supériorité de l’âme (CARVALHO; RUBIO, 2001). Ainsi, le corps grec était un lieu privé qui devrait être travaillé, vénéré dans ses formes, sans se détacher du développement des facultés intellectuelles. Comme il s’agit d’une construction historique, produit de l’environnement culturel d’une société déterminée, nous comprenons que l’incidence des effets de la production de cet idéal du corps sur la masculinité grecque, était intimement liée  à une masculinité virile, sportive, belliqueuse, mais également renforcée dans son intellect par l’étude de la métaphysique, de la Politique et de l’Éthique.

Bien qu’ayant été réprimée au Moyen âge par le dogmatisme religieux qui survalorisait le salut de l’âme au détriment du corps, la place sociale de celui-ci a été restaurée durant la Renaissance. Le discrédit du corps à l’époque Médiévale a été récompensé durant la Renaissance et replacé au centre avec l’insurrection de la raison qui a rendu possible l’apparition de pratiques, à partir de nouvelles pédagogies et qui eurent une influence directe sur les contours des corps masculins de cette époque. Selon les mots de Vigarello, « l’idéal corporel du courtisan allierait à la force une nouvelle habileté, ses mouvements joindraient une esthétique à l’efficacité » (VIGARELLO, 2009, p. 332). De telle sorte que la définition esthétique était l’expression des interventions, non seulement sur le corps, mais avant tout, les effets subjectifs dans le montage du genre masculin à différentes époques de l’histoire. Le développement de l’esthétique du corps était allié à l’attention intellectuelle et exprimait divers modes de manifestation de la masculinité. Le genre était conditionné par la performativité de sa fonction sociale, ce qui rendait nécessaire la réponse qui devrait être donnée aux rôles socialement attribués au genre masculin. Les initiés amenaient leur propre marque subjective dans les processus d’assomption d’une identité masculine par le biais des exercices les plus variés, tant pour le physique que pour l’intellect.

Ainsi, de la renaissance à la modernité, l’administration du propre corps mettait en jeu l’implication de l’individu dans son processus de construction corporelle et de constitution subjective. Cet individu rationnel de la modernité connait à l’apogée de l’illuminisme la survalorisation de la raison sur les passions de l’âme. Ainsi, le rationalisme cartésien présente au monde l’idée d’un individu rationnel qui s’assure de la connaissance du monde à partir du cogito. Toutefois, nous ne pouvons équivaloir cet individu rationnel au  sujet de la psychanalyse.

C’est que le sujet s’échappe d’ailleurs, ou plutôt, surtout, au moment où il articule je pense, car aussi clair et distinct qu’il soit, ce je pense est un signifiant, qui trouve seulement le caractère évanescent du sujet, dans le propre apex auquel il nous conduit. Raison pour laquelle, Lacan, à partir de l’expérience de l’analyse, reprend le je pense donc je suis sous la forme d’un je pense où je ne suis pas (BAAS & ZOLOSZYC, 1996, p. 2).

Ainsi, il faut indiquer une distinction qui nous sera grandement utile tout au long de cette thèse. Lorsque nous faisons référence à l’idée d’individu, nous désignons la présence de cet être rationnel, non divisé, du cogito cartésien. Cet individu qui, en fondant sa possibilité de connaissance du monde sur la raison, ne laisse rien échapper. En contrepartie, quand nous faisons référence au sujet, nous considérons l’effet de la chaine signifiante. Cette production qui ne coïncide pas avec l’individu cartésien, puisque la partie de l’entrée dans le langage ne peut être racontée qu’à partir de sa division subjective et de son apparition évanescente (FINK, 1998).

C’est autour de cette impasse installée par l’idée d’un individu rationnel cartésien et de la critique lacanienne envers un tel modèle, avec l’idée de sujet, que cette thèse sera écrite. La problématique du rapport des modèles de masculinité et de la construction et de la gestion du corps lui-même, font affleurer les impasses relatives au sujet qui tente de se faire individu, si on peut l’exprimer ainsi, même de façon précipitée. Après tout, cette recherche est à propos du domaine de l’image du vieillissement du corps masculin – représentant de la castration du sujet – au moyen des technologies de modification de la réalité du corps – représentant de l’individu rationnel cartésien. Nous partons alors d’une première hypothèse selon laquelle les questions que nous allons traiter sont des corolaires à cette recherche d’un  contrôle rationnel sur le corps lui-même, par le biais de l’administration de techniques de soin de soi, amplement promues par le néolibéralisme.

L’avancement de l’âge semble mettre en risque l’image socialement construite sur le corps masculin tout au long de l’histoire de l’occident, en devenant une des nouvelles modalités de souffrance que l’homme doit « administrer ». Le néolibéralisme et la promotion de l’état d’insatisfaction constant du sujet vis-à-vis de son apparence ont incorporé l’idée d’administration de la vie en tant qu’axe central sur lequel le sujet doit s’établir comme entrepreneur et gestionnaire de tout ce qui peut lui causer de la souffrance (LAVAL, 2007).

Plus de quatre siècles se sont passés depuis que la science a éclipsé la religion en tant que forme de représentation du monde. À nos yeux, le néolibéralisme se présente comme un héritier des régimes libéraux traditionnels, mais réinventé sous une forme high-tech. En installant la soumission du sujet aux lois du marché, le néolibéralisme semble faire réapparaître l’idée de l’individu cartésien, en le remettant en adéquation avec la réalité de sa division à partir des nouveaux rapports de consommation.

Considéré comme un courant économique qui élève l’autopromotion et la gestion du propre destin, le néolibéralisme récupère la rationalité en tant que centre opérateur du monde. Le lien social entre les sujets devient basé sur le niveau de satisfaction que le sujet peut trouver dans l’entreprenariat de soi, en se fondant sur la compétitivité représentée par le marché des capitaux. En somme, le néolibéralisme considère le sujet lui-même comme une marchandise qui pourrait circuler librement au sein de divers espaces sociaux dépourvu d’un quelconque sens identitaire et mû par le même principe de séduction de la marchandise. Avec cela, penser un concept exact qui représente seulement un modèle de masculinité va devenir chaque fois plus distant, à partir du moment où la stabilité fournie par l’identité  intéresse moins que la logique entre possibilité de consommation – nécessité de reconnaissance.

De la sorte, nous considérons que la préoccupation croissante vis-à-vis du corps, attestée par l’augmentation de la demande en matière d’interventions esthétiques, met en évidence les effets de la pensée néolibérale sur la production des idéaux de masculinité d’une époque. Si tout au long de l’histoire le corps est devenu un des lieux possibles d’expression subjective de la masculinité, ce fut parce que le fantasme sous-jacent au désir dans son déplacement métonymique, trouve sa limite dans l’imposition de la castration. Désormais, les effets de l’action du temps se trouvant dans la ligne des fantasmes possibles de ce sujet, le marché des produits de soins esthétiques a été rapidement séduit par la technoscience et a été capturé par le capital.

À ce niveau, nous trouvons un point important qui nous permet de réfléchir sur de possibles différences d’utilisation des corps et de la place du sujet, lorsque nous comparons l’antiquité avec le contexte actuel régi par le néolibéralisme. Après tout, quelle place le sujet occupe-t-il dans ces deux moments historiques distincts ? En d’autres mots, l’individu entrepreneur de l’actuel moment néolibéral aura-t-il le même rapport que le courtisan de la Renaissance avait avec son corps ? Nous partons de l’hypothèse que non. Nous considérons qu’il existe une certaine béance entre ces deux modes de subjectivation dans lesquels les sacrifices exigés pour pouvoir construire un corps ont été vaincus, le sujet lui-même se retrouvant exclu dans les processus de constitution subjective.

Loin de vouloir romancer un passé lointain avec des élucubrations qui récupèrent l’idéal viril du temps des romans de cavalerie, notre travail cherche à dialoguer avec les nouvelles modalités de masculinité contemporaine, en problématisant la propre relation du sujet avec la castration. Après tout, les technosciences auront-elles scellé la castration du désir à partir de l’insertion du sujet au sein d’une nouvelle logique qui surévalue la jouissance ? Nous pensons que cette recherche réalise la tâche de questionner le sujet sur ce qui lui apparait en tant qu’effets de la castration – par exemple le vieillissement – à partir d’une modification structurelle de la relation du sujet avec son désir et avec la jouissance. Nous misons sur le fait que les technosciences, en vainquant les limites établies jusque-là par l’absence de l’infinité de traitements possibles actuellement, ont promu le discours de la science en tant que représentant d’un passage vers une nouvelle possibilité d’appréhension clinique moins basée sur le désir que sur l’exigence de jouissance. L’imposition médiatique de la dictature du corps parfait ajoutée aux facilités de payement et au perfectionnement technologique constant substituent les difficultés que, par exemple, les grecs avaient pour atteindre une norme déterminée de beauté esthétique et intellectuelle. Il n’existe plus de nécessité d’un effort herculéen (dans le meilleur style no pain, no gain) pour pouvoir obtenir un corps esthétiquement parfait. Dans ce cas-ci, le bistouri peut facilement remplacer l’haltère dans la construction du corps idéalisé.

Table des matières

Introduction
1| Panorama de la masculinité
1.1 | Masculinité et performativité
1.2 | De Playboy à Men’s Health : est-ce que quelque chose ne « tourne pas rond » ?
2 | Le sujet néolibéral : un entrepreneur de soi croyant en le Marché
2.1 | L’individu ingouvernable : lorsque le néolibéralisme conjugue la pulsion
2.2 | L’homme économique : du sujet à l’individu en tant qu’un entrepreneur de soi
2.3 | Le divin marché : Le Marché comme religion
3 | Néolibéralisme et la théorie du discours : le corps lathouse
3.1 | La structure du discours
3.2 | Le sujet néolibéral et le corps produit pour le discours de la science
3.3 | Discours du capitaliste : le maître moderne et la tyrannie de la beauté d’un corps qui se consomme
4 | Méthodologie
4.1 | Du choix de la méthode
4.2 | Analyse des données : la division du sujet entre l’énoncé et l’énonciation
4.2.1 | L’énonciation par le modèle du nœud borroméen
4.2.2 | L’énoncé et l’identification
5 | Le néolibéralisme et les structures psychiques
5.1 | Masculinité contemporaine : encore un risque de féminisation ?
5.2 | Le corps en tant qu’objet
5.3 | Néolibéralisme et psychose : le corps comme suppléance
5.3.1 | À propos de la psychose ordinaire
5.3.2 | La notion de suppléance
5.3.3 | Le corps en tant que suppléance imaginaire
5.4 | Néolibéralisme, discours de la science et narcissisme
Conclusion

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