Modernisation agricole et nouvelle structure agraire au Chili

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Le laboratoire chilien : un modèle de développement (é)prouvé

Dans ce contexte de développement de portée mondiale, les expériences de transformation locales diffèrent les unes des autres. Le cas du Chili particulièrement, a été caractérisé par une mise en place abrupte d’un modèle économique néolibéral, alors que les désirs nationaux précédents désignaient le renforcement de l’État et la promotion de l’industrialisation comme voie de développement autonome, en suivant les tendances régionales du desarrollismo et de la théorie de la dépendance. Le résultat actuel est la construction d’une société marquée par d´importantes inégalités sociales, une protection sociale gérée pratiquement par les seules sociétés privées, des valeurs de confrontation entre les différents secteurs de la société, et un modèle économique obsédé par la croissance économique, le commerce international et l’exportation, principalement de matières premières. Mais une telle définition du projet de développement chilien serait trop caricaturale, c’est pourquoi la configuration du modèle de développement actuel est examinée, en évoquant son histoire récente.

Le « desarrollismo » et le développement de l’industrie nationale

La poussée des paradigmes et des idées sur le développement n’a pas été absente du Chili. Encadrées dans un contexte régional, des réformes et des stratégies furent promues entre les années 1940 et 1960, visant l’expansion de l’industrialisation par le renforcement du rôle de l’État. La création de la Corporation pour la promotion de la production (Corporación de fomento de la producción) CORFO en 1939 fut emblématique dans ce sens, avec la mission de formuler un plan de développement de la production nationale. L’activation de l’industrie allait apporter le progrès matériel, économique et social dont le Chili avait besoin31. De ce fait, la promotion de l’industrialisation devait s’orienter vers huit points (CORFO 1939 : 5) :
a. L’amélioration du niveau de vie de la population pour assurer son bien-être
b. L’amélioration de la balance commerciale et des paiements internationaux
c. La canalisation des activités industrielles vers une production pour les différentes régions du pays et pour le marché extérieur
d. L’exploitation rationnelle des ressources naturelles
e. Lien de l’industrie avec l’activité minière, agricole et la pêche
f. Attirer des capitaux nationaux vers la production industrielle
g. Attirer la jeunesse vers les activités productives
h. Accord national pour que l’industrie ait une base qui puisse s’adapter aux besoins de santé publique et de défense en cas d’urgence
C´est ainsi qu´une importante expansion nationale naquit, contemporaine de la fin de la Seconde Guerre mondiale et du début de l’ère du développement, avec la naissance de la théorie de la modernisation. De nombreuses entreprises étatiques se créèrent grâce au plan de la CORFO, comme l’Entreprise nationale de l’électricité (CHILECTRA), des usines d’acier (Pacífico y Huachipato), l’Entreprise nationale du pétrole (ENAP), l’Industrie sucrière nationale (IANSA) et des usines de soutien de l’activité minière (CORFO 1960).
Dans le domaine agricole, comme cela sera présenté plus en détail dans la deuxième partie de cette thèse, la stimulation de la production fut menée avec l’établissement d’une réforme agraire, en suivant les recommandations de portée régionale de la CEPALC. En intervenant sur le complexe du latifundium, toujours prédominant à l’époque, une redistribution des terres eu lieu dans les années 1960, dans le but de les rendre plus actives et productives (cf. Chonchol 1967 ; Garrido 1988). En plus du développement de la production agricole, la Réforme agraire apporta de profondes transformations dans la société chilienne et plus particulièrement dans la société rurale. À ces réussites s´ajouta en 1971 –et après les efforts des gouvernements successifs – la nationalisation de l’industrie minière, la principale richesse du Chili du XXe siècle, qui était exploitée par des capitaux étrangers. Si on considère que le Chili est le premier producteur de cuivre, représentant à lui seul près du 40% du total mondial, cette nationalisation fut très importante, en termes économiques et productifs, mais aussi en termes sociaux et culturels. L’industrie des mines occupe une position remarquable dans l’histoire, l’identité, les traditions et la mémoire chilienne (cf. Alvear 1975, CODELCO 1975).
Le développement du Chili pendant ces décennies se caractérisa par l’impulsion donnée à l’industrie, le raffermissement du rôle de l’État par des entreprises publiques, et l’approche d’un projet social visant la diminution de la pauvreté et des inégalités et la promotion du travail. Dans cette perspective se détache particulièrement le gouvernement socialiste du Président Salvador Allende entre les années 1970 et 1973, aussi connu comme le « Gouvernement de l’Unité populaire » (Gobierno de la UnidadPopular). Pour Allende, l’idée de développement était liée à l’intégration sociale, où le travail était considéré comme un projet d’intégration, de justice et de liberté qui permettrait la configuration de nouvelles relations sociales32.
La pression que subit ce gouvernement de la part de ses opposants internes et les pressions économiques externes, notamment du gouvernement des États-Unis, dirigé à l’époque par le Président Richard Nixon, déclenchèrent une importante crise sociale et économique qui déboucha sur l’intervention militaire du coup d’État dirigé par Augusto Pinochet. Cet événement marqua un important bouleversement du projet de développement chilien, en jetant les bases du modèle socioéconomique actuel.

Le miracle chilien : l’installation du modèle néolibéral

La dictature de Pinochet fut caractérisée, outre les violents abus aux droits de l´homme, par des transformations structurelles de la société chilienne et du modèle économique lancé par les gouvernements précédents. Dans cette soif de remodeler le pays, principalement pour améliorer ses indicateurs macroéconomiques, ressortent les actions imposées par les Chicago boys, un groupe d’économistes chiliens formés à l’Université de Chicago auprès de Milton Friedman (conseiller économique des présidents états-uniens Nixon et Reagan et prix Nobel d’économie en 1976). La solution pour affronter les problèmes économiques qui affectaient le Chili était le marché libre et le monétarisme.
Les Chicago boys proposèrent un modèle de développement qui cherchait, tout d’abord, à en finir avec la crise socioéconomique déclenchée lors du Gouvernement de l’Unité populaire33. Dans l’ouvrage El ladrillo(La brique), qui réunit les bases et les fondements de la politique économique des Chicago boys, les objectifs de ces réformes furent décrits comme le besoin d’installer un « modèle de développement basé sur une économie décentralisée, où les unités productives soient indépendantes et compétitives pour profiter au maximum des avantages qu’offre un système de marché […] où l’action de l’État tend à être indirecte » (De Castro1992: 62-63).
Parmi les recommandations des Chicago boys qui furent appliquées au cours des années 1970 à 1980, ressortent : la diminution des dépenses fiscales et la restructuration des organismes de l’État ; la libéralisation de différents domaines comme la fiscalité, le travail et le contrôle économique ; la privatisation de services sociaux (sécurité sociale, santé, éducation) et des entreprises étatiques; et l’ouverture des frontières économiques pour favoriser le commerce international et les investissements de capitaux étrangers, principalement basés sur l’exploitation de matières premières. En résumé, la dégradation du rôle de l’État et l’ouverture au commerce international, en suivant les normes du libre marché et du monétarisme.
Ces profondes réformes de choc contre l’État chilien se traduisirent dans la première implantation pratique du modèle économique néolibéral. Grâce à l’intervention militaire de Pinochet et à l’absence de représentation sociale, le paysage social, économique et culturel du Chili fut violemment transformé. Le Chili devint le laboratoire du paradigme de Friedman, qui nomma ce système le miracle chilien (Collins et Lear 1995). La politique économique et sociale du régime militaire futinscrite dans la Constitution politique de 1980, texte fondamental qui est toujours en vigueur malgré les trois décennies qui se sont écoulées depuis sa rédaction.
33 « (…) trois ans après le désir persistant d’un Chili meilleur a poussé un groupe d’académiciens à essayer d’élaborer un programme de développement économique. Notre intention a été de livrer des recommandations dans le but d’aider à sortir le pays de la prostration économique dans laquelle il avait été plongé : de la désespérance et de la pauvreté généralisées dans lesquelles nous soumettait et emprisonnait le régime de l’Unité Populaire ! » (De Castro 1992 : 9). L’établissement de ces réformes impliqua le changement des politiques et des projets de développement des gouvernements précédents, dans différents domaines. Dans le secteur agricole particulièrement, une contre-réforme agraire qui avait pour but de restituer les terres expropriées aux anciens propriétaires fut mise en place. Comme il est présenté dans les sections suivantes, cette période signifia aussi la vente de vastes territoires agricoles en faveur de l’installation de grandes entreprises agricoles de capitaux nationaux et étrangers ou Complexes Agro-Industriels (CAI), orientés principalement vers la production agricole d’exportation. Il s’agit d’une transformation qui changea complètement le panorama rural chilien (cf. Gómez et Echeñique 1988, Salazar et Pinto 2002).
Dans le domaine de l’industrie minière, une dénationalisationfut effectuée par le régime de Pinochet. La production minière, qui en 1973 appartenait à plus de 90% à l’État chilien, a connu un processus de privatisation. Bien que la Corporation Nationale du Cuivre (CODELCO) ait été créée en 1976 dans le but de gérer la production minière nationale, la forte augmentation d’investissements étrangers dans l’industrie minière déclencha une importante privatisation de ce secteur. En 2007, la production minière privée était de presque 70% (Caputo et Galarce 2007). Malgré cette privatisation, CODELCO est de nos jours la première industrie productrice de cuivre du monde, et elle compte aussi sur les réserves de cuivre les plus importantes (CODELCO 2010). Cette politique de privatisation a aussi atteint d’autres entreprises nationales. Parmi les secteurs et les entreprises privatisées, on peut relever l’eau (AguasAndinas, EmpresaSanitaria de Valparaíso ESVAL), l’électricité (CompañíaChilena de Electricidad CHILECTRA, EmpresaNacional de Electricidad ENDESA), la production industrielle (AcerosdelPacífico), l’industrie de l’alimentation (IndustriaAzucareraNacionalIANSA), les télécommunications (EmpresaNacional de Telecomunicaciones ENTEL, Compañía de Teléfonos de Chile CTC), le transport (Línea AéreaNacionalLAN Chile), l’industrie pharmaceutique (Laboratorios Chile) et le secteur financier (Banco de Chile, CorpBanca) (cf. Collins et Lear 1995, Salazar et Pinto 2002).
Le système de retraite et d’épargne fut aussi transformé, en remettant son administration à des sociétés privées, avec la création du système des Administradoras de Fondos de Pensiones de Chile (Administratrices de Fonds de Pensions du Chili) AFP en 1980. Les fonds de retraite et les épargnes sont désormais gérés par des institutions financières, dans un système qui capitalise individuellement les prévisions des travailleurs, et les investit dans le marché international, avec différents niveaux de risques. Ainsi, les fonds de retraite et l´épargne deviennent dépendants des rendements des institutions financières (cf. Collins et Lear 1995, Salazar et Pinto 2002).
Le domaine du travail a aussi vu des nouvelles politiques se mettre en place, sur deux lignesspécialement, grâce à la désarticulation du Code du travail : l’opposition à l’organisation du travail et la libéralisation ou flexibilité du travail. Concernant l’opposition à l’organisation du travail, les syndicats ont été dissous, les grèves et les négociations collectives ont été interdites (cf. Salazar et Pinto 1999 et 2002). Il s’agit d’une transgression de deux des huit conventions fondamentales désignées par l’OIT : la N° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical ; et la N° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective. Il s´agit aussi des conventions prioritaires sur l’inspection du travail et sur les consultations tripartites.
En ce qui concerne la flexibilité du travail, plusieurs mesures furent mises en place, dans le sens de libéraliser la gestion et le contrôle du travail. La désarticulation du Code du travail affecta la protection des travailleurs, face à des licenciements abusifs par exemple ou à l’absence d’indemnisation des salariés renvoyés, à la possibilité pour les employeurs de changer les contrats et les conditions de travail, et à la fixation unilatérale des salaires et des temps de travail, entre autres (cf. Collins et Lear 1995, Salazar et Pinto 2002).
Ces nouvelles conditions de production imposées par le régime militaire se traduisirent, en particulier, par une importante augmentation du chômage (autour de 20% entre 1974 et 1987), par une élévation de la pauvreté (qui atteignait presque la moitié de la population en 1990) et des inégalités sociales, par des problèmes de malnutrition, et par la poussée du travail informel (cf. Collins et Lear 1995). Le nouveau modèle économique réussit, en 17 ans, à transformer profondément la société chilienne, dans une voie de « développement » de retour difficile.

La fin de la dictature : un nouveau modèle de développement ?

Le retour de la démocratie dans les mains de la Concertación(Concertation de Partis pour la Démocratie) marqua un point de rupture avec le régime militaire. En même temps, elle renouvela les espoirs d’un nouveau projet de développement pour la société chilienne, malgré la permanence de Pinochet en tant que Commandant en chef de l’armée jusqu’en 1998, puis en tant que sénateur à viejusqu’en 2005, quand des modifications furent introduites à la Constitution politique de 1980. Cependant, le maintien de la Constitution politique de 1980 ainsi que de plusieurs lois et normes émises durant les années 1980, confirmèrent l’adhésion de la Concertaciónà plusieurs fondements constitutionnels qui définissent les principaux pouvoirs de l’État, son orientation et son fonctionnement. Si plusieurs réformes furent menées, principalement dans le sens de renforcer la démocratie et la politique sociale, des sujets importants restèrent intouchables, comme le système électoral binominal34 qui exclut les petits partis politiques et altère la représentation politique, l’extrême libéralisme économique et l’importance des sociétés privées, ou la non reconnaissance constitutionnelle des peuples indigènes (cf. MinisterioSecretaría General de la Presidencia 2011). Les gouvernements de la Concertación acceptèrent le modèle économique hérité du régime militaire35. Le projet économique fut de s’orienter vers la recherche d’une croissance économique et dynamique soutenue, comme l’exprima un ancien Ministre des Finances de la Concertación, « La stratégie de croissance a approfondi l’orientation de la capacité productive vers les exportations, en développant l’ouverture des frontières économiques, en favorisant la concurrence et une assignation efficace des ressources au travers de mécanismes de marché et en établissant des règles économiques claires et équitables » (Eyzaguirre 2005 : 10). En effet, comme il est possible de le constater dans plusieurs secteurs, « Au début du troisième millénaire, les bases du modèle économique ne se discutent plus dans notre pays » (Larraín et Vergara 2001 : 3).
Cependant, c’est en matière sociale que se trouvèrent les principaux points de désaccord avec les politiques des années 1980, et que les principales réformes se mirent en œuvre. Les domaines de la santé, de l’éducation, du travail et des populations en situation de vulnérabilité, furent la cible de plusieurs actions. Malgré le caractère privé des services sociaux, différents projets s’établirent, comme le renforcement de l’éducation (par exemple, avec l’établissement de l’enseignement secondaire obligatoire et le soutienàl’école maternelle), le renforcement de programmes sociaux d’aide aux populations en situation de vulnérabilité (au travers du Ministère de la Planification et de la Coopération MIDEPLAN créé en 1990, ancien Bureau de Planification Nationale ODEPLAN), l’amélioration des conditions de travail (par exemple, avec la réduction de la journée de travail, le rajustement périodique du salaire minimum, l’établissement de l’assurance chômage et la régulation de la sous-traitance), la promotion de l’égalité de genre (avec la création, entre autres, du Service National de la Femme SERNAM en 1991), la promotion des jeunes (par exemple, avec la création de l’Institut National de la Jeunesse INJUV en 1991) ou le soutien des groupes indigènes (avec la création de la Corporation Nationale de Développement Indigène CONADI en 1993), entre autres.
Malgré les remises en question qui peuvent être faites par rapport aux réformes et aux actions menées par les gouvernements de la Concertación, selon quelques indicateurs, des progrès furent obtenus en matière de développement économique et social. La réduction de la pauvreté a été importante, de 38,6% en 1990 à 15,1% en 2009 (MIDEPLAN 2010). En effet, le pays compte sur un IDH classifié comme très élevé, en occupant la 44ème position mondiale et une valeur de 0,805 (PNUD 2011). En matière de croissance économique, entre 1991 et 2005, le PIB per capita a augmenté à un taux annuel moyen de 4,1%, alors que la moyenne mondiale pour cette même période était de 1,4% (Shmidt-Hebbel 2006).
Au même temps, face à ces progrès, d‘importantes inégalités persistent au Chili. En ce qui concerne les inégalités dans la distribution de revenu, le coefficient de Gini a été de 0,55 en 2010, similaire à ceux des pays avec un IDH moyen et même faible comme par exemple le Nicaragua, la Thaïlande ou le Rwanda. Et selon les enquêtes nationales, en observant les indicateurs qui comparent les revenus autonomes des 10% les plus riches de la population à ceux des 10% les plus pauvres, on constate que les revenus des 10% les plus riches sont 46 fois ceux des 10% les plus pauvres(MIDEPLAN 2010). Dans le secteur de l’éducation, différents indicateurs montrent des rendements inéquitables entre des étudiants provenant d’établissements publics, mixtes et privés. La qualité de l’éducation dans les établissements publics est considérablement plus faible que celle des établissements privés. Selon le Programme PISA (Programme for International StudentAssessment) de l’OCDE, au Chili l’impact du milieu socio-économique sur le rendement de l’apprentissage est important, ce qui met en évidence une inégalité des chances dans l’éducation (OCDE 2011).
Et le genre n’est pas exclu de ces inégalités. Dans le secteur du travail, les femmes continuent à avoir une participation au marché du travail de 40% environ, plus faible que celle d’autres pays Latino-américains, et beaucoup plus faible que celle de pays d’Europe du Nord. Des études expliquent cette faible participation avec la prévalence de facteurs culturels comme le machisme et le conservatisme, qui joueraient contre l’incorporation des femmes au marché du travail (cf. Contreras et Plaza 2010). Au même temps, des études continuent à montrer d’importantes brèches salariales contre les femmes. Selon différentes études, les salaires de femmes seraient entre 10% et 30% plus faibles que ceux des hommes (Perticará et Bueno 2009).
En dépit des différentes inégalités qui ont persisté dans la société chilienne dans un contexte de croissance économique soutenue lors des dernières décennies, le Chili continue à être considéré un pays modèle de développement et d’insertion mondiale. Les politiques économiques et sociales mises en place ont aidé à construire une image de progrès, de développement et de stabilité non seulement pour la région, mais aussi pour plusieurs référents mondiaux. En effet, le Chili est le premier pays sud-américain à être membre de l’OCDE (OCDE 2011).

Le triomphe de la croissance économique

L’année 2010 a été significative pour le Chili. Tout d’abord, un violent tremblement de terre et un tsunami affectèrent plusieurs régions du pays, en générant des importantes pertes humaines et matérielles. Ensuite, la passation des pouvoirs du gouvernement de Michelle Bachelet (et des 20 années de gouvernements successifs de la Concertación) à la Présidence de SebastiánPiñera, le premier gouvernement de centre-droite depuis la dictature, eut lieu. Ce sont deux événements qui ont réorienté les projets de développement qui existaient durant les dernières années. Ainsi, la reconstruction des zones affectées a été l’impératif pour les différents domaines du gouvernement : l’aide à la reconstruction des logements abîmés ou détruits, la restitution des services de base (eau, électricité, gaz), la remise en place des soins médicaux, le rétablissement de l’enseignement, la création d’emplois d’urgence et le retour de la production et de la croissance économique, entre autres.
Cependant, en surmontantles problèmes qu’une catastrophe naturelle implique, de nouvelles orientations du développement sont apparues. La mission du gouvernement actuel est –d’après les paroles du Président Piñera– d’avancer dans le développement du Chili et vers la fin de la pauvreté36. Ce sont deux propos qui se trouvent sur la même longueur d’onde que ceux des organismes internationaux, qui prônent la croissance et la fin de la pauvreté pour cimenter le développement des nations. Mais comment combattre la pauvreté ? Selon le même discours du Président Piñera, le principal outil qui apportera les opportunités nécessaires à la population et permettra de finir avec la pauvreté est la « croissance économique » : « Récupérer la capacité de croissance est le principal instrument pour créer des opportunités et battre la pauvreté. La croissance économique produit de l’emploi, améliore les salaires, donne plus d’opportunités et apporte des ressources pour financer les dépenses sociales et, spécialement notre Agenda Social, au bénéfice de la classe moyenne et des secteurs les plus vulnérables »37.
Ainsi, d’une manière presque prodigieuse, la croissance économique pourrait permettre non seulement le développement économique du Chili, mais aussi un « développement social ». La croissance, principal instrument pour générer des opportunités –et non l’éducation, le travail ou la santé, par exemple–, serait selon cette approche le moteur du développement. Le développement, grâce à la croissance économique, sera la machine qui apportera du progrès social au Chili. La pauvreté, l’emploi, l’aide sociale et les services sociaux, entre autres, seront plus productifs avec une croissance économique élevée et soutenue.
Il s’agit d’un discours qui révèle de manière explicite une approche économiciste et basée sur la croissance de la notion de développement, et qui n’inclut pas les dernières discussions sur les indicateurs classiques du développement. Une notion plus proche de celle de la théorie de la modernisation que des nouvelles discussions sur le développement, comme les propositions de la Commission Stiglitz. Ce n’est pas une nouveauté de remarquer que le PNB ou le PIB ne suffisent pas pour mesurer le développement et le progrès du bien-être dans différentes sphères de la vie en société et non uniquement dans la sphère économique. Cependant, les déclarations du gouvernement actuel du Chili continuent à soutenir une approche plus classique du développement.
Ce modèle de développement mis en place depuis la fin des années 1970 semble s’être enraciné dans le Chili, au-delà des différences politiques entre les gouvernements qui se sont succédé depuis les années 1990. La croissance économique a été et continue d’être le principal indicateur du développement du pays, au détriment d’autres indicateurs, par exemple, de type social ou environnemental. Et ceci, grâce à des politiques d’exportation de produits –principalement de matières premières–.
Si le progrès social et le bien-être sont devenus importants au niveau des discours, aucune définition concrète sur ces concepts n’a été établie, et aucun indicateur pour les mesurer et les évaluer n’a été mis en place. Ils demeurent dépendants de la performance économique basée sur le libre-échange, la participation du secteur privé et l’ouverture au commerce extérieur, avec la promotion des exportations, comme la partie suivantele présente.

Développement et insertion du Chili dans le commerce mondial

En suivant cette approche, le modèle de développement chilien s’est rendu dépendant des exportations, en grande mesure pour réussir son positionnement dans le commerce international et pour collaborer avec la croissance économique, qui apportera le progrès social souhaité en suivant un « effet de ruissellement ». De fait, depuis les années 1970, la croissance économique a été dirigée par les exportations. Mais, quelles exportations exactement ? L’objectif s’est placé vers les avantages comparatifs qui, étant donné les caractéristiques naturelles du pays, se sont centrées en première instance sur les ressources naturelles, plus particulièrement sur celles provenant de la Cordillère des Andes.

Un modèle exportateur érigé sur l’exploitation de ressources naturelles

Le cuivre est devenu une des principales productions orientées vers l’exportation, représentant 70% des exportations dans les années 1970, 45% dans les années 1980, et 40% dans les années 1990. Cette différence des exportations chiliennes dans le temps est due, en partie, à la diversification des produits exportés. Si en 1970 le nombre de produits exportés était de 200, en 1990 il atteignait 2800, et en 1996 il touchait près de 3900. Ainsi, dans les années 1970, d’autres exportations traditionnelles comme des fruits frais, du bois et des manufactures de ressources naturelles (par exemple, farine de poissons, cellulose et papier) ont augmenté de 24% en 1970 à 40% en 1979. Au même temps, l’exportation de marchandises non traditionnelles, comme des produits manufacturés non basés sur les ressources naturelles, s’est aussi accrue. Il s’agit d’une diversification qui a impliqué l’accroissement des marchés de destination. Si en 1970 les marchés récepteurs des exportations chiliennes étaient 31, en 1987 ils étaient 120, et en 1999 ils étaient 174 (cf. French-Davis 2002).
Dans cet effort de diversification, l’industrie alimentaire chilienne a été considérée comme une opportunité d’insertion dans le commerce international. Des alliances entre des services de l’État (par exemple, entre différents services du Ministère de l’Agriculture et la Direction de Promotion des Exportations PROCHILE) et des associations de producteurs et exportateurs (comme l’Association de l’Industrie du Saumon du Chili SALMONCHILE, la Société Nationale d’Agriculture SNA ou l’Association d’Exportateurs de Fruits du Chili ASOEX), se sont établies dans le but de positionner des produits alimentaires chiliens dans le monde. Parmi les principaux secteurs agro-alimentaires qui ont réussi à sortir dans le commerce international se trouvent l’agriculture de fruits et de légumes (frais, en conserve ou déshydratés), la viticulture et l’industrie de la pêche (le saumon spécialement).
L’industrie alimentaire d’exportation est devenue importante pour le commerce international du Chili, en le plaçant parmi les principaux producteurs mondiaux d’aliments. En 2008, le Chili occupait la 16ème place des principaux pays exportateurs d’aliments, avec une participation mondiale de 1%. Cette position est le résultat d’un processus d’investissement et de développement de politiques commerciales et de marchés (DIRECON 2010).
Dans cette orientation, le développement du secteur fruitier d’exportation a été spécialement important, comme il est présenté plus en détails dans la deuxième partie de cette thèse. Les différences saisonnières du Chili avec des pays de l’hémisphère nord ont permis de placer des fruits en contre-saison. Cette opportunité, qui est évaluée comme unfacteur compétitif par le pays, comme l’a signalé un ex Sous-secrétaire du Ministère de l’Agriculture, a élevé les exportations de fruits de manière importante (Ruiz 2008).
La production chilienne de raisin est spécialement remarquable. Selon l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV), le pays se trouve parmi les sept premiers producteurs mondiaux avec 4,6% de la représentation mondiale, après l’Italie, la Chine, les États-Unis, la France, l’Espagne et la Turquie. Ce leadership se maintient aussi dans les différentes présentations du raisin, comme la production de raisin pour la consommation fraiche (raisin de table), en tant que raisin sec et dans la production de vin. Et en ce qui concerne les exportations de vins, le Chili est le cinquième exportateur mondial avec 8% du total mondial, après l’Italie, l’Espagne, la France et l’Australie (OIV 2010).
Cependant, et malgré les efforts pour diversifier les exportations chiliennes, l’exportation la plus rentable continue d’être l’industrie minière, spécialement le cuivre. Comme cela est présenté dans le Tableau 1, les montants des exportations par secteur des cinq dernières années montrent l’importance de l’exploitation minière, qui est autour du 60%. Elle est suivie par les exportations du secteur industriel, qui représentent environ un 30% des exportations, et par les exportations du secteur agriculture, fruiticulture, élevage, sylviculture et pêche, qui sont près de 6%.

Table des matières

Introduction. Le monde invisible du travail de l’agro-industrie d’exportation au Chili
Première partie. Le travail agricole au coeur du développement : Des modèles théoriques aux pratiques empiriques au Chili
Chapitre 1. Un modèle de développement incité par la mondialisation
A. Des images et des représentations du concept de développement
B. Le laboratoire chilien : un modèle de développement (é)prouvé
C. Développement et insertion du Chili dans le commerce mondial
D. Le monde invisible du développement
Chapitre 2. Développement agricole et transformations sociales. Délimitation de la recherche
A. Problématique : Modernisation agricole et transformations sociales locales
B. Objectifs de la recherche
C. Hypothèses de la recherche
D. Le choix d’un terrain : La Vallée du Limarí
Chapitre 3. Une stratégie d’enquête incluant différentes approches
A. Une méthodologie élaborée pour examiner le monde invisible
B. Pré-enquête : approche du terrain et ciblage de la recherche
C. Enquête de terrain : Observation participante, entretien non-directif, questionnaire et registre photographique
D. Méthodes de traitement de données : Analyse des matériaux secondaires, analyse qualitative et de contenu, analyse quantitative et analyse de cartes et d’images
E. Les défis d’aborder un terrain problématique
Deuxième partie. Modernisation agricole et nouvelle structure agraire au Chili
Chapitre 4. Des Haciendas aux Complexes Agro-Industriels : repères historiques de la modernisation agricole au Chili
A. Les vastes exploitations agricoles et l’émergence de la paysannerie
B. Une réforme pour favoriser la redistribution des terres aux paysans
C. Le nouvel ordre du monde agricole à partir des années 1980
Chapitre 5. Le monde invisible du travail agricole à la base du commerce agricole chilien vers l’international
A. Naissance des temporeros, des temporeras et de leur monde invisible (1980-2000)
B. Féminisation du nouveau marché du travail agricole saisonnier
C. La flexibilité du travail au centre de la législation du travail chilienne
Chapitre 6. Les acteurs du travail liés à la nouvelle structure agraire
A. Les saisonniers agricoles : hommes et femmes engagés dans la voie salariale
B. Les entreprises agricoles liées à l’exportation et le défi de la croissance
C. Les sous-traitants de main d’oeuvre agricole et la nouvelle gestion des saisonniers
Troisième partie. Nouvelles dynamiques du travail agricole saisonnier au Chili et de son monde invisible
Chapitre 7. Dynamiques actuelles du travail saisonnier de l’agro exportation
A. La diversification de la production et les nouvelles temporalités du travail saisonnier
B. Faire travailler et retenir un travailleur : Rationalités du marché du travail agricole saisonnier
C. Migrations régionales et transnationales : nouvelles formes de mobilité de travail
Chapitre 8. De la flexibilité à la précarité du travail agricole saisonnier aujourd’hui
A. Des accords de travail souples et invisibles et la possibilité de recevoir des salaires attractifs
B. L’ambiguïté de la protection sociale du travail agricole saisonnier : santé au travail, maladie, vieillesse et chômage des saisonniers agricoles
C. Journées de travail et exigences physiques du travail agricole saisonnier
D. Infrastructure et équipement du travail agricole saisonnier : un progrès malgré la précarité ?
Chapitre 9. Nouveaux rapports de genre au sein du travail agricole saisonnier et de la sphère domestique
A. D’un marché féminisé à un rééquilibrage entre les sexes ? Nouvelles parités du travail saisonnier
B. Transformations des représentations de genre et nouvelles égalités du travail saisonnier agricole
C. Des nouvelles égalités de genre dans le domaine familial. Vers un empowerment des temporeras ?
Conclusion : Le monde invisible et les paradoxes du travail agricole de saison
A. Flexibilité du travail et développement : de l’insertion dans le marché international à la transformation silencieuse d’une société
B. Être temporero et temporera. La consécration d’identités sociales et de travail au-delà des saisons
C. Vers des nouveaux horizons pour le travail agricole de saison
Bibliographie
A. Références théoriques
B. Références méthodologiques
C. Références sur le Chili et sa modernisation agricole
D. Références sur le développement et la modernisation agricole dans le monde
Annexes
A. Outils méthodologiques développés
i) Consigne de présentation
ii) Questionnaire ENTRA : temporeros et temporeras
iii) Questionnaire ENEMP : entreprises agricoles
iv) Questionnaire ENCON : contratistas
v) Lettre de soutien du Secrétaire Régional du Ministère de l’Agriculture
B. Extraits du cahier de terrain
C. Interviews réalisés
i) Tableau récapitulatif des entretiens non-directifs réalisés
ii) Tableau récapitulatif des questionnaires réalisés aux temporeros et temporeras
iii) Tableau récapitulatif des questionnaires réalisés aux entreprises agricoles
iv) Tableau récapitulatif des entretiens réalisés aux sous-traitants de main d’oeuvre agricole
D. Autres matériaux de référence
i) Documents du travail agricole saisonnier (contrats, bulletins de paiement, bulletins de paiement de sécurité sociale, bulletin des risques du travail agricole saisonnier)
ii) Documents du syndicat des saisonniers
iii) Documents de la Direction Régionale du Travail
iv) Documents de l’Inspection Provinciale du Travail

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