NÉGOCIER LE DROIT

NÉGOCIER LE DROIT

– « La gratuité, c’est le vol » Genèse de la mission Olivennes Sur le plan des résultats concrets, le bilan de la transposition tardive de la directive européenne qui voyait dans la généralisation du principe des mesures techniques de protection la solution aux défis posés par le basculement numérique au droit d’auteur, est, nous l’avons vu, très mince. L’échéance des élections présidentielles et législatives de mai-juin 2007, va jeter sur ces questions juridico-techniques très complexes une nouvelle lumière et intensifier le jeu, déjà important, des acteurs. Traditionnellement attachés à une sensibilité « de gauche », les revendications des milieux culturels vont être particulièrement prises en considération par le candidat Nicolas Sarkozy. Celui-ci n’ignore rien de la capacité d’influence électorale qu’exerce ce milieu sur l’opinion générale via un petit nombre de personnalités publiques et voit, d’autre part, dans ce milieu socio-professionnel une pierre de touche essentielle pour sa « stratégie d’ouverture ». La nomination de Frédéric Mitterrand comme Ministre de la culture au plus fort de la controverse HADOPI en juin 2009 en sera une des illustrations les plus visibles, sur laquelle nous reviendrons. D’un sujet socio-professionnel et juridico-technique traduit dans l’opinion publique par les méandres de la loi DAVDSI popularisés par des collectifs de militants, la thématique des échanges de biens culturels sur internet prend donc un tour ouvertement politique dans le cadre de la campagne électorale de 2007. Dans le débat sur la régulation d’internet à inventer et à expérimenter, une partie importante des controverses provient du fait que les « populations » situées aux deux extrémités de la chaîne – artistes et internautes – restent très silencieuses. Pour diverses raisons, les données objectives capables de mesurer 149 les comportements de ces catégories sont très pauvres et leurs porte-parole difficilement repérables. Concernant les internautes, la masse des 18 millions d’abonnés se combine aux contraintes juridiques liées au respect de la vie privée qui interdit, dans les faits, toute surveillance qualitative des échanges. D’autre part, la singularité des professions artistiques et l’extrême compétition qui règne dans ce domaine ne permettent pas de voir clairement émerger des porte-parole. La précarité des situations semble plutôt encourager les artistes à observer les débats plutôt qu’à y prendre part explicitement, à de rares exceptions près. En revanche, nous avons souligné au chapitre précédent, combien les Sociétés de Perception et de Répartition des Droits (SPRD) sont parvenues à parler et à agir au nom des artistes, au prix de leur silence. De même, s’agissant des collectifs de militants défenseurs de la « culture libre », leur représentativité, sur laquelle nous reviendrons au prochain chapitre, reste très difficile à estimer concrètement. Un des moteurs de l’activisme vise précisément à « faire croire » à la légitimité de leur action en s’autoproclamant comme les porte-parole de fait d’une majorité silencieuse. Politiquement donc, les prémices de la « mise en politique » du sujet se présentent d’une certaine manière à front idéologique renversé, la droite cherchant à réguler un secteur économique en émergence en restaurant l’autorité de l’État avec les ayants droit, la gauche prônant une approche dérégulatrice libérale considèrant le droit de propriété littéraire et artistique, pourtant d’origine révolutionnaire, comme un vestige et un symbole du conservatisme. Le préalable à toute nouvelle initiative sur ce terrain mouvant va être de construire un jeu d’alliances et d’associations le plus large et le plus robuste possible. Pour cela, il est nécessaire de déterminer pour les parties prenantes qui parle avec qui, au nom de qui et pour faire quoi. Nous l’avons dit, les internautes d’une part et les artistes de l’autre ne sont pas en mesure de susciter des porte-parole. Il faut ici se rappeler que lorsque Nicolas Sarkozy était Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie (mars 2004 – novembre 2004), il avait déjà initié, par l’élaboration d’une « charte musique », une première tentative de régulation des échanges de biens culturels en ligne associant pouvoirs publics et acteurs économiques. La méthode avait consisté à obliger les parties à s’asseoir autour d’une table de négociation pour leur faire signer un document d’engagement réciproque afin d’éviter de passer par une phase réglementaire ou législative. Cette charte visait en premier lieu à régler le contentieux entre Fournisseurs d’Accès (FAI) et filière musicale concernant l’abus des campagnes publicitaires des FAI qui leur avaient permis de bâtir le 150 consentement à payer des abonnés à l’ADSL sur la promesse implicite d’accès gratuit à des œuvres soumises au droit d’auteur. Les FAI s’engageaient donc à « ne plus initier de campagnes publicitaires vantant le téléchargement illégal ou encourageant les échanges de fichiers musicaux protégés ». Autre point important, la charte, certes de manière péremptoire, commençait à introduire l’idée d’un « processus automatisé mis en œuvre en coopération avec les ayants droit permettant d’adresser, à la demande de ces derniers dans des délais les plus courts possibles […] un message personnalisé à tout abonné offrant ou téléchargeant illégalement des fichiers protégés, d’ici la fin de l’année 2004 ». Le texte de 2004 glisse aussi l’idée d’une suspension de l’abonnement en demandant de « poursuivre les efforts entrepris contre la violation des droits de propriété littéraire et artistique dans les clauses de résiliation ou de suspension de l’abonnement figurant dans leurs conditions contractuelles avec les abonnés ». Les FAI s’étaient en outre engagés à ne référencer que les offres de musique légale sur leurs portails et à procéder au dé-référencement, sur demande des ayants droit, de sites violant les droits d’auteur. Pour leur part, les ayants droit s’engageaient « avant la fin de l’année 2004 à mener des actions civiles et pénales ciblées à l’encontre de pirates et à donner à ces actions la visibilité nécessaire pour atteindre l’objectif de sensibilisation voulu par les signataires de la présente charte ». Ils annonçaient par ailleurs accroître l’offre licite de musique en ligne et accorder de manière non discriminatoire et transparente l’autorisation d’exploiter leur répertoire aux exploitants de services en ligne. Enfin, les pouvoirs publics et les signataires annonçaient étudier la mise en place d’instruments de mesure de la contrefaçon et vouloir expérimenter des solutions de filtrage. Les pouvoirs publics déclaraient « faire de la lutte contre la piraterie sur internet une priorité de l’action politique, policière et judiciaire ; en particulier étudier les possibilités de renforcer les moyens des ayants droit pour agir contre la piraterie en ligne ». 

Le choix de Denis Olivennes

– son essai « La gratuité, c’est le vol » Un peu plus d’un mois plus tard99, Christine Albanel confiait à Denis Olivennes une mission « sur la lutte contre le téléchargement illicite et le développement des offres légales d’œuvres musicales, audiovisuelles et cinématographiques ». Le choix de Denis Olivennes comme responsable de la délicate mission de concilier les intérêts des industries culturelles (producteurs et ayants droit) et des industries des télécommunications (fournisseurs d’accès et diffuseurs) n’est sans doute pas lié seulement à sa qualité de Pdg de la FNAC à l’époque des faits, mais plutôt à son profil relativement atypique associant haute fonction publique, chef d’industrie, médias et journalisme. Agrégé de lettres modernes, auditeur à la Cour des comptes à sa sortie de la promotion Michel de Montaigne de l’ENA, Denis Olivennes a successivement connu le cabinet de Pierre Bérégovoy alors Ministre de l’économie, la Direction générale adjointe d’Air France puis celle du fournisseur d’accès à internet Numéricable avant d’être recruté par Pierre Lescure100 , Directeur général de Canal + France. Il rejoindra le groupe Pinault Printemps Redoute (PPR) comme directeur général de la distribution en 2002, puis en 2003 prend la tête du groupe FNAC, filiale de PPR, en tant que président-directeur général. En mars 2008, il intégrera Le Nouvel Observateur comme directeur général délégué et directeur de la publication. En novembre 2011, il devient président du directoire de Lagardère Active, après avoir été nommé patron d’Europe1 en décembre 2010. Sur le plan politique, Denis Olivennes sera membre des « Gracques », groupe informel d’anciens hauts fonctionnaires socialistes qui prône, en vue des présidentielles de 2007, une rénovation de la gauche française autour de valeurs sociales-libérales. Il rejoindra aussi le club politique « La Diagonale » fondé en mai 2006 dont l’objectif est de réunir les « sarkozystes de gauche » 101. Cette biographie associant connaissance précise des arcanes tant administratives, industrielles que médiatiques explique sans doute l’autorité dont bénéficiait Denis Olivennes auprès de ses pairs professionnels et éclaire la confiance que lui manifestaient les pouvoirs publics. Ce curriculum vitae n’est pas le seul atout de Denis Olivennes puisqu’il a publié en février 2007 aux 99La conférence de presse aura lieu le 5 septembre 2007. 100Qui sera lui même chargé, dès l’élection présidentielle de 2012, d’une nouvelle mission sur la même problématique. 101En tant que directeur de la publication du Nouvel Observateur, sa proximité avec Nicolas Sarkozy fera plus d’une fois débat, notamment à l’occasion d’un long interview exclusif et de sa participation dans l’avion présidentiel à un voyage du chef de l’État en Libye. 154 éditions Grasset102 un essai remarqué et opportunément titré : « La gratuité, c’est le vol. Quand le piratage tue la culture ». Il est utile de s’arrêter, même brièvement, sur les arguments développés par l’auteur. En premier lieu, il faut souligner la dimension parodique du titre qui détourne la fameuse maxime de PierreJoseph Proudhon (1840) : « La propriété, c’est le vol ». Clin d’œil appuyé à ce penseur qui a mis au centre de sa réflexion le problème de la propriété et accessoirement le cas de la propriété littéraire et artistique. Le propos général de l’essai vise à proposer une analyse politico-économique de la tension entre culture et commerce. Le premier chapitre, La Sainte Alliance des antimodernes et des hyper-libéraux, décrit le paradoxe de l’alliance autour de la thématique de la gratuité : « voir avancer d’un même pas l’UFC-Que Choisir ? et le Monde diplomatique, Christine Boutin et l’Association des audionautes, l’aile gauche du Parti socialiste et AOL, Libération et le Wall Street Journal, constitue à soi seul une cause de perplexité ! » (Olivennes 2007: 17). L’auteur déplore que la mythologie d’une culture qui existerait hors du marché soit devenue le lieu commun de ses compatriotes, alors que les dispositifs de régulation économique abondent pour permettre la survie de « l’exception culturelle » française. Olivennes affirme que la démocratisation culturelle est indéfectiblement liée à une massification de l’accès à la culture permise par l’émergence d’un marché fortement régulé des biens culturels, pour lesquels les règles classiques du marché restent imparfaites pour en assurer la diversité. La baisse des coûts que permet le marché bénéficie certes à la démocratisation culturelle mais, sans régulation, elle aboutit à une standardisation des contenus. C’est pourquoi Olivennes appelle à « repenser l’exception culturelle à l’âge numérique ». Le second chapitre – Marx en avait rêvé, le capitalisme l’a fait – est consacré à une brève histoire de la culture de masse assimilée par l’auteur à la démocratisation culturelle. Une triple révolution, juridique, technique et économique aurait permis ainsi de mettre un terme à l’inégalité devant les biens culturels en permettant l’émergence d’un marché et d’industries culturelles. Olivennes traite ensuite du problème intéressant de la haine du commerce et du mépris des élites culturelles, notamment françaises, pour la culture de masse et plus largement pour le commerce des biens culturels. Convoquant tour à tour St Thomas d’Aquin, Hume et Montesquieu, l’auteur brosse une histoire de la pensée politique en matière économique un peu rapide pour conclure que « la culture apparaissant comme un bastion de l’univers non marchand, il est assez naturel que l’on retrouve à son sujet des préjugés qui ont globalement disparu 102Filiale du Groupe Lagardère. 155 ailleurs » (Olivennes 2007: 43). Olivennes évoque aussi les procès en corruption esthétique de l’art par l’industrie et la dénonciation de l’aliénation marchande comme autant de postures idéologiques qui ont empêché de prendre la pleine mesure du basculement numérique dont l’accomplissement de l’individualisme démocratique porterait en lui-même l’antidote, si bien illustré, selon l’auteur par le slogan de Youtube : « Broadcast yourself ». Le chapitre suivant consacre la notion de « divertissement » comme une « nouvelle étape de l’avancée démocratique » et conteste le procès en hégémonie de la culture américaine. Certes, rappelle Olivennes en citant Tocqueville, « la démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature », de nouvelles catégories d’objets sont apparues à côté des catégories de l’œuvre ou de l’auteur, des « biens de consommation destinés à être usés, comme n’importe quel autre bien de consommation », des « commodités de loisirs » (Arendt 1972), provoquant une double métamorphose : le brouillage des hiérarchies traditionnelles et la prédominance du principe de plaisir et de bien-être social. L’avant dernier chapitre, aborde le cœur de la controverse : « les impasses de la cyber-gratuité ». La révolution numérique vient déployer le mouvement de démocratisation de la fin du XIXème et le « triomphe progressif du divertissement ». Olivennes s’emploie à décrire l’idéologie libertaire qui a accompagné la genèse et les premiers développements d’Internet en soulignant la portée anthropologique de cette conception émancipatrice du web. « Internet n’a pas seulement la puissance d’une technique, il possède également la force de l’utopie technicienne optimiste dont il est issu : la « culture internet », qui s’enracine dans un refus de l’opacité et du secret qui enveloppe toute institution tenue d’emblée pour aliénante, et dans un désir, celui de la transparence absolue par la communication universelle » (Soubrillard 2006: 88). L’auteur retrace les différentes étapes de la croyance (« ce nouveau mythe ») d’un internet capable, grâce à la mobilisation collective de compétences et de connaissances, de renouveler l’idéal démocratique. Tous ces éléments idéologiques, voire mythiques, auraient constitué le terreau du développement de la gratuité universelle des contenus. Mais pour Olivennes, il existe une bonne et une mauvaise gratuité. La bonne est celle des logiciels et encyclopédies libres et de leurs fameuses « externalités » positives qui créent de la richesse collective. Mais la prédation des contenus par l’argument ambigu de la numérisation qui s’accompagne d’un grignotage voire d’une violation des droits d’auteur représente la face obscure de la révolution numérique et la « mauvaise » gratuité

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