ORTHOGRAPHIER LE FRANÇAIS QUAND ON EST UN CHINOIS

ORTHOGRAPHIER LE FRANÇAIS QUAND ON EST UN CHINOIS

Entrer dans une langue étrangère : trois déterminants de l’apprentissage Dans les orthographes alphabétiques, l’apprentissage dépend de la conjonction de trois éléments : le développement de l’apprenant, le système linguistique particulier et l’instruction dispensée. Cependant, l’acquisition de l’orthographe française présente des particularités quand on est un locuteur chinois, dont la langue maternelle est une langue syllabique.

Le développement de l’apprenant : apprendre le français comme langue étrangère

L’apprentissage d’une langue dépend tout d’abord du développement de l’apprenant. Pour apprendre une langue, l’apprenant doit acquérir des habitudes verbales, mais ces données linguistiques ne sont pas le facteur déterminant de l’apprentissage. Ce qui importe, c’est « le matériau linguistique mis à la disposition de l’apprenant et contrôlé par celui-ci sous l’effet d’un programme interne » (Gaonac’h, 2004 : 124). Ce programme interne conduit à une progression construite par l’apprenant lui-même.

Interlangue

 Remarquons que le programme interne pose des problèmes particuliers s’il s’agit de l’apprenant d’une langue étrangère. Signalons ici la notion des dialectes idiosyncrasiques2 des apprenants de langue étrangère, évoquée par Corder (1980). Ces dialectes sont par nature instables, puisqu’ils sont liés à « des étapes transitoires dont la destinée est d’être remise en cause par la confrontation à la réalité linguistique » (Gaonac’h, 2004 : 125). Les dialectes idiosyncrasiques partagent certains traits de deux dialectes sociaux, ou de deux langues, et au niveau de l’apprentissage d’une langue étrangère, ce sont les traits du système de la langue maternelle des apprenants, et ceux du système de la langue-cible. Aussi Corder n’exclut-il pas le rôle possible des interférences dans le développement d’un système transitoire. Celui-ci se compose de trois sous-systèmes (Gaonac’h, 2004 : 125) : – Une partie du système de la langue maternelle ; – Une partie du système de la langue-cible ; – Un système de règles n’appartenant ni à l’un ni à l’autre de ces deux systèmes, donc spécifique du dialecte idiosyncrasique constitué à un moment donné. Les notions introduites par Corder sont développées par d’autres chercheurs sous différents vocables, notamment l’« interlangue » (Selinker, 1972). L’interlangue est définie, selon Selinker, comme « un système linguistique productif par référence aux deux autres systèmes linguistiques que constituent la langue maternelle de l’apprenant et la langue étrangère » (Rosen & Porquier, 2003). Ce système linguistique séparé n’est jamais entièrement assimilable au système de la langue étrangère3 et il est susceptible de se fossiliser4 . Signalons que la formation de ce système résulte de la mise en œuvre d’un certain nombre de processus, qui constitue la structure psychologique latente : transfert d’éléments de la langue maternelle, transfert d’apprentissage, stratégies d’apprentissage, stratégies de communication et surgénéralisation des règles de la langue-cible (Gaonac’h, 2004 : 127). Notons également une des hypothèses liée fortement à la notion d’interlangue. C’est l’existence possible d’une théorie commune qui peut rendre compte à la fois des acquisitions en langue maternelle et en langue seconde. On pourrait même dire qu’il existe un dispositif inné d’acquisition. Les chercheurs proposent une interprétation génétique des acquisitions en langue étrangère en montrant l’existence d’une cohérence entre l’apprentissage de l’enfant ou de l’adulte en langue seconde et celui de l’enfant en langue maternelle (voir par exemple, Bailey, Madden & Krashen, 1974 ; Dulay & Burt, 1974 ; Krashen, Sferlazza, Feldman & Fathman, 1976). Cependant, l’explication génétique de l’acquisition d’une langue étrangère est remise en cause si l’on tient compte du rôle des situations d’acquisition. Selon les défenseurs de ce point de vue (voir par exemple, Selinker, Swain & Dumas, 1975 ; Taylor, 1974 ; Hakuta & Cancino, 1977), la nature du développement linguistique dépend du contexte d’acquisition, et ce contexte n’est pas figé : « Il dépend lui-même des acquisitions linguistiques réalisées, puisque celles-ci modifient l’usage de chacune des langues par l’apprenant, le statut qu’il leur attribue, bref le type de contact entretenu entre les deux langues du point de vue de l’apprenant lui-même » (Gaonac’h, 2004 : 137). De surcroît, le rôle de l’âge des apprenants fait aussi partie des débats entre psychologues : certaines recherches (voir par exemple, Dulay & Burt, 1974 ; Krashen, Sferlazza, Feldman & Fathman, 1976) laissent penser que les interférences dues à la langue maternelle seraient plus fortes chez les adultes que chez les enfants, et que généralement, l’apprentissage d’une langue étrangère serait d’autant plus difficile qu’on est plus âgé. Cependant, d’autres chercheurs conduisent à l’effet facilitateur de l’âge (voir par exemple, Fathman, 1975 ; Olson & Samuels, 1973 ; Ervin-Tripp, 1974).

Hypothèses générales sur les processus de l’acquisition d’une langue étrangère

 A partir de l’analyse des recherches qui précède, Gaonac’h propose certaines hypothèses générales sur les processus qui seraient mis en œuvre dans les situations d’acquisition d’une langue étrangère : « la nature des tâches liées à l’acquisition serait un déterminant essentiel des fonctionnements cognitifs sous-jacents. Elles portent sur la multiplicité des processus d’acquisition, et sur les caractéristiques des stratégies qui en contrôlent la gestion » (2004 : 144). Il s’ensuit que l’acquisition des langues étrangères dépend à la fois des connaissances linguistiques que possèdent les apprenants et de la façon dont ils utilisent effectivement ces connaissances. Basées sur le traitement de l’information fournie par les données de la perception, les représentations des connaissances, qui sont stockées en mémoire, s’accroissent, se modifient et évoluent. Dans l’apprentissage de la langue étrangère, les connaissances linguistiques nécessaires à chaque compétence en langue étrangère sont « accumulées, codées et mises en mémoire de façon à être utilisées dans les traitements langagiers différents correspondant à chacune des compétences » (Barbé, 2005). Pour la mise en œuvre, cette analyse des connaissances linguistiques est indissolublement liée avec une autre composante procédurale, qui est le contrôle des traitements langagiers, qui remplit trois fonctions principales (Barbé, 2005) : sélection, intégration et prise en compte des contraintes en temps réel. Ces deux composantes sont interdépendantes, mais chacune d’elles joue un rôle spécifique dans des aspects différents des processus d’apprentissage et de traitement du langage. Autrement dit, « chaque utilisation spécifique du langage (conversation, lecture, etc.) nécessite un niveau de compétence différent dans chacune des composantes procédurales. Chaque apprenant possède un niveau de maîtrise spécifique pour chacune de ces composantes. Une tâche ne peut être réalisée que dans des conditions où les contraintes de traitement ne dépassent aucun de ces deux niveaux » (Barbé, 2005).Pour réaliser des progrès dans l’apprentissage du langage, l’apprenant doit développer ces compétences de manière délibérée et précise. Notons également que la performance des apprenants sur ces compétences est fragile, et que leur acquisition ne se maintient que si elles sont régulièrement exercées. Et une maîtrise suffisante de chacune de ces deux compétences procédurales permet de renforcer leur automatisation, qui pourra conduire à des réalisations langagières satisfaisantes ayant des différents objectifs. Pour une production écrite, qui impose un « recours constant à des stratégies attentionnelles d’utilisation de connaissances lexicales et de règles syntaxiques » (Barbé, 2005), les connaissances linguistiques, la compétence d’analyse de ces connaissances ainsi que la compétence de contrôle des traitement langagiers et l’exercice de cette compétence seraient dans ce cas absolument nécessaires.

Le système linguistique particulier : les propriétés du système français 

Pour fonctionner, toute orthographe fait appel à « des lois qui en allègent la maîtrise et l’utilisation » (Jaffré, 2005). Pour être facile à apprendre, l’orthographe doit être aussi proche que possible de la notation des sons d’une langue ; pour être utile, elle doit donner accès au sens en tenant compte de sa structure lexicale et grammaticale. En l’occurrence, comme nous l’avons dit plus haut, toute orthographe est un compromis entre phonographie et sémiographie.

Versant phonographique

 Malgré sa réelle complexité, l’orthographe française présente des similitudes avec d’autres orthographes alphabétiques au niveau phonographique. Si la phonographie réside dans la correspondance entre unité phonique et unité graphique, la biunivocité (chaque phonème correspond à un graphème et un seul, et réciproquement) est un critère de référence. Bien que l’orthographe française soit évidemment éloignée de cet idéal, elle est plus régulière que celle de l’anglais et occupe donc une position  intermédiaire, entre l’anglais et d’autres orthographes plus régulières, comme celle de l’italien et de l’espagnol. Et cet écart à la biunivocité entraine une complexification des relations phonographiques à l’orthographe française, c’est la polyvalence graphique, ce qui veut dire qu’un phonème peut correspondre à plusieurs graphèmes et inversement. De ce fait, quantité de dysfonctionnements se présentent, et ils brouillent fortement la relation entre compétences orthographiques et compétences phonographiques 5 . Cependant, il est imprudent de conclure que l’orthographe du français se caractérise par une exception phonographique. Bien qu’elle soit fort éloignée de la biunivocité, elle n’est pas la seule dans ce cas. L’orthographe de l’anglais présente en effet une polyvalence graphique plus importante que celle du français. Si l’on quitte la famille alphabétique et compare l’orthographe du français à celle du japonais ou du chinois, le phénomène apparaît plus nettement. 

Versant sémiographique 

En revanche, le versant sémiographique de l’orthographe du français présente la plus grande spécificité, surtout en ce qui concerne les relations entre l’écrit et la morphologie. En Europe, l’orthographe du français est sans doute celle où « le décalage entre la morphologie de l’oral et celle de l’écrit (morphographie) est le plus important » (Jaffré, 2005). La notion de variation morphographique est considérée comme un excellent indicateur du degré de difficulté d’une orthographe. Quand cette variation est minimale, les mots ou leurs équivalents se manifestent sous des formes graphiques stables, et la maîtrise de l’orthographe implique que l’on gère ces formes stables en les agençant selon les lois de la syntaxe. C’est en général ce qui se passe pour le chinois. Quand cette variation est importante, la maîtrise de l’orthographe réside dans la relation entre phonographie et morphographie. Et « plus cette relation est marquée et plus la gestion de l’information graphique est supportée par la coprésence d’une information phonologique » (Jaffré, 2005). C’est dans une large mesure ce qui se passe pour la plupart des langues romanes, exception faite du français. Comme langue romane, le français présente une variation morphographique importante. Cependant, pour des raisons essentiellement historiques, il est sans aucun doute le moins roman des langues romanes. Sous l’effet de l’invasion des Francs, dont la langue était germanique, le français, langue romane, a subi un assemblage linguistique, notamment une usure importante des secteurs grammaticaux. Exposée en permanence aux conflits entre les défenseurs d’une orthographe phonique et les zélateurs de surcharges graphiques, la langue française se caractérise ainsi par les suppléments graphiques qui font largement appel à l’étymologie. A ce titre, l’orthographe du français n’est plus « un calque de la parole », mais « donne aux mots une forme stable qui libère en partie la prononciation » (Jaffré, 2005).

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