Perspectives possibles d’un travail sur le genre et le développement

Si les avancées en matière d’intégration du genre dans les politiques publiques, programmes et projets de développement sont lentes, très lentes, le contexte actuel n’est pas favorable à une évolution, au contraire il risque même d’être contraignant. Dans de nombreux pays en effet, le contrat social semble avoir été rompu entre une jeunesse confrontée à des taux de chômage de plus en plus élevés et des Etats qui se sont attachés à flexibiliser, le plus souvent en vain, le marché du travail. Dans un tel contexte, les inégalités de genre ont eu tendance à passer au second plan. Au Maghreb et au Moyen Orient, cette situation pourrait être compromise encore un peu plus par l’arrivée des islamistes au pouvoir avec un risque de recul des Etats de cette région quant à leurs engagements internationaux en faveur du genre. Pourtant les inégalités de genre sont au cœur de la problématique qui tend vers une plus grande égalité dans l’ensemble de la société. Avancer dans le sens de la réduction de ces inégalités de genre est possible car des opportunités existent, mais cela nécessite d’abord de prendre la mesure de ce qui les détermine ou de ce qui les contraint.

Une nouvelle approche du développement 

Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale et les premiers travaux de comptabilité nationale visant à mesurer la croissance de la production nationale que la notion de développement économique a commencé à s’installer dans la réflexion économique. Certes la mesure de la production nationale annuelle devait naturellement déboucher sur le concept de croissance économique, mais parallèlement la notion de développement économique et social se frayait un chemin pour donner un sens nouveau à celle de progrès, notamment pour les pays nouvellement indépendants. Par la suite fut forgé le concept de développement durable, lorsque les premières inquiétudes sur le caractère considéré jusqu’alors comme illimité des ressources naturelles commencèrent à se faire jour.

On a longtemps considéré, et on continue encore souvent à considérer le Produit Intérieur Brut (PIB) par tête – qui a pris progressivement la place du Produit National – comme un indicateur de niveau de vie des populations. Ce qu’il n’est pas, de l’avis même de ses concepteurs. Le PIB par tête converti en dollars est cependant devenu l’indicateur de référence permettant de classer les pays sur l’échelle de la croissance et le rapport sur le développement dans le monde de la Banque Mondiale établit annuellement ce classement. Le dollar des Etats Unis n’ayant pas le même pouvoir d’achat dans tous les pays du monde, le PIB par tête est désormais calculé en parité de pouvoir d’achat, ce qui est une façon de se rapprocher d’un indicateur de niveau de vie.

Mais le développement ne saurait se limiter à la seule production de richesses matérielles et le facteur humain fut le premier à être mis en avant pour venir compléter l’indicateur du PIB. Théodore Schultz (1971) et Gary Becker (1964) s’efforcèrent ainsi d’intégrer le capital humain mesuré en termes d’éducation et de formation, et de santé, aux théories de la croissance économique dont Walt Rostow (1960) avait formulé les étapes. François Perroux, dans l’Economie du XXème siècle (1961), plaidait pour « le développement de tout l’homme et de tous les hommes ». Mais il devait véritablement revenir à Amartya Sen (1987) d’en tirer les conséquences ultimes en contribuant à la définition d’un nouvel Indice de Développement Humain (l’IDH), développé par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) à partir de 1990. L’IDH adjoint au PIB par tête PPA, les indicateurs d’espérance de vie à la naissance d’une part, et d’alphabétisation des adultes et de taux de scolarisation combiné (primaire, secondaire et supérieur) d’autre part. Le développement est alors conçu comme une progression des capacités (« capabilities ») des individus (éducation, santé), mises en œuvre à travers des opportunités (emploi, moyens de production) et par la représentation dans les instances de pouvoir où l’on peut se faire entendre (« agency »).

Jusque là, les théories du développement se satisfaisaient d’une « neutralité » au regard du genre. Il ne venait à l’idée que d’un très petit nombre de théoriciens (Margaret Reid, 1934 ; Marilyn Waring, 1988) qu’en demeurant aveugle au genre, on privilégiait une approche qui faisait fi de la moitié de la population et de la contribution invisible des femmes (leur travail non rémunéré dans la sphère domestique) ou de leur sous-estimation dans le PIB (leur travail dans des activités économiques prises en compte par le PIB mais mal mesurées car exercées sous le statut d’aide familial ou de type informel).

Les travaux d’Ester Boserup (1983), cités par Christine Verschuur (2009) ont cependant permis de montrer, dès les années 1970, des différences d’impact du développement sur les femmes et sur les hommes et de remettre en cause la thèse selon laquelle le développement serait neutre au regard de l’égalité des sexes. Ses travaux montrent qu’en plus du fait que les projets de développement ne tenaient nullement compte des principes d’égalité, ils ont affaibli l’autonomie des femmes et leurs opportunités économiques. En s’intéressant au travail des paysannes africaines, asiatiques et latino-américaines, ce travail a également contribué à la prise de conscience, dans le monde de la coopération, de l’invisibilité des paysannes dans le tiers monde.

Mais ce ne sera seulement qu’avec la Conférence de Beijing en 1995 et le rapport mondial sur le développement humain de la même année, préparé à l’occasion de la Conférence, qu’une véritable prise de conscience va se faire jour et que des efforts vont être entrepris ici et là, puis de façon plus systématique, en vue non seulement de prendre la vraie mesure de la contribution des femmes au développement, mais aussi – et corrélativement – de faire en sorte qu’elles en soient aussi bénéficiaires. Les deux aspects étant liés, puisque l’on peut considérer que le moindre bénéfice que tirent les femmes du développement vient notamment du fait que leur contribution à celui-ci est largement sous-estimée. Le concept de « féminisation de la pauvreté » est d’ailleurs explicitement lié à ces représentations du développement. D’où la création d’un Indice Sexo-spécifique de Développement Humain (ISDH) et d’un Indice de Participation des Femmes (IPF), ce dernier correspondant à la notion d’autonomisation (ou « empowerment ») et à l’« Agency » dans la théorie de Sen.

On notera d’ailleurs que le Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, dite commission Stiglitz, Sen et Fitoussi (2009), a intégré dans ses réflexions, à côté des questions environnementales (le PIB vert), la question du travail domestique (les « tâches ménagères », et plus largement les soins apportés aux enfants, personnes âgées, malades au sein du ménage), notant que le nombre d’heures qui y sont consacrées est du même ordre, sinon supérieur, que celui consacré au travail économique mesuré par les PIB.

S’il est vrai qu’aujourd’hui la problématique du développement économique s’est définitivement adjoint le qualificatif de durable, en faisant de l’aspect environnemental une dimension essentielle du concept, la dimension sociale n’en reste pas moins primordiale et la question du genre en constitue un des aspects encore trop souvent négligé mais qui ne pourra qu’y prendre plus de place dans l’avenir.

La construction du champ de savoir « femmes/genre et développement »

Depuis la première conférence mondiale sur les femmes tenue à Mexico en septembre 1975, un nouveau champ de savoir « femmes/genre et développement » s’est constitué, rattaché aux mouvements féministes, aux recherches dans les milieux universitaires et dans les agences de coopération. Ce champ de savoir s’est développé parallèlement à celui des études sur le développement.

Alors que les années 1960 ont connu l’affirmation de la spécificité féminine, les années 1970, avec l’émergence du concept du genre, vont voir les études sur les femmes s’ouvrir à d’autres champs d’analyse ; Et c’est à partir des années 1990, après la conférence de Beijing, que le champ de savoir « genre et développement » va connaître un nouveau souffle. Il s’est développé parallèlement à celui des recherches sur le développement et celui sur les recherches sur le genre.

Trois grandes étapes identifient la construction de ce champ de savoir : La reconnaissance du travail invisible des femmes et l’articulation entre la sphère reproductive et la sphère productive ; L’analyse des transformations liées à la nouvelle division internationale de travail ; et l’approfondissement des questions ouvertes par les recherches antérieures, notamment celles liées à l’identité.

Table des matières

Introduction générale : Problématique
1 Contexte global
1.1 Les inégalités dans le monde
1.1.1 Ce monde caractérisé par l’accroissement des inégalités
1.1.2 Ces inégalités sont décriées comme obstacles au développement
1.1.3 De grandes inégalités persistent malgré des progrès importants
1.2 Les inégalités entres les femmes et les hommes
1.2.1 Les inégalités fondées sur le sexe
1.2.2 Les engagements internationaux en faveur de l’égalité des sexes
1.3 Le genre et le développement
2 Perspectives possibles d’un travail sur le genre et le développement
2.1 Une nouvelle approche du développement
2.2 La construction du champ de savoir « femmes/genre et développement »
2.3 Des engagements internationaux en faveur du genre
2.4 Où en est la réalisation de ces engagements par les Etats ?
2.5 Qu’en est-il de l’intégration du genre au développement en Algérie?
2.6 Les inégalités de genre
3 Cheminement et intérêt pour le sujet
4 Démarche
Une approche théorique et institutionnelle
Chapitre 1 Le genre : du concept à l’émergence internationale
1 Le genre : notions et genèse
1.1 Qu’est-ce que le genre ?
1.2 Genèse du concept
1.2.1 Margaret Mead et Simone de Beauvoir : deux pionnières du genre
1.2.2 Le genre : l’invention du concept par la psychanalyse
1.2.3 Ann Oakley – un point de départ de l’analyse anthropologique du genre
2 Les textes fondateurs de l’analyse de genre
2.1 Les « systèmes de sexe/genre » (Sex/gender systems) de Gayle Rubin
2.2 L’ennemi principal de Christine Delphy
2.3 Homme-culture et femme-nature ? de Nicole-Claude Mathieu
2.4 Pratique du pouvoir et idée de Nature de Colette Guillaumin
2.5 La construction sociale de l’inégalité des sexes, de Paola Tabet
3 Du concept de genre aux études de genre
3.1 L’expérience de la recherche aux Etats-Unis
3.2 L’expérience de la recherche en France
3.2.1 Le genre comme sexe social : Années 1970
3.2.2 Problématique des rapports sociaux de sexe : Années 1980
3.2.3 Le genre comme rapport social hiérarchique et diviseur : Années 1990
3.3 Les études de genre en France
3.3.1 L’essor des études et recherches féministes : Années 1970
3.3.2 L’institutionnalisation des études féministes en France : Années 1980
Chapitre 2 Le genre et le développement
1 La construction d’un nouveau champ de savoir « genre et développement »
1.1 Femmes/genre et études de développement
1.2 Construction inégale du savoir « genre et développement » entre le Nord et le Sud
1.3 Une lente construction du champ de savoir « genre et développement » dans le monde francophone
1.4 Evolution des champs d’études de la recherche en genre et développement
2 L’approche genre et développement
2.1 De l’approche femmes et développement à l’approche genre et développement
2.1.1 L’approche intégration des femmes au développement
2.1.2 Limites de l’approche « intégration des femmes au développement »
2.1.3 L’approche genre et développement
2.1.4 Principales différences entre «projets femmes» et programmes de promotion de l’égalité
2.2 Le gender mainstreaming
2.3 Les discriminations positives
2.3.1 Qu’est-ce qu’une discrimination positive ?
2.3.2 Qu’est-ce qu’une discrimination ?
3 L’autonomisation des femmes (Empowerment) : concept et approche
3.1 La pratique de l’autonomisation par les institutions internationales
3.2 L’autonomisation et le pouvoir
3.3 L’autonomisation et les différents niveaux de pouvoir
3.4 L’autonomisation ou la capacité de faire des choix (choisir)
3.5 Les trois dimensions du concept autonomisation
3.5.1 Les capacités réelles d’action
3.5.2 Les ressources
3.5.3 Les réalisations
3.6 Les capacités d’actions individuelles et collectives
Chapitre 3 Les instruments internationaux en faveur du genre
1 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes – CEDEF/CEDAW
1.1 La définition de la discrimination envers les femmes
1.2 Les différents domaines de droits visés par les discriminations
1.3 L’élimination des discriminations, l’égalité dans les faits et les obligations des Etats Parties
1.4 Le protocole facultatif à la convention : l’acceptation de plaintes individuelles ou collectives
1.5 Le Comité pour l’élimination de la discrimination envers les femmes
2 La Conférence de Beijing : « L’égalité, le développement et la paix »
2.1 Les conférences mondiales sur les femmes
2.2 La conférence de Beijing
2.3 La déclaration et le programme d’action de Beijing
2.4 Suivi et évaluation de la mise en œuvre du programme d’action de Beijing
3 La dimension genre dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement-OMD
3.1 Présentation des OMD
3.2 Qu’en est-il de la dimension genre dans les OMD ?
3.3 Les limites de la prise en compte du genre dans les OMD
3.4 Qu’en est –il de l’évaluation des OMD du point de vue du genre ?
3.4.1 Comment la question est-elle abordée dans le rapport 2010 ?
3.4.2 Le rapport 2011
3.4.3 L’évaluation du 3ème OMD, Promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes
3.4.4 L’évaluation des huit OMD du point de vue de la perspective du genre
Chapitre 4 Conclusion

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