Savonnerie et représentations. Le savon de Naplouse, un vestige du passé

Savonnerie et représentations. Le savon de Naplouse, un vestige du passé

Emma Aubin-Boltanski, dans son travail sur les mawsim-s (pèlerinages342) de Nabî (turâth) en Palestine343. Certes, la pratique d’une industrie n’est pas un pèlerinage, et il existe bien entendu de nombreuses différences entre les mawsim-s et l’industrie du savon de Naplouse. Certains détails de l’enquête d’Emma Aubin-Boltanski, pourtant, se rapprochent de ma propre expérience. Ainsi des écoliers qu’elle rencontrait régulièrement à la bibliothèque Al-Ansârî de Jérusalem, « plongés dans les différentes encyclopédies palestiniennes, [qui] préparaient des exposés sur le folklore. [Car] (l)es mawsim-s figuraient parmi les “traditions à  étudier”344 » : ils me rappelèrent les étudiants de l’université Al-Najâh que je croisai parfois à la savonnerie, munis d’un bloc-notes et d’un appareil-photo, venus faire un « rapport » pour un cours sur le turâth. Comme Emma Aubin-Boltanski, je fus fréquemment renvoyée à des livres écrits sur le sujet. Elle raconte qu’on lui recommanda, au début de sa recherche, de rencontrer un vieil homme à Hébron, réputé pour sa bonne mémoire, et qui avait assisté au mawsim dans les années 1920 et 1930. Avant notre rencontre, il photocopia un nombre important de documents à la bibliothèque municipale (articles d’encyclopédies ou de journaux et ouvrages entiers) qu’il tint à me lire dans leur intégralité, des heures durant. Il fut impossible de l’amener à évoquer principal historien local de Naplouse346, et qui traitait de l’industrie du savon. Je ne pus recueillir que très peu de ses souvenirs sur la savonnerie, car l’essentiel du temps se passa en lecture du dit chapitre. Il n’y a pas cependant pas autant d’écrit(s) sur l’industrie du savon que sur les mawsim-s. La réaction de mes interlocuteurs, quand je leur exposais l’objet de ma recherche, était plutôt de s’étonner que l’on puisse écrire « un doctorat » sur le sujet. Ayman al-Shakaʽa, le cousin de l’ancien maire de Naplouse Ghassân al-Shakaʽa, me dit explicitement  que les savonneries à Naplouse, c’était quelque chose « du passé », qui n’avait plus beaucoup d’importance pour la ville.

Une tradition devient réellement « authentique », comme le rappelle utilement Gérard Lenclud347, dès lors qu’elle est prise en main par une autorité sociale qui s’est donné pour mission de veiller sur elle – et bien souvent, de la construire comme telle. En ce qui concerne les mawsim-s, Emma Aubin-Boltanski a montré que cette autorité sociale est représentée par les folkloristesqui ont œuvré, parfois conjointement avec l’Autorité palestinienne, à définir les critères du « vrai » mawsim à des fins généralement nationalistes. « Dans le corpus ordonné des folkloristes  qui s’intéressent au patrimoine, à l’héritage et aux traditions locaux350 ». Les folkloristes prennent en charge la constitution du patrimoine commun à la nation ; tâche d’autant plus importante que, dans le cas de la Palestine, l’identité nationale est niée et explicitement attaquée par cet autre projet national qu’est le projet sioniste, qui s’attache à en saper les fondements. Emma Aubin-Boltanski montre que les recherches sur le folklore en Palestine (comme du reste en Europe au XVIII ». Archaïsante, de l’autre, car ces matériaux sont « considérés comme des vestiges du passé en danger de disparition (…) La tradition, même si elle n’a jamais cessé d’être vécue au présent, est rejetée dans le passé et  ». Peut-être a-t-on, dans cette dernière formule, une caractéristique fondamentale de la constitution, dans le discours, d’un objet ou d’une pratique vivante en turâth. C’est, en tout cas, ce que constate Emma Aubin-Boltanski pour les mawsim-s, remarquant que « chez de nombreux pèlerins, on retrouve le sentiment de ne pas  participer “au vrai mawsim” 353 ». La savonnerie à Naplouse, ainsi que l’objet savon, de même, sont considérés par une majorité d’habitants comme des « vestige[s] du passé en danger de disparition ». étude académique » entièrement consacrée à « l’industrie du savon à Naplouse ». Il s’agit du fascicule de Husâm Sharîf, qui le rédigea à la fin des années 1980 et au début des années 1990, pendant la première Intifada. « De toute façon, on tuait le temps, on n’avait pas de travail, et j’ai considéré ça comme un acte contre l’occupation354 », commenta-t-il lors d’un entretien que nous eûmes en 2004 à la bibliothèque de la municipalité.

 

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