Symptômes d’une dynamique industrielle bloquée

Symptômes d’une dynamique industrielle bloquée

Au cours des prochaines décennies, la France, comme la plupart des pays d’Europe, doit faire face à de nouveaux défis, liés au vieillissement de la population. Le nombre de Français âgés de plus de 75 ans sera multiplié par 2,5 entre 2000 et 2040, pour atteindre un nombre total de 10 millions de personnes. Il est possible de prédire que 1,2 millions de personnes seront dépendantes en 2040 en France 43. Aujourd’hui, la majorité des personnes âgées (environ 90%) veulent rester à leur domicile et y mourir. Alors, un constat peut être avancé : l’utilisation des nouvelles technologies d’information et de communication (TIC) pour l’aide à l’autonomie des personnes est un champ d’innovation devant répondre à des attentes sociétales fortes (Picard, 2007). La question de l’aide aux personnes en perte de leur autonomie est aujourd’hui au cœur de nombre d’initiatives. Les collectifs de patients se structurent, des start-ups sont créées pour mettre les nouvelles technologies au service de cette problématique, et le gouvernement français a lancé des groupes de travail sur la question, annonçant l’année 2011 comme l’année du débat sur la dépendance et promettant la mise à disposition d’impressionnants financements 44. « La manière dont nous abordons le problème de la dépendance dans notre société n’est pas l’affaire d’une catégorie sociale ou d’une génération. C’est une question qui nous est posée à tous. La réflexion doit être collective et la réponse aussi. (…) Nous ne pouvons pas laisser les familles seules face à la montée de la dépendance. Pour y faire face, c’est 25 milliards d’argents public qui seront mobilisés cette année.» Discours d’ouverture du débat sur la dépendance, Nicolas Sarkozy, Président de la République, 8 février 2011. Cependant, malgré ces conditions très favorables, il semble exister un certain enfermement des efforts de conception, la voie d’innovation principalement développée sur le sujet étant la surveillance d’une personne dans son habitation grâce à des appareils de haute technologie : un médaillon relié à un système de téléalarme qui peut déclencher une alerte à distance si nécessaire, des capteurs qui permettent de détecter la chute d’une personne dans le but de prévenir des secours ou le voisinage, etc. Depuis plus de quinze ans déjà, on voit fleurir sur le marché ces propositions se ressemblant un peu toutes, mais aucune d’elles n’a rencontré le succès pour le moment. Des retours d’utilisateurs montrent qu’en fait ces dispositifs ne sont pas adaptés à leurs besoins, sont difficiles à utiliser et occasionnent une stigmatisation de l’âge et du handicap : la question de l’acceptabilité est en effet un point crucial. En outre, les projets actuels ne semblent pas répondre entièrement au problème, car la plupart des dispositifs déclenchent une alerte en cas d’incident, mais n’empêchent pas pour autant l’accident de se produire. De plus, d’autres verrous subsistent en marge de la question de l’acceptabilité : l’absence d’un marché de la santé structuré, la difficulté de comprendre et de se plier aux réglementations, la nécessité de prescription des dispositifs par le corps médical.

Protocole de validation

L’industrie de l’aide à l’autonomie des personnes âgées grâce aux nouvelles technologies peut être utilisée comme une situation d’expérimentation pour valider l’hypothèse sur le référentiel C-K quant à sa capacité à diagnostiquer la fixation collective. Ce secteur est dans une situation d’innovation orpheline, et les parties précédentes de la thèse ont permis de souligner qu’une telle situation est caractérisée par un état de fixation collective, qui se traduit par un défaut d’interactions entre des imaginaires. Nous souhaitons désormais montrer en quoi un outil du type « référentiel C-K » permet bien de décrire ce défaut d’interaction entre des imaginaires, i.e. l’incapacité des acteurs d’un collectif à échanger des concepts, des problématiques, des questions. Nous proposons de construire dans un premier temps un référentiel C-K sur cette problématique et d’identifier les classes de raisonnement expansif et restrictif pour adresser la question de l’aide à l’autonomie des personnes. La séquence de construction du référentiel telle que présentée dans le chapitre VII est ainsi utilisée. Dans un second temps, il convient de positionner l’ensemble des idées des acteurs de l’industrie sur ce référentiel pour effectivement valider que la fixation collective est caractérisée par les classes de raisonnements restrictifs. Cependant, avoir accès à l’intégralité des idées, des imaginaires travaillés par les acteurs n’est pas possible tant la complexité de récolte des données serait grande. Nous avons opté pour une analyse de l’ensemble des projets financés par des appels à projets européens, en ayant conscience que cela introduit un biais dans l’étude des imaginaires, puisque nous n’avons accès qu’au seul spectre de projets qui ont été évalués, adoptés, financés.

Application de la méthodologie de construction d’un référentiel C-K et analyse de la fixation collective 

Nous utilisons les cinq étapes de construction d’un référentiel C-K tel que présenté dans le chapitre VII 45. Tout d’abord, nous recensons l’ensemble des connaissances du secteur en étudiant les produits existants et les projets en cours sur le secteur de l’autonomie des personnes âgées. L’analyse met en évidence la prolifération de dispositifs dont le but est le suivi d’une personne à son domicile (médaillon ou capteurs sensoriels pour déclencher une alerte, téléalarme, téléassistance, etc.). Les questions de business model sont abordées et les difficultés à penser des modèles d’affaires en accord avec les dispositifs de prescription et de remboursements sont soulevées. En gériatrie, de nouveaux concepts émergent, comme celui de la fragilité, description d’un état d’une personne indépendamment de son âge et de ses pathologies, mais ces concepts ne circulent pas au sein de l’industrie. Les connaissances partagées par l’ensemble des acteurs renvoient ainsi à l’ensemble des dispositifs techniques permettant la surveillance et le contrôle d’une personne âgée.Puis l’ensemble des concepts adressables peut être généré à partir de l’intersection des connaissances, i.e. l’ensemble des connaissances partagées par l’ensemble des acteurs. Cela permet de rendre compte des efforts de conception concernant (1) le monitoring d’une personne à son domicile, concept bien connu et donnant lieu à de nombreuses mises sur le marché, mais aussi (2) la recherche médicale sur les causes de la perte d’autonomie et (3) les dispositifs permettant de suppléer cette condition, comme la canne ou le déambulateur. Nous opérons maintenant une première expansion, en nous appuyant sur la réunion des connaissances. En particulier, nous intégrons dans la génération de concepts la connaissance sur la notion de fragilité. Le terme autonomie, s’il a bien l’avantage de porter une connotation positive et ouverte, a également tendance à fixer les réflexions sur la question du handicap et des personnes âgées. Or, la perte d’autonomie (permanente ou temporaire) peut survenir chez toute personne et à tout stade de la vie : accident, maladie, isolement, alcoolisme, famille monoparentale, dépression… Cela pousse à développer des connaissances plus poussées sur la notion d’autonomie, en particulier sur la question de l’autonomie des enfants, des personnes accidentées et en difficulté temporairement, des personnes isolées. Des discussions avec des gériatres et quelques lectures amènent à étayer la notion de la fragilité. La fragilité est décrite comme un état intermédiaire entre la robustesse et la dépendance (Fried et al., 2001). Durant cette période de la vie, qui concerne par exemple une grande partie des seniors, le risque de chuter ou de développer une maladie est plus important. La fragilité a été définie comme un syndrome clinique, où trois ou plus des critères suivants sont présents: la perte de poids non intentionnelle (10 kilos en un an), l’épuisement auto-déclaré, la faiblesse de préhension, un ralentissement de la vitesse de marche et la faible activité physique (Fried et al., 2001). La notion de fragilité a été ensuite étendue à des critères psychologiques et sociaux (Vedel, 2009; Vedel & Ankri, 2008). Au cours de cette période de la vie, les risques de chute ou de développer une maladie sont plus élevés. Cette condition est caractérisée par les risques auxquels le sujet est soumis et qui peuvent le plonger dans une perte d’autonomie (Guilley, Armi, Ghisletta, D’Epinay, & Michel, 2003). La fragilité Chapitre IX – Validation empirique du référentiel sur la fixation collective 160 n’est pas une dépendance, ni de la perte d’autonomie, mais reflète les besoins de soutien qui sont en adéquation avec la vie projetée de la personne, dans une logique de la prévention. Partant de ce constat, nous reformulons le concept initial de « l’aide à l’autonomie des personnes âgées au moyen des nouvelles technologies » en celui de « l’aide à la fragilité », qui replace la personne au sein de son environnement (matériel et social), avec lequel elle interagit. Cette reformulation conduit à restructurer l’ensemble des connaissances : l’intersection des connaissances de l’ensemble des acteurs ne contient pas la connaissance sur la fragilité, mais la réunion des connaissances si, ce qui permet de restaurer de nouveaux imaginaires pour l’ensemble de l’industrie. Nous pouvons alors générer une première expansion à partir de cette reformulation s’appuyant sur la fragilité, et en ouvrant sur une aide à la fragilité s’attachant à agir sur la personne fragile, à agir sur son environnement (social et physique) ou à agir sur l’interaction de cette personne avec son environnement.

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