Tananarive, la grande ville mal-aimée dans un pays rural

Dans le contexte d’un pays très rural, structuré par des sociétés paysannes très anciennement ancrées et organisées, l’existence d’une ville millionnaire contraste vivement.

Tananarive se trouve en effet dans la situation paradoxale d’être une grande ville et la capitale de l’un des pays très ruraux du monde, où le taux d’urbanisation est inférieur à 25 %. Certes, avec une population dans l’agglomération estimée à environ un million et demi d’habitants, Tananarive ne représente que 10 % de la population malgache totale, ce qui ne constitue pas une proportion très élevée, mais la capitale concentrerait plus d’un tiers de la population urbaine du pays, accusant ainsi une forte domination dans le réseau urbain. La position de Tananarive révèle donc une forte hiérarchisation de ce réseau, avec une primauté marquée au sommet de celui-ci.

Surprenante de prime abord, l’existence d’un tel organisme urbain s’explique pourtant aisément. Tananarive a en effet été fondée précocement au début du XVIIe siècle par les souverains merina et habitée depuis de façon permanente. Surtout, Tananarive se situe au cœur de la région historique de l’Imerina, sur les hautes terres centrales de Madagascar, qui s’étagent entre 1 000 et 2 500 mètres d’altitude. Or, ces hautes terres constituent depuis plusieurs siècles la région la plus peuplée de l’île , en relation avec le développement d’une civilisation fondée sur la riziculture, à l’instar des royaumes agraires de Java ou du monde indien. A l’image du processus d’urbanisation en Asie, un monde rural densément peuplé a donc contribué au développement d’une grande ville , dont les fonctions sont demeurées en liaison étroite avec celui-ci, mais dont elle s’est pourtant progressivement différenciée. Aujourd’hui, Tananarive se présente donc en décalage complet par rapport au reste du pays.

Ville décalée, Tananarive est aussi la ville mal-aimée, victime de représentations défavorables, aussi bien auprès des étrangers que des Malgaches. Tananarive semble en effet de prime abord s’opposer à ce qui constituerait l’essence de Madagascar : la ruralité, considérée comme la marque de l’authenticité malgache. Or, dans un pays très majoritairement rural, Tananarive présente superficiellement un visage trop moderne, qui l’apparente trop aisément à une métropole du « village mondial ». Ainsi, sur l’Avenue de l’Indépendance, le voyageur étranger retrouve immédiatement ses repères, avec des salons de thé, des boutiques modernes, des passants habillés à l’occidentale : Tananarive n’est nullement dépaysante, du moins dans ses quartiers centraux. A cet égard, le hiatus entre la capitale et le reste du pays est considérable. Tananarive est en effet la seule véritable métropole de l’île, la seule vraie ville au sens occidental du terme, et c’est précisément la raison pour laquelle elle est mal-aimée et méconnue. Il existe ainsi la conviction tenace que le charme de Madagascar réside dans ses paysages rizicoles immuables qui évoquent l’Asie, dans sa faune et sa flore endémiques, véritables ambassadeurs du pays à l’extérieur : qui n’a pas été fasciné, enfant ou adolescent, par les lémuriens, les orchidées, les baobabs… Madagascar est synonyme de nature exubérante, incroyablement variée et encore en partie vierge. On peut parler de « mythe rural et écologique » à propos de l’image que projette l’île au niveau international. Cette perception du pays contribue puissamment par contrepoint à dévaloriser Tananarive.

En outre, Madagascar bénéficie à l’étranger de l’image d’un paradis terrestre , représentation qui tire sans doute ses racines d’une vision idéalisée du pays élaborée depuis plusieurs siècles et fondée sur des éléments folklorisés ou sur des clichés occidentaux et coloniaux : population pacifique, femmes aux cheveux lisses, nature généreuse, paysages et climats variés, autant d’éléments qui contribuent à assimiler Madagascar aux mondes enchanteurs des îles du Pacifique et à y entretenir le mythe du bon sauvage. Face à ce tableau stéréotypé, la capitale apparaît comme un organisme monstrueux, développé inconsidérément et hypertrophié. Tananarive enlaidit le pays, c’est une anomalie qui ne correspond pas à l’essence profonde du pays : telle est la représentation dominante de la ville.

Dans ce contexte, le choix de Tananarive comme sujet de recherche a souvent suscité l’étonnement, si ce n’est l’incompréhension, des personnes rencontrées. Les Tananariviens eux-mêmes ont souvent eu du mal à comprendre que je séjourne à Tananarive sans quitter plus souvent la ville. Quant aux Occidentaux, ce choix leur semble souvent pour le moins incongru. La ville apparaît en effet le plus souvent à leurs yeux comme un repoussoir, avec sa pauvreté oppressante, sa saleté, son bruit étourdissant, ses embouteillages décourageants, ses trépidations permanentes, sa pollution qui laisse son empreinte et son odeur sur les vêtements, les cheveux et la peau le soir, et son insécurité qui nécessite d’être toujours plus ou moins sur ses gardes.

Ainsi, pour forcer le trait, mener un travail de recherche sur Tananarive, c’est presque comme faire de la géographie urbaine en Afrique il y a une trentaine d’années ! Une telle entreprise est perçue comme ingrate et encore quelque peu marginale. L’orientation des recherches sur le terrain malgache témoigne de cette dévalorisation de la capitale, et plus généralement du thème urbain à Madagascar. En 1999, le responsable de l’IRD de Madagascar m’expliquait ainsi qu’aucun programme de recherche dans quelque domaine que ce soit n’était en cours sur le milieu urbain . Il n’existe par ailleurs aucun programme de recherche international sur les villes malgaches, contrairement à l’Afrique (australe, orientale, occidentale…). Les étudiants étrangers rencontrés au cours de mes années de thèse travaillaient pour la grande majorité soit sur le monde rural, soit sur la gestion des ressources non renouvelables (parcs naturels, forêts…). La plupart des programmes des instituts de recherche (CIRAD, ONE…), nombreux à Madagascar, portent presque exclusivement sur ces deux grands types de sujets. Ces préoccupations se comprennent toutefois aisément dans le contexte d’un pays très pauvre où est largement admis le postulat selon lequel tout développement doit passer par le monde rural et l’indispensable sécurisation alimentaire, objets de toutes les recherches en agronomie, en élevage, en foresterie…

Localement, il existe des initiatives ponctuelles de recherche en géographie urbaine, à l’Université d’Antananarivo ou à l’Ecole Normale Supérieure d’Antananarivo, mais qui connaissent une faible diffusion. Sinon, les travaux récents menés sur Tananarive privilégient une optique historique, archéologique et architecturale : les chercheurs tananariviens se préoccupent avant tout de mettre en lumière le passé méconnu de la ville . Ainsi, l’unique ouvrage scientifique consacré à Tananarive, La cité des mille , consacre neuf chapitres à ces questions, plus un sur la préservation du patrimoine, et seulement cinq à la géographie de la ville depuis la colonisation. Dans le milieu universitaire, les travaux en histoire et en géographie urbaines de Faranirina Rajaonah, et de Josélyne Ramamonjisoa sont les seuls qui existent sur la capitale et qui proposent un essai d’analyse globale de la ville. La capitale est donc singulièrement délaissée, alors que Tuléar avait fait l’objet d’un programme d’études pluridisciplinaire fécond au début des années quatre-vingt-dix. Les organismes internationaux et les ONG travaillant à Tananarive sont certes des commanditaires insatiables d’études et de monographies, souvent à l’échelle des quartiers, ou bien très ciblées sociologiquement (innombrables études sur la pauvreté), mais les documents produits ne proposent en général pas d’approche synthétique de la ville, et se révèlent plus informatifs qu’analytiques. Au total, on constate une carence dans l’étude actuelle de Tananarive : peu séduisante, la capitale malgache est délaissée par la recherche en sciences humaines. Une approche synthétique et problématisée fait défaut.

Table des matières

CHAPITRE PREMIER- TANANARIVE, VILLE IMPROBABLE ? DE LA SACRALISATION DE L’ESPACE A UNE PROGRESSIVE ALTERATION DU SENS
I- PUISSANCE ET PERENNITE DE L’ORGANISATION MERINA DE L’ESPACE
II- L’INTRODUCTION DE MODELES URBAINS EUROPEENS ET COLONIAUX LES METAMORPHOSES DE TANANARIVE
III- LA PERTE DU SENS : LA REMISE EN CAUSE DE L’ORGANISATION TRADITIONNELLE DE L’ESPACE URBAIN
CHAPITRE II – TANANARIVE CAPITALE ?
I- LES APPARENCES D’UNE CAPITALE METROPOLITAINE
II- UNE CAPITALE CONTESTEE
III- DISCOURS SUR TANANARIVE ET IMAGES DE LA VILLE : DES REPRESENTATIONS TRADUISANT L’AMBIGUÏTE DU STATUT DE CAPITALE
CHAPITRE III – VIVRE LA CRISE A TANANARIVE : L’ALTERATION DES PAYSAGES, DES PRATIQUES ET DES REPRESENTATIONS DE LA VILLE
I- DE LA CRISE ECONOMIQUE A LA DESTRUCTURATION URBAINE
II- LES CAUSES DE LA CRISE
III- L’IMPACT LIMITE DES STRATEGIES DE REPONSE A LA CRISE
CHAPITRE IV- LA VILLE : LE LIEU D’EXPRESSION D’UNE CITADINITE PROFONDEMENT MARQUEE PAR LA RURALITE
I- A LA RECHERCHE DES MARQUES RURALES DANS LE PAYSAGE URBAIN
II- PRATIQUES SOCIO-SPATIALES CITADINES ET EMPREINTE RURALE
III- L’AMBIVALENCE DES REPRESENTATIONS SPATIALES IDEALES DES TANANARIVIENS
IV- LA CONNAISSANCE DE LA VILLE, INDICATEUR DE CITADINITE
CHAPITRE V – LE QUARTIER, UN ESPACE HIERARCHISE ET CLOISONNE, ELEMENT FONDAMENTAL DE STRUCTURATION DE L’IDENTITE CITADINE
I- LE QUARTIER, CADRE PRIVILEGIE DE LA CITADINITE TANANARIVIENNE
II- DE LA TYPOLOGIE RATIONNELLE DES QUARTIERS A LEUR PERCEPTION HIERARCHISEE
III- VIVRE L’ESPACE DU QUARTIER AU QUOTIDIEN : CHRONIQUE DU
QUARTIER-VILLAGE ?
CHAPITRE VI – LA MAISON A TANANARIVE : L’ESPACE PRIVE AU CŒUR DES AMBIGUITES DE LA CITADINITE TANANARIVIENNE
I- UN FORT INVESTISSEMENT SYMBOLIQUE : L’HABITATION SOUS LE SIGNE DU SACRE
II- L’ORGANISATION DE L’ESPACE PRIVE TANANARIVIEN : INFLUENCES RURALES ET EMPREINTE CITADINE
III- LES PRATIQUES DE L’ESPACE DOMESTIQUE, REVELATRICES DE CRISPATIONS INTERNES ET DE TENSIONS ENVERS L’EXTERIEUR

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