Temporalité et sens de la maladie chez les femmes en situation de précarité

Temporalité et sens de la maladie chez les femmes en situation de précarité

Travailler sur le sens de la maladie

L’apport de la question du sens1 de la maladie a permis de donner de la profondeur et de la cohérence au schéma initial pour aboutir à une problématique pertinente. En effet, s’intéresser à la question du sens de la maladie pour les patients nous paraissait s’inscrire, fondamentalement, dans l’approche centrée-patient (ou centrée sur la personne ? Nous aurons l’occasion de revenir plus avant sur cette distinction), et la médecine fondée sur les valeurs, chère à la médecine générale et à la recherche en soins premiers. Si la maladie est une « expérience intime [se mêlant] profondément et douloureusement à son sentiment d’identité » et entraînant « une violente perturbation, [un] brouillage de la représentation du monde et de soi, [une] perte de repères » (C. Marin), nous avançons l’hypothèse, qu’elle ne peut être supportable qu’en prenant du sens, un sens, pour le malade. Pour étudier ce phénomène, l’approche qualitative par récit de vie allait de soi : il s’agissait de la meilleure manière de laisser les gens dire, se dire. Cela mimait ce que l’on attend d’un soignant : écouter les patients raconter leur maladie et la place que prend cette dernière dans leur existence ; il lui appartient de l’entendre, de l’intégrer pour écrire avec le patient un récit qui permette le soin2 . La question de l’écoute, dans la relation médecin-malade est fondamentale : il s’agit de la première récrimination, puisqu’elle fait défaut, des patients à l’égard des médecins, et les problèmes de communication au sens large sont la première cause de plainte3 . L’écoute est le premier pas vers l’entente.

Pourquoi s’interroger sur le temps ?

Après nous être interrogée sur la question du sens, il n’était pas possible ne pas considérer que ce réaménagement symbolique puisse se réaliser en dehors de toute temporalité. La question du temps est apparue comme le deuxième axe de notre travail, ce qui justifie notre intuition entre précarité et temporalité. La question du temps, du rapport au temps, du temps dans le discours, comme éclaireur du sens a émergé du fait principalement de deux lectures : 1) L’ouvrage du philosophe allemand H. Rosa, Accélération, une critique sociale du temps4 . Si jusqu’alors il nous semblait évident, dans une approche psychologisante, que le rapport au temps dans ses trois dimensions (passé, présent, futur) était un élément éminemment structurant de l’être à l’échelle individuelle, ce livre nous a permis de le penser en terme sociologique. Il explique comment notre façon d’être au monde « dépend dans une large mesure des structures temporelles de la société dans laquelle nous vivons [puisque si] la question de la vie que nous voudrions mener revient exactement à poser celle de la manière dont nous voulons passer notre temps, les qualités de « notre » temps, ses horizons et ses structures, ses rythmes ne sont pas sous notre contrôle, ou seulement dans une faible mesure. Les structures temporelles ont une nature collective et un caractère social ; elles se dressent face à l’individu dans leur robuste facticité »5 . H. Rosa cite N. Elias qui déclare que : « L’expérience vécue du temps d’hommes appartenant à des sociétés où le temps est régulé de manière stricte est un exemple parmi bien d’autres de structures de la personnalité non moins contraignantes que des spécificités biologiques et néanmoins socialement acquises »: étudier le rapport au temps d’un malade, appartenant à un groupe social défini, permet-il de comprendre le rapport que ce groupe entretient avec la maladie et les représentations qu’il en a ? Cette problématique s’inscrit dans un contexte plus général de relations entre les représentations individuelles et les représentations sociales .Si l’envie de travailler autour des situations de précarité était à la base de notre projet, le choix de s’intéresser au groupe social « des précaires » prenait toute sa cohérence : il permettait de s’interroger sur la pertinence du choix du temps comme élément compréhensif d’une situation sociale. 2) La thèse de doctorat de psychologie sociale, soutenue en 2009 à l’Université d’AixMarseille par N. Fieulaine : Perspective Temporelle, Situations de Précarité et Santé : Une Approche Psychosociale du Temps. Il y développe l’idée que « l’inscription sociale précaire, par sa nature instable et incertaine, questionne de manière centrale la possibilité de se représenter de manière cohérente son passé, d’avoir la maîtrise de son présent et de construire des anticipations ou des projets d’avenir ». Surtout si l’on considère comme H. Rosa, que la société post-moderne occidentale serait celle de l’accélération et qu’elle serait donc «[confrontée] à une pénurie du temps, à une véritable crise du temps, qui [mettrait] en question les formes et les possibilités d’organisation individuelle et politique », il apparaît tout à fait pertinent de s’interroger aujourd’hui sur le rapport au temps, en contexte de précarité, en particulier dans le champ de la santé. Par ailleurs, « le domaine des problématiques de santé représente dans ce cadre un révélateur des processus de précarisation et de vulnérabilisation, au travers du dévoilement de leurs conséquences sur l’état de santé physique ou psychologique, et sur ce qu’il est convenu d’appeler la qualité de vie […], ces problématiques indicatives de la souffrance existentielle susceptible de s’établir dans les contextes de précarité, représentent à l’heure actuelle un enjeu majeur de santé publique » 9 , car le soignant ne peut être ignorant du contexte personnel du patient mais aussi d’un aspect plus général relatif aux inégalités sociales de santé ou d’accès aux soins.

Les inégalités sociales de santé, une problématique clé pour le soignant

L’extrait suivant de Pourquoi et comment enregistrer la situation sociale d’un patient adulte en médecine générale ? 10 , publié en 2014 sous l’égide du Collège National de Médecine Générale, offre une définition claire des inégalités sociales de santé (ISS) qui évite de les confondre avec les inégalités ou disparités de santé. Ces dernières, d’ordre physiologique, relèvent de différences interindividuelles ou inter-ethniques non liées au statut social : contrairement aux ISS, il ne s’agit pas d’injustices, au sens de dommages systémiques évitables. L’OMS, depuis 2005, a créé une Commission des déterminants sociaux de la santé qui a fait de la réduction des ISS, un objectif pour la décennie à venir. C’est dans ce contexte que se développe la recherche sur les ISS. Sociologues, anthropologues, statisticiens…, et bien sûr médecins, nombreux sont les cerveaux qui produisent de tout aussi nombreuses études permettant d’éclairer les causes et conséquences du phénomène, voire, de proposer des solutions. Les études sur la précarité, et ses conséquences sur la santé, s’inscrivent dans cette logique. En France, il est même fréquent de confondre ISS et précarité, comme l’explique le rapport suscité, publié sous l’égide du Collège National de Médecine Générale, « En France, la question des ISS est apparue dans le débat public à l’occasion du rapport d’objectifs de santé publique annexé à la Loi du 9 août 2004 (objectifs 33 et 34), mais seulement en termes d’accès aux soins et de réduction de la précarité. ». C’est donc ainsi que nous avons initialement appréhendé notre travail : une thèse de médecine générale qualitative, portant sur la vie avec la maladie en situation de précarité, apportait sa modeste pierre à l’édifice de la réduction des ISS. Les connaissances acquises au fur et à mesure de notre travail nous ont permis de nous poser la question de la pertinence de la confusion fréquente entre précarité et ISS. Car si les personnes en situation de précarité sont bel et bien concernées par ce gradient social de santé, il touche en réalité une partie bien plus grande de la population : si tous les ouvriers ne sont pas précaires, leur catégorie socio-professionnelle est malgré tout bel et bien touchée par un état de santé moins bon que celui des cadres. Ce qui peut apparaître comme nié par les politiques publiques de santé. De plus, cette assimilation impropre entre précarité et ISS est aussi la preuve que la notion de précarité, si peu clairement définie, prend dans le discours public et donc commun, la fonction de réunir tout ce (et ceux) qui souffre(nt) socialement

Table des matières

AVANT-PROPOS
I. Travailler sur le sens de la maladie
II. Pourquoi s’interroger sur le temps ?
III. Les inégalités sociales de santé, une problématique clé pour le soignant
IV. Femmes et précarité
V. Question de recherche
INTRODUCTION
I. La précarité
I.1. Une notion aux synonymes multiples.mais discutables
I.1.1. Pauvreté et précarité
I.1.2. Inégalités sociales de santé et précarité
I.2. Spécificités de la précarité
I.2.1. Distinctions élémentaires
I.2.2. Émergence de la précarité
I.2.3. De la précarité de l’emploi à la précarité généralisée
I.2.4. Précarité, sens et temporalité
I.3. La précarité et ses modélisation
I.3.1. Définition de Wresinsk
I.3.2. Score EPICES
II. Temporalité
II.1. « Qu’est-ce donc que le temps ? » : temps physique et temps psychologique
II.2. Le temps : le médecin, le malade et sa maladie
II.2.1. Temporalité de la maladie : le temps biologique
II.2.2. Temporalité du malade et temporalité du médecin : le temps psychologique
II.2.2.1. Le temps du malade
II.2.2.2. Le temps du médecin
II.2.2.3. La temporalité sociale : un temps psychologique ?
MATÉRIAU ET MÉTHODE
I. Méthode bibliographiqu
II. Journal de bord
III. Déconstruction des a priori
IV. Entretiens par récits de vie
IV.1. Éléments généraux sur la méthode de recueil de données par entretiens
IV.1.1 L’entretien de recherche : nécessité de problématisation et de rigueur méthodologique
IV.1.2. Pourquoi enquêter par entretien ?
IV.1.2.1. Comprendre un phénomène
IV.1.2.2. Du singulier au collectif ?
IV.1.2.3. Entretien de recherche en santé : un écho à l’entretien clinique ?
IV.2. Le récit de vie, un entretien compréhensif : concordances et discordances avec l’entretien
clinique
IV.2.1. La question de l’engagement
IV.2.1.1. Attitude et neutralité
IV.2.1.2. Attitude et empathie
IV.2.2. La finalité de l’entretien
IV.2.2.1. L’aspect interventionnel de l’entretien : raconter sa vie peut-il être sans impact ?
IV.2.2.2. L’entretien clinique, un outil au service de la science médicale ?
IV.3. Un entretien narratif : spécificité du récit de vie
IV.3.1. Temps et récit
IV.3.2. Raconter « Tout ou partie » de sa vie ?
IV.3.3. « (…) un chercheur demande à un sujet (…) » : un enquêteur et un informateur en « interaction dialogique »
V. Modalités de recrutement
V.1. Des médecins sollicités pour aider au recrutemen
V.2. Recrutement des patientes par la thésarde
RÉSULTATS
I. Analyse des données
I.1. Retranscription
I.2. Codage ouvert
I.3. Analyse thématique
II Caractéristiques de la population étudiée
III. Caractéristiques des entretiens
IV. Illustration des thèmes et sous-thèmes par les unités minimales de sens
IV.1. Donner du sens à la vie avec la maladie en situation de précarité
IV.1.1. Un passé omniprésent
IV.1.1.1. Le passé comme refuge
IV.1.1.2. Un passé qui tourne en boucle
IV.1.1.3. Mise en relation d’événements de vie passés et d’événements médicaux
IV.1.1.4. Des dates précises
IV.1.1.5. Avoir donné son temps
IV.1.2. Le présent, temps des conséquences
IV.1.2.1. Des symptômes vécus au présent expliqués par le passé
IV.1.2.2. Le présent : un lourd cadeau du passé
IV.1.2.3. Le présent cet « asensé »
IV.1.2.4. Passer le temps
IV.1.3. Direction l’avenir ?
IV.1.3.1. Un futur inexistant
IV.1.3.2. Un optimisme fragile
IV.2. Représentations et rapport vis–à-vis du système de soins
IV.2.1. Temporalité du malade
IV.2.1.1. Embûches temporelles
IV.2.1.2. Devenir malade
IV.2.1.3. Un refus du temps et du discours médical
IV.2.1.4. Le temps du suivi
IV.2.2. Temporalité du médecin
IV.2.2.1. Relation médecin-malade, des tempi dissonants
IV.2.2.2. Une stature d’autorité moralisante
IV.2.2.3. Prendre du temps pour écouter
IV.2.3. Temporalité de la maladie
IV.2.3.1. Inadéquation temporel entre la maladie et la malade
IV.2.3.2.Refus des contraintes temporelles liées aux traitements
IV.2.4. Temporalité sociale
IV.2.4.1. Être malade parmi les autres
IV.2.4.2. La temporalité des institutions
IV.3. La place de femme
IV.3.1. Apprendre à être femme
IV.3.1.1. Une éducation dominée par les hommes
IV.3.1.2. Apprendre à rester à sa place de femme
IV.3.2. Une vie de devoir
IV.3.2.1. Le rôle de mère, au centre de tout
IV.3.2.2. Devoir familial
IV.3.2.3. Corporéité
IV.3.3. Un avenir genré
IV.3.3.1.Stéréotypes de genre
IV.3.3.2. La méfiance vis-à-vis de l’homme
IV.3.3.3. Solidarité féminine ?
IV.3.3.4. L’orientation sexuelle comme problématique supplémentaire
IV.4. Violences de la vie
IV.4.1. Un passé de violence
IV.4.1.1. Les traumatismes de l’enfance
IV.4.1.2. Violences conjugales
IV.4.2. .qui explique les maux et les mots du présent
IV.4.2.1. La violence en héritage
IV.4.3.Vulnérabilité et violences au quotidien : et à l’avenir ? 
IV.4.3.1. Les problèmes d’argent
IV.4.3.2. L’isolement
IV.4.3.3. Le manque de loisir
IV.4.3.4. Le sentiment de vulnérabilité
DISCUSSION
I. Validité interne de l’étude
I.1. Forces de l’étude
I.2. Faiblesses de l’étude
II. Validité externe de l’étude
II.1. Direction et signification : le sens à la lumière du rapport au temps en situation de précarité
II.1.1. Sens et avenir
II.1.2. Passé composé
II.1.3. Le présent
II.2. Rapport au temps en situation de précarité : quel impact sur la santé ?
II.2.1. Approche conséquentialiste
II.2.2. Précarité et auto-exclusion
II.3. Violence, féminité, précarité. et santé
III. Ce que nous pouvons en faire
III.1. Un apport à la médecine centrée sur la personne
III.1.1. Du paternalisme à l’autonomie
III.1.2. Médecine centrée sur le patient.ou centrée sur la personne ?
III.2. De l’intérêt du récit de vie
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES

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