Théories darwiniennes de l’évolution culturelle (modèles et mécanismes)

En cette année du deux centième anniversaire de la naissance de Charles Darwin (1809) et du cent cinquantième anniversaire de l’édition de De l’origine des espèces (1859), de nombreux ouvrages et articles mettent en perspective les travaux de Darwin à la lumière des découvertes récentes en biologie. Peu font état cependant de l’impact que ses théories ont eu sur les travaux en sciences humaines. Pourtant, le darwinisme n’a eu de cesse d’influencer et d’inspirer les théories en sciences humaines et notamment en anthropologie..

L’anthropologie moderne est partie du point de vue évolutionniste. Elle y était invitée par le bonheur des interprétations darwiniennes concernant le développement biologique, et aussi par le désir d’hybrider les découvertes préhistoriques et les données ethnographiques. Il reste que, non seulement valides, ses propositions sont indispensables à l’homme de terrain comme au théoricien. (Malinowski, 1944).

Cette remarque de Malinowski est toujours d’actualité et, récemment, c’est-à-dire depuis la fin des années 1970, de nouvelles théories qui accordent une place importante au darwinisme se sont développées en sciences humaines (pour un rapide aperçu historique de certaines de ces théories voir Blute, 1987; Laland & Brown, 2002).

Au sein des théories ‘darwiniennes’ de la culture, deux emplois du terme darwinisme peuvent aisément être distingués, un usage plus littéral et un usage plus analogique. Dans un sens littéral, le darwinisme renvoie au fait que l’homme, comme tous les êtres vivants, est le résultat d’un processus d’évolution génétique. La question qui se pose est de savoir si cette évidence, une fois reconnue, peut instruire et informer les sciences humaines. Dans un sens analogique, l’évolution culturelle peut être largement indépendante de l’évolution génétique et être elle-même darwinienne. Cet usage est analogique car cela revient à considérer le darwinisme comme un ensemble de principes, certains diraient de lois ou d’algorithmes, qui sont indépendants de la biologie et peuvent s’appliquer à la culture. De nombreux évolutionnistes s’accorderaient pour dire que les virus informatiques évoluent de manière darwinienne par exemple.

Dans cette thèse nous parlerons peu de l’usage littéral du darwinisme et nous n’évoquerons l’évolution génétique du comportement humain qu’en tant qu’argument dans la discussion de l’usage analogique du darwinisme. La question qui sera l’objet de cette thèse est la suivante : peut-on dire que l’évolution culturelle est darwinienne dans un sens analogique ? Il s’agira donc de comprendre dans quelle mesure l’évolution culturelle est analogue à l’évolution biologique. Mais avant de rentrer dans le détail des théories qui font un usage analogique du darwinisme, il me semble important de dresser un aperçu rapide des théories qui en font un usage littéral, pour comprendre à la fois les origines historiques des théories dont nous allons parler et les limites de celles-ci.

La sociobiologie, l’écologie comportementale humaine et la psychologie évolutionniste cherchent, chacune à leur manière, à montrer que la connaissance de l’histoire évolutionnaire de l’homme permet de mieux comprendre son comportement moderne.

La sociobiologie, qui a pour fondement les travaux de Hamilton sur l’évolution de la socialité (les travaux de Hamilton seront discutés dans la partie 1.2.4, pp 49), a été développée par Edward O. Wilson comme une nouvelle discipline dont l’objet est «l’étude systématique des bases biologiques de tous les comportements sociaux » (E. O. Wilson, 1975). Le livre de Wilson, Sociobiology : the new synthesis constitue une synthèse des travaux permettant d’expliquer l’origine des comportements sociaux, animaux et humains. La publication de ce livre, et notamment du dernier chapitre sur les bases évolutionnaires du comportement humain, a entraîné une controverse politique importante qui a en partie masqué, ou du moins retardé, la discussion scientifique de cette question (pour une discussion historique et scientifique approfondie de la controverse qui a entouré la sociobiologie voir Segerstråle, 2000). De nombreux arguments scientifiques ont été développés pour montrer les limites de l’approche sociobiologique de Wilson appliquée à l’homme (voir en particulier Lewontin, 1976; Lewontin, 1979) et les tentatives de prises en compte de ces critiques (Lumsden & Wilson, 1981) n’ont pas été jugées satisfaisantes (Maynard Smith & Warren, 1982). Le débat scientifique qui a entouré l’application de la sociobiologie à l’homme est donc aujourd’hui largement en faveur d’un rejet des idées sociobiologiques, du moins telles qu’elles ont été élaborées par Wilson.

Un argument me paraît essentiel dans ce débat : celui du rôle de la sélection naturelle. Gould et Lewontin (1979) ont critiqué ce qu’ils ont nommé le programme adaptationniste (ou encore le paradigme Panglossien) dont la sociobiologie serait un exemple extrême (Lewontin, 1979). Selon ces auteurs, la sociobiologie postule, plus qu’elle ne démontre, le fait que tous les comportements sont le produit, plus ou moins direct, de l’évolution biologique et de la sélection naturelle. Autrement dit, la sociobiologie part du principe que tous les comportements, humains et non humains, sont des adaptations et construit ensuite une argumentation pour justifier ce postulat. C’est cette position de principe qui est généralement prise dans les sciences évolutionnaires que critiquent Gould et Lewontin. Ces auteurs insistent sur le fait que d’autres forces entrent en jeux dans l’explication de l’évolution des organismes (comme par exemple la dérive génétique qui résulte des variations stochastiques de la fréquence des gènes), donc qu’il n’est pas possible de postuler a priori que tous les comportements humains sont le produits de la sélection naturelle. Pour Gould et Lewontin, la sélection darwinienne n’est qu’un élément de l’explication de l’évolution des organismes, et en l’absence de preuves solides il n’est pas justifié de considérer que la sélection darwinienne est l’hypothèse par défaut. Selon eux cet argument est général et vaut aussi bien pour la biologie que pour la culture.

Table des matières

Introduction
1 Définir un cadre naturaliste et darwinien
1.1 Les chaînes causales de la culture
1.1.1 Naturalisation des sciences sociales et enchaînement causal
1.1.2 Les chaînes causales de la culture
1.1.3 Conclusion
1.2 Les trois niveaux du darwinisme
1.2.1 L’évolution et la pensée essentialiste
1.2.2 La pensée populationnelle
1.2.3 Le sélectionnisme
1.2.4 Le modèle des réplicateurs
1.2.5 Conclusion
2 La mémétique
2.1 Comment faire du darwinisme un modèle universel de l’évolution
2.1.1 Qu’est-ce qu’un mème ?
2.1.2 Comment les mèmes évoluent ?
2.1.3 Les mèmes, particules élémentaires de la culture ?
2.1.4 Conclusion
2.2 Le rôle de la réplication dans la théorie des réplicateurs
2.2.1 La réplication est un mécanisme fidèle et indépendant du contenu
2.2.2 L’équilibre entre le taux de mutation et la sélection
2.2.3 Conclusion
2.3 le chant des oiseaux et la phonologie
2.3.1 La mémétique appliquée au chant des oiseaux
2.3.2 La mémétique appliquée à la phonologie
2.3.3 Conclusion
2.4 Le rôle de l’imitation dans le modèle mémétique
2.4.1 L’imitation du sens large au sens strict
2.4.2 L’imitation ne garantit pas la stabilité des éléments culturels
2.5 Conclusion du chapitre
Conclusion

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