Un espace médiatique autogéré par la diaspora arabe 

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The meme is the message

La représentation de la diaspora arabe est permise par le mème, un objet vecteur de sens. Le mème a du sens en lui-même par sa circulation à travers les réseaux, son aspect créatif, son vocabulaire.

Le mème, vecteur de sens

Le mème a un sens en lui-même. En effet, c􀂶est lui qui est vu en premier par l􀂶internaute. La légende, située sous l􀂶image, n􀂶intervient qu􀂶au second plan. Le mème se donne d􀂶abord à voir puis à lire. Il est au centre de l􀂶attention. C􀂶est lui qu􀂶on commente, c􀂶est lui qui provoque un discours. Un seul mème illustre une caractéristique culturelle ou linguistique de cette communauté. L􀂶ensemble d􀂶un compte, constitué d􀂶une multiplicité de mèmes, propose donc un portrait plus ou moins complet, plus ou moins authentique de la diaspora arabe. Il propose un portrait parcellaire. Le mème existe donc à la fois dans sa singularité et sa pluralité, dans son unicité et sa sérialité. Comme l􀂶affirme McLuhan, le contenu de tout médium est aussi médium. Nous pouvons alors avancer que le mème devient médium d􀂶une autoreprésentation communautaire. Nous pouvons l􀂶appréhender comme un artefact social et culturel, un objet communicationnel d􀂶autodéfinition communautaire. Il présente la culture ainsi que les comportements sociaux du groupe. Le compte devient un canevas pour cet exercice de définition. Ces comptes abordent des thèmes divers : les mèmes ne traitent pas que des 􀂳bons moments􀂴 mais illustrent des moments de confrontation ou des frustrations propres à cette jeunesse diasporique. En abordant ces thèmes, le compte apparaît comme un entre-soi communautaire où les spécificités culturelles ne pourraient être moquées ou méprisées. Les mèmes des comptes étudiés dépeignent des expériences individuelles ou collectives. Ils proposent un discours sur la culture exposée et sur les normes qui la régissent. En hommage à la célèbre expression de Mc Luhan – «The Medium is the Message» -, nous postulons ici que le mème est plus qu􀂶un médium : the Meme is the Message. Selon le philosophe canadien: «[…] le message d􀂶un médium ou d􀂶une technologie, c􀂶est le changement d􀂶échelle, de rythme ou de modèles qu’il provoque dans les affaires humaines.»71
En créant des mèmes, les membres de la diaspora arabe produisent un discours sur leur propre culture.
Le message principal qui ressort du mème communautaire arabe semble être cette nouvelle agentivité gagnée par la diaspora arabe, permise à la fois par le développement des réseaux sociaux et l􀂶aspect créatif du mème qui leur permet d􀂶échanger sur leur culture avec un ton léger et actuel. Contrairement aux mèmes fondés sur l􀂶actualité, les mèmes centrés sur l􀂶identité de la diaspora arabe sont des messages qui s􀂶inscrivent dans un temps long. Tant que les vécus diasporiques représentés existeront, ces discours seront toujours valables.
Le mème peut également être appréhendé comme un langage. Le chercheur Albin Wagener soutient que les mèmes sont des : «véhicules d􀂶information faciles à utiliser : ils peuvent transmettre des expressions cognitives, affectives ou encore humoristiques. Ils sont brefs, pertinents et utiles ; ils suscitent immédiatement la curiosité et bénéficient d􀂶une réelle rapidité de propagation. Pour toutes ces raisons, nous estimons qu􀂶ils représentent les éléments fondateurs d􀂶un nouveau langage numérique.»72
Le mème est un langage à la grammaire complexe, incertaine et fluctuante. Des textes et images aux évocations complexes sont associés. La complète compréhension d􀂶un mème présuppose une maîtrise préalable des multiples références qui le composent. Les non-initiés ne le comprendront pas forcément.
Le mème se distingue par sa composition intertextuelle. Comme Shifman le note, dans ce contenu transparaissent les potentialités techniques et communicationnelles propres au Web73. La vidéo est représentée par une image, un extrait figé que nous pouvons activer par un clic. Le texte interagit souvent avec l􀂶image. Parfois, le mème est composé de deux images, marquant l􀂶évolution d􀂶une situation. Dans la lecture du mème, l􀂶image seconde remplace la première. Sans connaissances préalables de la culture mémique et du sujet abordé, la compréhension s􀂶avère difficile.
Comme tout langage, le mème a le pouvoir de transmettre des messages par l􀂶image et le texte au ton humoristique. Comme dit plus haut, le mème est en soi un message. À ce message, chacun répondra différemment. Aussi, chaque récepteur peut l􀂶interpréter à sa façon. Dans le cadre de notre second questionnaire, nous avons demandé à des personnes issues de la diaspora arabe ainsi que des personnes qui n􀂶en faisaient pas partie de nous partager leurs explications de quelques mèmes. À l􀂶étude des résultats, il nous semble qu􀂶il peut y avoir autant d􀂶interprétations que de récepteurs. Ces mèmes peuvent être interprétés individuellement ou appréhendés dans leur globalité. Leila et Mennah, deux jeunes Françaises respectivement d􀂶origine algérienne et égyptienne, nous ont partagé leur interprétation globale de ces mèmes qui racontent la diaspora arabe. Ils représentent un vécu partagé et l􀂶affirmation d􀂶un sentiment d􀂶appartenance à une communauté diasporique. Leïla le résume d􀂶ailleurs simplement : «On sent qu􀂶on passe tous par la même chose. Je ne sais pas qui je suis mais il y a plein d􀂶autres personnes qui sont dans le même cas que moi !»74
En s􀂶évertuant à représenter une communauté, ces comptes mémiques partagent une vision de celle-ci et permettent de créer du liant entre ses membres.
Dans la définition du mème, formulée par Dawkins, la viralité est centrale. Le mème est caractérisé par sa circulation. Il est copié, repris, ré-adapté. Selon Shifman, les copies deviennent plus importantes que l􀂶original car elles sont la raison d􀂶être de la communication digitale75. C􀂶est cette circulation qui rend ce contenu important, crédible, valable. Observable dans les mèmes étudiés, elle est d􀂶abord le fait des internautes. Comme nous l􀂶avons vu plus tôt, la circulation est d􀂶abord intermédiatique. Ce sont alors les administrateurs qui choisissent les contenus à potentiel mémique sur d􀂶autres réseaux ou ceux qui ont déjà circulé. Cette circulation peut aussi être intramédiatique. Les administrateurs re-partagent un mème créé ou déjà copié par un autre compte. Le partage entre internautes participe aussi à la viralité de ces créations. La propagation étant une caractéristique inhérente à l􀂶existence du mème, certains comptes décident d􀂶y apposer leur empreinte digitale pour marquer l􀂶identité de son auteur ou son dernier espace de médiation. L􀂶oeuvre est alors reliée à son auteur, réel ou présumé. C􀂶est le cas de @north_africans_united et de @royaume_des_reubeux76. Pour @north_africans_united, ces watermarks permettent de marquer leurs créations et/ou leur travail de veille. L􀂶administratrice de @royaume_des_reubeux, dont le compte repose principalement sur le re-partage de tweets capturés, avoue n􀂶avoir recours à cette pratique que lorsque l’identifiant Twitter de l􀂶auteur n􀂶apparaît pas. Par cette signature numérique, le tweet capturé devient «son» mème. Le concept d􀂶auteur sur Internet semble alors assez flou. Cette pratique permet aussi de tracer la circulation du contenu à travers les comptes et les plateformes sociales. Dans notre corpus, nous retrouvons alors un mème créé par @north_africans_united sur le compte de @themeemshop. Cette circulation entre les comptes étudiés permet de rendre compte de leurs liens thématiques. Les mèmes se présentent alors comme «des artefacts de la culture participative numérique spécialement caractérisée par une agentivité de consommation/production»77. Une fois reçus, ils peuvent faire l􀂶objet d􀂶une nouvelle modification avant d􀂶être redistribués. Ici, la modification ne concerne pas le mème, en lui-même, mais son éditorialisation. Il est intégré dans l􀂶univers graphique de son nouvel espace de médiation, @themeemshop.

Une expression créative

Nous nous sommes interrogés sur la manière dont les administrateurs s’approprient les productions mèmiques. Comment les créent-ils ? Alors que l􀂶administratrice de @royaume_des_reubeux nous confie ne plus créer ses propres mèmes, pour les administrateurs des comptes anglophones, la création semble être un enjeu majeur. Les soeurs de @themeemshop privilégient la création via Twitter. L􀂶administratrice de @north_africans_united nous partage sa passion pour la création de mèmes :
«Créer est un loisir et, aujourd􀂶hui, quelque chose que j􀂶ai l􀂶habitude de faire et qui m􀂶amuse. Mon inspiration vient de partout ; j􀂶ai pu m􀂶inspirer de conversations passées pour créer des mèmes qui ont très bien marché, et aussi de vidéos, d􀂶autres pages de mèmes similaires ou d􀂶expériences personnelles. On nous envoie aussi des mèmes à re-créer.»78
Ces créations symbolisent l􀂶imagination de ces acteurs. D’après l’anthropologue indo-américain Arjun Appadurai, par l􀂶imagination, les membres de la diaspora deviennent agents de leur propre représentation médiatique. Dans Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Appadurai avance que : «[…] l’imagination appartient non plus exclusivement au registre de l’art ou du mythe mais également à celui du travail mental quotidien des gens ordinaires. Elle permet, non seulement de se divertir, mais aussi d’agir et notamment de passer les discours médiatiques « au filtre de l’ironie, de la colère, de l’humour et de la résistance.»» L􀂶imagination, qui transparaît à travers les mêmes étudiés, peut être vue comme un geste de résistance de la part des membres de la diaspora arabe. Grâce à leur imagination, les auteurs des mèmes et autres productions communautaires parodiques créent, produisent un discours, agissent dans l􀂶espace médiatique et social. Ces créations sont le fait d􀂶une double appartenance de ses auteurs à la fois à la diaspora arabe mais aussi à cette génération hyperconnectée qui communique par mèmes. Ils maîtrisent l􀂶humour du Web et savent comment marchent les réseaux sociaux. Les administrateurs des trois comptes étudiés font d􀂶ailleurs partie de cette génération de millennials, étant âgés de 19 à 31 ans.
La création peut être complète ou partielle. Un mème peut être créé à partir de rien d􀂶autre que l􀂶imagination de son auteur ou il peut être l’adaptation d􀂶un mème validé ayant connu la viralité. D􀂶après Shifman, les mèmes sont des signes opérationnels invitant à l􀂶action créative79. Ces mèmes n􀂶existent que s􀂶ils circulent et qu􀂶ils sont re-créés, réadaptés à d􀂶autres contextes. Sara Cannizzaro affirme alors que les mèmes ne sont pas répliqués mais traduits80. Cette précision terminologique permet de reconnaître la contribution de la créativité humaine dans la propagation des mèmes. Un mème peut être complètement imaginé ou bien traduit dans un autre contexte situationnel, social ou culturel. Ici, les mèmes étudiés sont l􀂶objet de ces deux types d􀂶actes de création. D􀂶abord, certains mèmes, devenus classiques, sont repris et adaptés au contexte de la diaspora arabe en Occident.
Un mème publié en février 2020 sur la page @north_africans_united reprend la structure d􀂶un mème considéré comme classique et popularisé en 2014. Il représente un jeune homme assis dans une salle de classe, une de ses camarades visibles à l􀂶arrière-plan. Le visage rouge et tendu, il semble se retenir de faire quelque chose. Le mème qui était originellement légendé «Trying to hold a fart next to a cute girl in class» est ce que le catalogue numérique Knowyourmeme.com appelle une «reaction image»81, un mème ou un gif qui traduit une émotion produite par une situation ou une interaction. Ce mème illustre des moments de frustration ou d􀂶inconfort. Ici, le mème a été adapté à une situation supposément connue et vécue par les membres de la diaspora arabe. «Trying to hold a fart next to a cute girl in class» devient «Trying not to say «za3ma» «ya3ni» «aslan» & «mouhim» while speaking english». L􀂶image entre dans un nouveau cadre référentiel. Le jeune homme représenté ne se retient plus de péter car une jolie fille est assise à côté de lui. Il représente les jeunes de la diaspora arabe qui tentent tant bien que mal de se retenir d􀂶utiliser des connecteurs logiques issus de la langue arabe dans des conversations menées en langue anglaise, dans un contexte purement anglophone.
Le compte @themeemshop partage en avril 2020 une adaptation d􀂶un mème popularisé en 2019 : le mème «Woman Yelling at a Cat»82. Il juxtapose deux photos : la première est une capture d􀂶écran d􀂶un épisode de l􀂶émission de téléréalité américaine The Real Housewives of Beverly Hills représentant Taylor Armstrong, les larmes aux yeux, en pleine dispute et la deuxième montre un chat blanc, l􀂶air confus, attablé devant une assiette de légumes verts. L􀂶association des deux images, qui avaient chacune été déjà utilisées dans des mèmes, amuse les internautes qui détournent le mème avec plaisir, l􀂶élevant rapidement au rang de classique. Ce mème met en scène une confrontation d􀂶opinions. Ici, le mème est repris pour illustrer une actualité. En avril 2020, les mesures de confinement, conséquences de la crise du coronavirus, sont allongées dans de nombreux pays du monde. Le mème est repris, Armstrong représentant la population qui pensait pouvoir sortir au bout de 2 semaines et le chat, représentant le gouvernement qui avait évité de s􀂶engager sur la durée du confinement. Le mème est aussi adapté au contexte arabo-musulman, le chat portant un voile et expliquant qu􀂶il avait précisé «inshallah». Cette expression arabe se traduit en français par «Si Dieu le veut», ce qui sous-entend que les politiques n􀂶avaient rien promis n􀂶étant pas maîtres de l􀂶évolution de l􀂶épidémie. Le mème n􀂶est plus uniquement traduit, il a subi un détournement. En effet, la légende n􀂶est plus la seule donnée modifiée. L􀂶image l􀂶est également, le chat portant alors un voile. Nous avions déjà noté lors de notre phase de recherche cette adaptation du mème à un contexte musulman, certains comptes de mèmes musulmans l􀂶ayant déjà partagé. Le mème partagé par @themeemshop est lui-même adapté d􀂶une de ces adaptations. L􀂶ajout de certains mots à la légende est notable, ces mots étant écrits dans une police et un style graphique différent. Au mème partagé par @mvslimhumor en novembre 2019 ont été ajouté plusieurs éléments : «in 2 weeks» complète la phrase criée par Armstrong et «my mom» est remplacé par «government». Ce premier détournement nous permet d􀂶appréhender la réponse du gouvernement sous un nouvel angle. Si nous proposons de faire une analogie entre le «inshallah» du gouvernement et celui de la mère arabe, l􀂶utilisation de cette expression peut être interprétée comme un «non» dissimulé. La compréhension du mème fait donc appel à des références culturelles propres aux Arabes, une référence culturelle présentée et mobilisée dans une autre production parodique publiée par @themeemshop et faisant partie du corpus, le mème 6 de ce compte, intitulé «Egyptian Accent Check».
La création peut aussi être complète, des membres de la diaspora imaginant leurs propres détournements parodiques. @royaume_des_reubeux partage, par exemple, un tweet d􀂶une utilisatrice visiblement d􀂶origine algérienne, qui associe un texte et une vidéo. Sur Instagram, la publication est composée de deux pages : d􀂶abord la capture d􀂶écran du tweet avec sa légende puis la vidéo en elle-même. La légende nous donne un indice sur le détournement réalisé. Le tweet annonce «Cheba Rihanna»83, associant le titre de Cheba donné aux chanteuses de raï algériennes et Rihanna, la célèbre chanteuse barbadienne. À première vue, la vidéo mettra en scène la chanteuse. Une fois la vidéo activée, on découvre une vidéo qui joue sur l􀂶hybridité des références culturelles de la diaspora arabe. Alors que la vidéo montre une prestation de Rihanna, la musique jouée n􀂶est autre qu􀂶une chanson d􀂶une Cheba algérienne. La synchronisation entre les mouvements labiaux et les paroles prononcées semble tout à fait maîtrisée.
Cela suppose encore une fois une maîtrise des logiciels de montage et d􀂶édition de la part des créateurs de ces contenus. Ces différents types de création sont des exemples du type de «braconnage culturel» propre aux réseaux sociaux. Les consommateurs de ces mèmes s􀂶approprient les codes de ces créations.
Ils deviennent actifs en proposant leurs propres créations mémiques. C􀂶est la créativité humaine qui est à l􀂶origine de ces nouveaux mèmes. Wiggins et Bret Bowers, présupposant que le mème est un genre, le présentent alors comme : «un système complexe de motivations sociales et d􀂶activité culturelle qui est tant un résultat d􀂶une communication qu􀂶une impulsion pour cette communication. Le genre est, dès lors, central dans la compréhension de la culture.»84
La création de nouveaux mèmes se présente alors comme motivée par la circulation d􀂶anciens mèmes.
La créativité pousse à la créativité.

Parler de soi avec ses mots

Les mèmes des comptes communautaires arabes utilisent un vocabulaire adapté à leurs destinataires.
Leïla, jeune Française d􀂶origine algérienne abonnée à de nombreux comptes de mèmes, en parle d􀂶ailleurs lors de son entretien. Elle nous dit : «Sur Instagram, ces comptes ont notre vocabulaire. C􀂶est notre langage. Ce sont des gens qui ont le même âge, qui ont la même expérience que nous. On arrive plus à s􀂶identifier. En tout cas, j􀂶arrive plus à m􀂶identifier. C􀂶est plus compréhensible.»
Ces comptes utiliseraient donc un langage qui parle à sa cible, un langage courant voire familier où arabe et anglais/français se mélangent, un langage adapté aux nouvelles normes de communication numérique.
Tout d􀂶abord, nous pouvons noter que les comptes étudiés ont pour langue d􀂶énonciation une langue adaptée à leur cible. Alors que le compte francophone @royaume_des_reubeux s􀂶adresse majoritairement aux membres francophones de la diaspora arabe, les comptes anglophones s􀂶adressent à une cible beaucoup plus large, l􀂶anglais étant devenu une langue de communication internationale et même la lingua franca85 d􀂶Internet. Le choix de la langue est aussi lié aux administrateurs de ces comptes : ils choisissent la langue qu􀂶ils maîtrisent entièrement, celle de leur pays de résidence. Il est intéressant de remarquer que cette culture diasporique arabe décrite par ces comptes, l􀂶est par le biais de langues inscrites dans des cadres socio-culturels complètement éloignés.
Dans les comptes étudiés, les textes sont néanmoins émaillés de mots et expressions arabes, indices du bilinguisme de ses auteurs. La translittération de ces termes arabes en alphabet latin permet aux jeunes internautes issus de la diaspora arabe, qui ne maîtrisent pour la plupart pas ou peu l􀂶écriture86 et la lecture de l􀂶arabe87, de transcrire et de déchiffrer la langue parlée à la maison. Ces expressions dialectales font partie intégrante de ces mèmes. Pour @themeemshop et @north_africans_united, le vocabulaire utilisé dans les mèmes du corpus comporte des mots du lexique de la parentèle («baba» qui signifie «papa» ou «mon père»), du quotidien (par exemple «tajine») ou encore des expressions affectives («habibi» qui signifie «mon amour») et idiomatiques («o􀂶balek», expression adressée le plus souvent à des femmes lors d􀂶évènements importants comme des mariages ou naissances qu􀂶on pourrait traduire par «je te souhaite la même chose», parfois perçue comme une critique). On peut noter aussi un emmêlement de l􀂶anglais et de l􀂶arabe dans l􀂶expression «chicken bel mar9a», le nom d􀂶un plat maghrébin étant désigné à moitié en langue anglaise et à moitié en langue arabe. Cette hybridation linguistique symbolise l􀂶hybridité culturelle de cette diaspora arabe.
C􀂶est tout de même le corpus de mèmes de @royaume_des_reubeux qui résonne particulièrement avec les propos de Leïla. En effet, les énoncés de ces mèmes sont marqués par un vocabulaire familier et la juxtaposition de mots arabes et français. Ce parler est caractérisé, comme dans les mèmes anglophones, par une alternance codique où des «structures syntaxiques appartenant à deux langues co-existent à l’intérieur d’une même phrase»88. Des mots arabes sont alors utilisés dans ces mèmes rédigés en français. On y retrouve des interjections comme «zehma», «wallah» ou «tfo» : la première qu􀂶on pourrait traduire en français par «genre» ou «style» utilisé pour introduire un exemple ou une critique ; la seconde qui signifie littéralement «Par Dieu» est utilisée pour affirmer la véracité d􀂶un propos ; la troisième, mimant l􀂶acte de cracher, marque le dégoût. D􀂶autres mots de la vie quotidienne française ou maghrébine sont intégrés à ces mèmes comme «zit zitoun», l􀂶huile d􀂶olive, ou encore «stah» qui désigne les toits-terrasses des maisons du Maghreb. Ces énoncés comportent aussi des emprunts à la langue arabe, aujourd􀂶hui lexicalisés. En effet, les termes «bled» – faisant référence au «village» ou au «pays d􀂶origine» ou encore «rebeux» – forme verlanisée de beur – sont déjà entrés dans les dictionnaires français. Ce vocabulaire est le parler des jeunes Français, l􀂶argot franco-arabe né dans les quartiers. Les enfants d􀂶immigrés maghrébins, parfois bilingues, intègrent des termes arabes dans leur pratique quotidienne de la langue française. Ils se réapproprient la langue française. Leur parler se différencie alors tant de la langue française circulante que de la langue arabe transmise par leurs parents. L􀂶arabe maghrébin, appelé aussi darija, a d􀂶ailleurs influencé et influence encore l􀂶argot des jeunes, quelles que soient leurs origines ou leurs quartiers89. Pour les jeunes d􀂶origine arabe, ce bricolage linguistique exerce, selon le linguiste Goudaillier90, d􀂶abord des fonctions identitaires avant d􀂶exercer des fonctions crypto-ludiques. En effet, l􀂶émergence de ce parler maghrébin permet la réaffirmation d􀂶une identité linguistique et culturelle double, à la fois influencée par l􀂶ici et par le là-bas. Par l􀂶emprunt à l􀂶arabe maghrébin, ces acteurs impriment leur marque identitaire dans la langue dominante du pays, la langue apprise à l􀂶école. L􀂶injection de mots arabes dans ces mèmes rédigés en français peut alors créer une sorte de connivence entre l􀂶auteur du mème et le lecteur qui parle et comprend ce même langage. Par sa fonction identitaire, le parler francoarabe devient un outil de communication privilégié pour rassembler les membres de cette communauté linguistique arabo-francophone.
Ces mèmes étant partagés sur un réseau social, les comptes n􀂶hésitent pas non plus à s􀂶adapter aux spécificités langagières des médias numériques. En effet, les mèmes sont souvent accompagnés de légendes mêlant texte et émoticônes. Ce n􀂶est le cas que pour @royaume_des_reubeux et @north_africans_united qui utilisent systématiquement des émoticônes dans leurs légendes. Les légendes des publications de @themeemshop n􀂶en comportent quasiment jamais. Ces émoticônes sont ces petites formes qui font partie de ce nouveau vocabulaire développé sur Internet. La cible de ces comptes a grandi avec le numérique et est donc supposément très à l􀂶aise avec cette ponctuation expressive. Une émoticône est particulièrement utilisée dans ces légendes (et aussi dans les commentaires) : ฀, icône représentant un visage pleurant de rire, indice du rire et de la joie. L􀂶utilisation de ce pictogramme est à rattacher à son contexte d􀂶énonciation et à son locuteur. Ce signe indiciel exprime l􀂶émotion que le locuteur aurait éprouvée lors de la situation d􀂶énonciation. En d􀂶autres termes, l􀂶utilisation
de cette émoticône suggérerait l􀂶émotion éprouvée par l􀂶administrateur lors de l􀂶écriture de la légende d􀂶une publication. Cependant, le signe traduit très rarement une expression réelle. D􀂶après Chloé Léonardon, l’émoticône se transforme, en effet, peu à peu en ponctème91. Il ne sert plus à traduire de manière authentique l􀂶expression d􀂶un locuteur au moment de l􀂶énonciation mais à ponctuer un énoncé.
L􀂶utilisation régulière de ce pictogramme permet d􀂶accompagner le mème tout en réaffirmant la nature de la communication de ces comptes, des comptes d􀂶humour et de divertissement qui adoptent donc le ton informel caractérisant les échanges actuels sur les réseaux sociaux. L􀂶émoticône «Pleurs de rire» peut aussi être utilisée pour mimer la réaction attendue et surtout espérée par les administrateurs de ces comptes, le rire des abonnés.
En s􀂶appropriant les codes du dispositif Instagram, les membres de la diaspora arabe créent des comptes qui leur permettent de relayer leurs propres autoreprésentations mémiques. Ces mèmes, déjà fort en sens, participent à la construction d􀂶une image médiatique de la diaspora arabe.

Table des matières

Introduction 
I/ Un espace médiatique autogéré par la diaspora arabe 
1) Instagram, un espace d􀂶énonciation singulier
a) Les prérequis éditoriaux
b) Instagram, mèmes et trivialité
c) Esthétique et objectifs de visibilisation
2) Réécriture collective de soi
a) Une communication fondée sur l’interactivité
b) Les administrateurs de ces comptes, curseurs de «relatabilité»
c) Un espace marqué par une polyphonie énonciative
3) The meme is the message
a) Le mème, vecteur de sens
b) Une expression créative
c) Parler de soi avec ses mots
II/ La diaspora arabe, une «communauté imaginée» ? 
1) La diaspora arabe, une communauté virtuelle
a) La diaspora arabe, un casse-tête définitionnel
b) Une communauté imaginée re-créée
c ) «On a tous la même vie»
2) Les fondements d’une identité diasporique arabe
a) Un portrait «individualo-collectif»
b) Le foyer familial comme noyau culturel
c) La langue arabe comme liant communautaire
3) La représentation d’une identité arabe entre ici et ailleurs
a) L’Occidental, un «Autre» commun
b) Un attachement à l’espace d’origine
c) La représentation d’une identité hybride
III/ Un rire communautaire exclusif et total ? 
1) Un rire communautaire arabe
a) Le mème comme objet humoristique
b) Un humour communautaire
c) Le rire sur Internet ou la performativité des réactions numériques
2) Un rire exclusif ?
a) Un rire supposément exclusif
b) Mèmes et décodages subjectifs
c) Le rire des diasporas
3) Un rire total ?
a) Un rire absent
b) Mèmes, sources de tensions
c) Autres formes de réceptions positives
Conclusion 
Bibliographie 
Table des Annexes

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