Une philosophie pétrie de lumière et de mouvement

Une philosophie pétrie de lumière et de mouvement

Une dissection du réel inaugure la philosophie de la nature digbéenne

L’examen concerne l’infravisible, mais non l’infrasensible ; fidèle à ses principes logiques, le chevalier défait le monde physique pour en dégager les premiers éléments constitutifs et en déterminer les interactions. Ceux-ci doivent être assez polyvalents pour justifier un maximum de phénomènes physiques, mais aussi suffisamment détaillés pour fournir une véritable explication des mystères de la nature, ce qui explique que le chevalier consacre à leur exposition une si large partie de son Traité des corps. Comme le note Alexandre Koyré, la refonte des concepts fondamentaux est l’une des tâches centrales auxquelles s’attache le XVIIe siècle et Digby s’inscrit pleinement dans ce mouvement de redéfinition des notions premières1 . Il montre que tous les phénomènes procèdent du même mécanisme simple qu’il détaille dans les premiers chapitres, et il construit son système à partir de définitions qu’il veut nouvelles et cohérentes. Le chapitre présent analyse donc les éléments de base qui composent la physique de Digby, tout en montrant à la fois leur variation par rapport à la tradition à laquelle ils appartiennent, et la teneur proprement baroque qu’ils arborent sous la plume du chevalier. 1.A. Des fondements hérités de la scolastique Inspiré de la tradition grecque, Digby cherche l’élément clé, l’item unique qui permettrait de justifier l’ensemble des phénomènes physiques et naturels : plutôt que de choisir l’un des quatre éléments comme les présocratiques, il penche vers un fondement numérique et trouve dans un concept de quantité ajusté à ses besoins les possibilités explicatives qui lui sont nécessaires. 1.A.1. La quantité Comment se fait-il que deux corps faisant le même volume puissent avoir une masse différente ? Telle est l’interrogation liminaire qui anime Digby au seuil de son étude physique. Deux corps ne peuvent occuper le même espace : la différence de poids ne peut donc être due à la présence d’un troisième corps. Pour résoudre cette énigme, Digby adopte une méthode qu’il emprunte à l’astronomie – l’hypothèse – et introduit ainsi dans son ouvrage, de façon délibérée et appuyée, l’illusion productive, la fantaisie au service de la réalité, dans une démarche qui est loin de faire l’unanimité à son époque1 . Les astronomes calculent les mouvements à partir de ce qu’ils supposent être les orbites, les parcours et les évolutions des étoiles et des planètes qu’ils observent – en aucun cas n’ont-ils la certitude que leur examen est conforme à la réalité2 , tout dépendants qu’ils sont de leurs instruments d’optique et de leur position d’observateurs. Dans le manuscrit de Deux traités, Digby ajoute même que les astronomes peuvent déterminer par avance le mouvement des cieux grâce à leurs calculs, mais « qu’il leur importe peu que ceux-ci soient vrais et réels3 ». Il biffe ensuite cette remarque sans doute pour couper court aux critiques qui lui reprocheraient de faire fi, lui aussi, de la réalité du monde physique par son usage d’hypothèses, mais il adopte l’approche de la fiction utile et féconde. Cette nouvelle méthode ouvre à Digby un champ de possibles : plutôt que de fonder sa physique sur un enchaînement rigoureux où la vérité est établie à chaque étape et où les conjectures sont gardées pour la fin à la manière scolastique, il peut commencer par une supposition qui sera validée si l’ensemble de ce qui suit est cohérent et libre de toute contradiction. La confirmation se fait a posteriori, et la démarche ouvre un cadre à la fiction qui se trouve ainsi dotée d’une dignité nouvelle, d’une légitimité philosophique. 

Les atomes

Si le vide n’existe pas et si la matière qui constitue le monde est continue, comment expliquer que les choses individuelles soient distinctes ? Dans le détail, la question de l’individuation se pose sous un angle nouveau chez Digby et chez ses contemporains atomistes1 . De fait, l’hypothèse atomiste au XVIIe siècle, qui ressuscite d’une façon ou d’une autre la pensée antique, suppose que le monde soit fait de petits corps mouvants et, dans une certaine mesure, interchangeables. Deux séries de questions s’ensuivent. D’une part, la nature de l’association entre la personne ou la chose et ses atomes reste à déterminer, puisque si le nombre de particules est fini, il faut convenir de la réutilisation possible de certaines pour constituer d’autres entités ; ainsi, un corps humain peut comprendre un atome ayant auparavant composé un champignon ou un coléoptère. D’individuelle, la matière qui compose l’enveloppe charnelle devient peu à peu perçue comme provenant d’un magasin où la nature va puiser librement ; la chair humaine est un emprunt temporaire à la réserve générale. La matière est en permanence recyclée. De surcroît – et il s’agit là d’un corollaire de l’interrogation précédente – les atomes étant des forces en mouvement, ils suscitent la question de l’identité de la personne ou de la chose par rapport aux aléas et aux transformations qu’impose le temps : qu’est-ce qui fait que la graine et la plante qui en sort quelques semaines plus tard sont le même végétal ? La première a perdu des atomes et en a agrégé d’autres : peut-on encore parler d’une seule et même entité ? Digby traite de ces questions à de nombreuses reprises, comme l’étude de sa biologie le montrera ; il suffit de souligner pour le moment que le tourbillon perpétuel du monde physique qu’il décrit avec éloquence met en péril l’identité personnelle, la signature individuelle de chaque chose, et que le chevalier tente de substituer aux données habituelles de permanence la notion de quantité, afin de réaffirmer avec force que l’individu continue d’exister dans un monde mouvant, continu et fluctuant. Corps naturel le plus menu du monde physique, l’atome de Digby, paradoxalement, n’est pas indivisible2 . Le débat autour de l’indivisibilité faisait rage au XVIIe siècle, quand les atomistes distinguaient « être divisible par la pensée » et « être réellement divisible », et préservaient ainsi la toute-puissance de Dieu tout en affirmant l’existence d’une unité minimale3 . Ils évitaient ainsi la réfutation classique de l’atomisme qui consiste à exhiber les paradoxes de l’indivisibilité pour la géométrie euclidienne1 . Digby fustige dans une lettre à Mersenne les atomes de Démocrite qu’il estime de pures contradictions : irréductibles, ils sont éternels en vertu d’une adéquation ancienne entre la perfection de l’entité indivisible et l’immortalité2 . Mais s’ils sont matériels, ils ne peuvent être éternels, puisque, faisant partie du monde physique, ils sont mortels et corruptibles. À l’inverse, si ces atomes étaient spirituels, ils ne pourraient concourir à composer les choses matérielles3 . Digby rejette ce modèle et semble plutôt s’inspirer de la tradition scolastique des minima naturalia dans la mesure où il dessine l’existence de quatre types d’atomes différents sur le plan qualitatif, correspondant aux quatre éléments4 . Conformément à la pensée des minima, la dimension ou la forme de l’atome importent peu dans le système digbéen, alors qu’elles sont centrales dans les théories atomistes de penseurs inspirés d’Épicure, Gassendi et Charleton en premier lieu5 . À l’origine, la théorie scolastique désigne le minimum en-deçà duquel la forme ne subsiste plus, la limite inférieure de la divisibilité – mais Digby n’y voit pas de contradiction avec son principe d’infinie divisibilité.

Les éléments

De quoi sont faits ces atomes guerriers ? Digby puise dans l’héritage aristotélicien de la théorie des quatre éléments pour les qualifier : le monde est composé d’air, de feu, de terre et d’eau qui correspondent à des atomes de nature distincte. Dans le chaos du monde, ils mènent une guerre perpétuelle, chacun générant des interactions diverses au sein de sa sphère d’activité propre. L’ensemble des corps matériels, y compris les corps vivants, est constitué de ces quatre types de corpuscules, dont chacun a une action spécifique. Digby ignore volontairement les questions de savoir s’il existe plusieurs sortes de chaque élément, ou s’il est possible de trouver des éléments purs dans la nature, ratiocinations stériles selon lui qui contournent la question de leur efficacité et de leur fonctionnement3 . Au cœur de la nature, ces quatre corps simples résistent à toute division, mais, paradoxalement, ne constituent pas des entités indivisibles, pour les raisons évoquées cidessus. Fruits des qualités premières (humide, sec, chaud et froid) et de l’équilibre entre rareté et densité, les quatre éléments s’agrègent et s’agglomèrent pour former l’ensemble des corps mixtes dont le monde est fait1 . L’action de ces éléments est à la source de nombreux effets et chaînes causales, ce qui explique que Digby emploie la métaphore de la conception pour la décrire2 . Les corps mixtes ou composés sont un fragile équilibre entre les quatre éléments qui y conservent leur pureté malgré tout et qui – c’est là l’une des spécificités notables de Digby – ne peuvent jamais être dénaturés3 . La variation de densité ou de rareté, qui se fait dans certains changements comme l’évaporation de l’eau, ne modifie jamais la nature de l’élément de base pour Digby, alors que pour son ami White, c’est justement la raréfaction et la condensation qui transforment un élément en un autre4 . White explique qu’il écrit Peripateticall Institutions dans l’esprit de Digby, mais cette affirmation appelle une distance critique du fait que des divergences entre les deux penseurs transparaissent régulièrement, en particulier dans le domaine physique. Stefania Tutino affirme que Digby évacue la théorie des éléments que White tente à tout prix de préserver, alors qu’il semblerait que ce soit plutôt le contraire5 : les deux auteurs assurent que les combinaisons possibles d’atomes sont infinies et que l’unité de base demeure toujours l’un des quatre éléments, mais seul Digby préserve la nature inchangeable de l’atome élémentaire.  

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