Glissement de la poésie vers la prose

ANALELE UNIVERSITĂŢII DIN CRAIOVA

Les études publiées dans le présent numéro des Annales de l’Université de Craiova illustrent la recherche scientifique soutenue des enseignants et des chercheurs roumains et étrangers, des personnalités du monde universitaire, dans les domaines de la littérature, de la linguistique et de la didactique. Les ouvrages ont, à la fois, un caractère théorique et applicatif, révélant les nouvelles tendances dans des domaines de pointe de la recherche (morphosyntaxe, sémantique, pragmatique, théories et pratiques discursives, sociolinguistique, linguistique contrastive et traduction, didactique, discours littéraire francophone, théorie et critique littéraires, poétique et poïétique, production et analyse du texte). Une large place est également dévolue aux littératures d’expression française contemporaine, à la littérature migrante, les auteurs interrogeant le foyer de la création littéraire : l’acte de l’écriture en son origine, en ses pratiques, en ses enjeux. Ce sont ces aspects que les présentes études déclinent tour à tour : les explications du phénomène littéraire (inspiration, expérience et génie littéraire) ; les techniques de la création et leur spécificité ; le pouvoir de la littérature à refigurer et donc à réinventer le monde, en procurant à la fois plaisir et connaissance. Quant aux recherches visées, on y trouve des repères pour que chacun, selon sa curiosité et son goût, puisse mieux situer ses lectures par rapport à l’évolution des relations entre la littérature, la linguistique, les sciences, les beaux-arts, la sociologie, la religion, la société en général, l’état de la langue et l’évolution politique. Le volume essaie, par conséquent, d’offrir des perspectives permettant au lecteur d’appliquer certaines théories et méthodologies dans la littérature et la linguistique en relation avec les influences et les problèmes qui n’ont cessé de faire vivre, donc, se renouveler, les domaines abordés par les chercheurs. En raison de la variété et de la profondeur des sujets abordés, ce numéro des Annales offre la chance d’un dialogue fervent et d’un échange fructueux. Il nous reste à remercier tous les chercheurs d’avoir mis au centre de leurs débats les possibilités et les limites ouvertes à la recherche par la diversité littéraire et linguistique actuelle, autant d’apports pertinents, créatifs et novateurs. Lelia Trocan DOSSIER LITTÉRATURE MÉTAMORPHOSES DU POÈME EN PROSE. DE L’AUBE DES LUMIÈRES À NOS JOURS Driss AISSAOUI University of Technology Sydney MOTS-CLÉ poème en prose, métamorphose, conscience créatrice, glissement, poétisation de la prose, hybridité. INTRODUCTION Le poème en prose «porte jusque dans son nom la marque d’une double nature» (Molino, 1990 : 59). Il tient à la fois de la poésie et de la prose. L’une lui assure une assise organisatrice qui lui permet de se construire comme un tout poétique. L’autre le dote d’une puissance anarchique ou destructrice qui le porte à nier les formes existantes. L’alliance des termes dont résulte son appellation n’est pas arbitraire; elle témoigne d’une dualité qui lui permet de jouer sur plusieurs registres et de passer d’un clavier à l’autre. Né d’une révolte contre les lois de la métrique et de la prosodie, le poème en prose remet en question la notion même de clôtures génériques. Mais comme toute révolte contre les lois préétablies est toujours obligée de remplacer ces lois par d’autres, ce genre «rebelle», finit par conditionner ses formes d’existence et par devenir un genre littéraire catalogué. C’est justement ce mouvement qui conduit le poème en prose d’un refus des règles à une forme d’organisation artistique qui constituera l’objet de la présente étude. 1. PROTOHISTOIRE DU POÈME EN PROSE L’apparition du poème en prose est intimement liée à une crise des consciences créatrices qui a secoué la scène littéraire depuis la fin de l’âge classique jusqu’à l’aube de l’ère romantique.

Glissement de la poésie vers la prose

La période de gestation qui s’en suit et la recherche de nouvelles valeurs esthétiques constituent un terrain fertile pour l’élaboration d’un nouvel art poétique. Le poème en prose est l’un des résultats de la volonté qui portait quantité d’esprits illustres à vouloir soustraire la poésie française aux contraintes qui la rendaient peu fructueuse. Au sortir de la période classique, s’est développé un sentiment selon lequel les règles esthétiques, léguées par une période dont la tyrannie normative laissait peu de place à l’invention et à l’inspiration, étouffaient l’esprit créateur dans la mesure où elles ne permettaient de produire rien de neuf dans les formes préétablies. Les propos de S. Bernard sont significatifs à cet égard : «La poésie française, emprisonnée dans le corset des règles étroites, desséchée par le goût de l’abstraction, appauvrie par la superstition du langage ‘noble’, n’était plus guère qu’un fantôme sans couleur» (Bernard, 1959 : 23). Le déclin poétique qu’a connu la France pendant la première moitié du XVIIIe siècle est perçu par Diderot comme la conséquence de l’impertinence des règles régissant la création littéraire. Il estime que «les règles ont fait de l’art une routine» (Diderot, 1876 : 76). Il ajoute: «je ne sais pas si elles n’ont pas été plus nuisibles qu’utiles. Entendons-nous: elles ont servi à l’homme ordinaire; elles ont nui à l’homme de génie» (Diderot, 1876 : 77). Il paraît donc évident que le poème en prose constitue une réponse à des besoins profonds d’un XVIIIe siècle inquiet et avide d’évasion. À une sensibilité nouvelle, à une autre façon d’être, doit correspondre un moule scripturaire mieux adapté à l’air du temps.Au début du XVIIIe siècle, la prosodie française était, de par les obstacles excessifs qu’elle opposait à l’inspiration, considérée comme la cause directe de la décadence profonde où se trouvait la poésie. Au nom d’un mouvement de contestation visant à libérer l’esprit créateur des contraintes et des entraves qui freinent son élan, un procès est engagé contre les procédés formels qui, disait-on, rendaient la poésie imperméable aux vivacités nécessaires à toute expression poétique. C’est en particulier la poésie traditionnelle qui constitue la cible de cette hostilité manifeste à l’endroit des normes classiques. La raison à cela est que la versification française était peu souple. Parmi les voix qui s’élèvent alors pour sortir la poésie de son impasse figure Voltaire qui, dans son Essai sur le Poème épique, déplore la condition du poète français: «J’ose affirmer, dit-il, qu’il n’est pas de langue dans laquelle la versification ait plus d’entraves» (Voltaire, 1723). En condamnant les difficultés imposées par la versification, Voltaire considère que la poésie devrait être calquée sur le modèle de la prose afin qu’elle puisse aspirer à plus de transparence et de précision. Il s’en explique: «tout vers qui n’a pas la netteté et la précision de la prose ne vaut rien» (Voltaire, 1723). Les propos de Voltaire bénéficient du soutien d’autres esprits illustres du XVIIIe siècle tels que Fénelon, Perrault et La Motte qui, à leur tour, condamnent les artifices du vers et militent en faveur d’une poésie qui serait aussi souple que la prose. Cette réticence à l’endroit du moule poétique traditionnel, qualifié à la fois de rigide, d’uniforme et de contraignant, se traduit au niveau de la création littéraire par l’apparition d’œuvres rebelles à toute classification générique. Déjà à l’époque classique, Molière a voulu se soustraire aux normes établies en opérant une alternance de mètres différents, en ayant recours au vers libre ou en introduisant carrément la prose dans des pièces écrites en vers.

Le vers libre et le recours à la prose lui fournissent une plus grande facilité métrique et lui permettent, par la même occasion, d’exprimer sa pensée plus facilement grâce à un moule moins uniforme et moins contraignant que celui du vers régulier. L’un des éléments qui favorisent ce jumelage de la poésie avec la prose consiste en l’esprit rationaliste qui s’affirme à la charnière des deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Le progrès réalisé pendant cette époque dans le domaine des sciences exactes exerce une influence notable sur le milieu littéraire. L’émergence d’un «discours scientifique» ayant comme attributs formels la souplesse et la simplicité ne manque pas de séduire un public désirant se soustraire aux conventions esthétiques admises et se lancer à la conquête de nouveaux horizons. Ce discours scientifique ou savant fournit à la poésie un modèle lui permettant de survivre au «triomphe» de la prose. Les propos suivants de Vaugelas décrivent cette réalité: «vous savez, Messieurs, que la poésie est la servitude des poètes; qu’ils sont esclaves des mots et des syllabes et qu’ils sont resserrés et contraints dans certaines règles gênantes, dont ils ne peuvent se dispenser sans honte et sans reproche. N’avouerez-vous pas que la prose libre est une souveraine et que la poésie contrainte est une esclave»? (Ranscelot, 1926 : 498) Vaugelas exprime bien la tendance qui, de son temps, vise à assouplir la poésie en la modelant sur certaines formes prosaïques. Il est à noter, par ailleurs, que parallèlement à ce mouvement qui fait glisser la poésie dans le domaine littéraire placé sous le patronage de monsieur Jourdain, un procédé inverse tend à rapprocher la prose de l’expression poétique. Aux efforts ayant pour objectif la libération du vers, répond, en parfait effet de miroir, une ascension de la prose vers le vers. 1. 2. Poétisation de la prose La première moitié du XVIIIe siècle connaît la coexistence de deux types de prose. D’un côté la forme oratoire héritée du XVIIe siècle et qui tend à devenir poétique; d’un autre côté, la prose dite concise qui refuse toute ornementation poétique. Avec l’influence de grands auteurs comme Diderot et Rousseau, la première forme triomphe au détriment de la seconde. Deux facteurs expliquent la supériorité de la prose oratoire : d’une part, certains procédés rhétoriques qu’elle emprunte à la poésie; d’autre part, la portée lyrique dont elle tend à se charger. Selon Diderot, la prose doit être en mesure de concilier entre une beauté formelle et un fond lyrique. Ainsi, le rythme, le mouvement des phrases, la musicalité ne doivent pas ménager une harmonie purement esthétique, mais doivent également s’accorder avec les mouvements de l’être et s’adresser à sa sensibilité. Le rythme doit, selon lui, être «inspiré par un goût naturel, par la mobilité de l’âme» (Diderot, 1767 : «Lauterbourg»). Il estime que «ce n’est pas à l’oreille seulement, c’est à l’âme d’où elle émane que la véritable harmonie s’adresse» (Diderot, 1767 : «Lauterbourg»). Différents facteurs favorisent la poétisation de la prose. Le goût du retour à l’antique n’est pas le moindre. Le désir d’imiter la prose des Anciens se traduit par l’effort de créer un discours qui s’élève au-dessus du parler commun et échappe au vulgaire grâce au recours à des mots inconnus et à des tournures recherchées. L’usage d’un style peu usité a pour fonction de dépayser le vulgaire et de le rapprocher encore plus de l’expression poétique. Par ailleurs, l’influence exercée par la traduction de contes orientaux et l’engouement qu’elle suscite chez un public épris d’exotisme suggèrent un style plus fleuri et des jeux d’images étrangers à la prose ordinaire1.Ce phénomène d’osmose qui s’opère entre la poésie et la prose donne lieu à une série d’œuvres __ plus ou moins brèves, plus ou moins poétiques __ qui établissent une certaine adéquation entre la souplesse de la prose et la tendance organisatrice de la poésie. Grâce à cette propriété, elles répondent partiellement au profil du poème en prose. Parmi les plus représentatives de ces œuvres, mentionnons comme exemple Joseph de Bitaubé (1767), Les Incas de Marmontel (1777), Télèphe de Pechmèjá (1784), Chansons Madécasses de Parny (1787), Numa Pompilius de Florion (1786) et Dernier Homme de Grainville (1805). À ce propos, S. Bernard estime que le XVIIIe siècle «fait lentement, à travers de nombreuses tentatives, l’acquisition des principes essentiels au poème en prose (resserrement, brièveté, intensité d’effet, unité organique)» (Bernard, 1959 : 19). À l’époque préromantique, cette forme littéraire a déjà acquis certaines composantes nécessaires à son développement. Mais étant donné que l’élaboration d’un genre proprement dit se fait selon des lois plus subtiles, le poème en prose est encore en quête de la forme singulière sous laquelle nous le connaissons et grâce à laquelle il accédera à l’«Olympe» des Belles Lettres. Mais ce qui comptait pour les premiers auteurs de poème en prose, c’était d’éviter de faire de lui un substitut, un dérivé du poème en vers. Ils voulaient créer un genre littéraire à part entière, jouissant d’une complète autonomie. 2. ÉMERGENCE DU POÈME EN PROSE Aloysius Bertrand est généralement considéré comme le précurseur du genre littéraire en question. C’est dans son Gaspard de la Nuit (1842) qu’il aurait créé le poème en prose de toutes pièces. «Le poème en prose proprement dit, déclare Renée Riese Hubert, nous le devons, comme chacun sait, à Aloysius Bertrand» (Riese Hubert, 1966 : 169). Dans ce petit recueil, où sont «consignés divers procédés nouveaux d’harmonie et de couleur» (Bertrand, 1842), Bertrand met au point certaines modalités qu’il combine pour obtenir une technique nouvelle. Sa principale réalisation est d’avoir abandonné le principe d’un lyrisme spontané créant lui-même le rythme sans règles ni méthode, pour le remplacer par une technique précise et par une forme déterminée. La méthode de Bertrand consiste à travailler à partir d’un sujet puisé dans l’actualité qu’il s’agit de couler ensuite dans une formulation poétique. Cette façon de faire permet à Bertrand d’établir une adéquation entre l’élan lyrique que nécessite le poème en prose et l’organisation formelle. À ce propos, la Ballade (forme en six couplets, parfois en cinq ou sept) lui est d’un grand secours dans la mesure où elle lui fournit un moule plus ou moins fixe opère un resserrement du poème en l’articulant autour de son noyau poétique. Mais si elle a permis à Bertrand de réussir une belle performance, la Ballade a rendu un mauvais service au poème en prose au sens où elle lui a imposé un cadre étroit et toujours semblable. S’il y a un reproche qu’on peut formuler à l’endroit de Bertrand est justement d’avoir réduit sa «ballade» en prose à un genre à forme fixe au même titre que le sonnet ou le rondeau2. Il faut reconnaître toutefois que Bertrand a quand même le mérite d’avoir donné l’autonomie à un genre encore mal défini en élaborant certaines lois qui seront reprises par ses continuateurs3.

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