Utopie et contestation dans le post-marxisme blochien

Utopie et contestation dans le post-marxisme blochien

Utopie et création artistique

La question qui se pose est la suivante : quelle relation entretient l’art avec l’utopie ? Si nous cherchons dans l’art, nous remarquons que celui-ci n’est pas étranger à la notion de l’utopie, même il en est inséparable au point d’en être l’expression. En ce sens « l’utopie semble s’incarner dans l’art. Ces textes qui évoquent les tentatives de réaliser une œuvre d’art totale, la subversion des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle ou encore les expressions plus récentes de mise en relation de l’art et de la vie, font état de différentes pratiques artistiques comme autant de manifestations ou de réalisation de l’utopie. »132La relation de l’art avec l’utopie est très large dans le sens où l’art se considère comme une pratique de l’utopie en tant qu’une nouvelle production, une originale invention ou créativité et une création. Celle-ci est selon Kandinsky se manifeste lorsque « chaque œuvre nait, du point de vue technique, exactement comme naquit le cosmos…Par des catastrophes qui, à partir des grondements chaotiques des instruments, finissent par faire une musique des sphères. La création d’une œuvre, c’est la création du monde. »133Nous comprenons ainsi que l’art est l’espace du possible, l’espace où l’artiste circule avec liberté sans contraintes et oppressions. Il se permet de créer un autre monde à sa façon comme bon lui semble. C’est ce que cherche, en fait, l’utopiste, d’où la relation dialectique entre l’art et l’utopie. « L’art est utopie car il est l’entrée d’un autre monde dans le monde réel…C’est en cela que l’artiste peut être considéré comme le premier des utopistes. »Berthes, L’utopie…, op. cit. P16. 86 Avec Bloch, l’art ne traduit pas une totalité cohérente ou une continuité mais, il trace seulement un processus et des contradictions. Il propose une réalité brisée et hétérogène. C’est un réel utopique qui conduit vers l’avenir. Le sens de l’œuvre d’art n’est pas déterminé par son contenu mais par l’organisation particulière de ce contenu. L’œuvre d’art cristallise, ainsi, une conscience anticipatrice et sert de plongeoir à l’imaginaire du désir. Elle devient, ainsi, le laboratoire et la fête des possibles. Ici, Bloch ne s’intéresse pas à la relation entre créateur et œuvre, mais à celle entre œuvre et public c’est-à- dire à l’utilisation utopique que fait la société de l’œuvre d’art. Et parmi les arts, c’est à la littérature peut-être (exception faite de la littérature religieuse) qu’il s’intéresse le moins à cause de la nature même du langage qui est non seulement un moyen d’expressioncommunication mais aussi, à cause de sa nature sociale, un moyen d’aliéner, d’imposer des images et des désirs sur l’individu. Ainsi Bloch écarte l’esprit utopique et le genre littéraire.135 Il propose devant les difficultés de la vie quotidienne et concrète une double démarche, d’abord une réorganisation par la conscience anticipatrice et ensuite une action qui maintient les perspectives ouvertes vers le futur grâce à l’utopie concrète. Or ce passage du possible au réel ne dépend que de l’homme d’où l’importance du principe espérance pour assurer ce passage. L’homme connaît des moments de bonheur qui servent de tremplin, donne sa signification au passé et provoque un rêve d’avenir ; seulement ce rêve ne devient force dans l’histoire qu’au moment où une espérance commune se manifeste socialement. Le principe espérance sert de ressort d’une existence vécue en vue d’un futur par-delà les croyances archaïques et les illusions mythiques. L’art représente, alors, des grandes manifestations poussées jusqu’à leur expression ultime dans les symboles de perfection. Il estime arriver jusqu’à une fin utopique où ces manifestations s’identifient avec l’essence de la réalité. Mais qu’est-ce qui peut donner sa résistance à l’utopie artistique ?

Théâtre et utopie

L’importance au théâtre est lui est attribuée par Bloch lui-même qui y consacre un chapitre dans Le Principe Espérance. Bloch, se basant sur le théâtre épique de Brecht, affirme que celui-ci « veut être le laboratoire d’une théorie-praxis juste, en réduction, sous forme de jeu et au niveau du théâtre, où elle procède de la réalité à titre d’expérience. » 136Nous comprenons ainsi que cet art du théâtre occupe une grande place dans l’ensemble de l’utopie littéraire. En ce sens, l’étude du discours sur l’art dramatique est introduite dans la théorie de l’art en général. Le théâtre appartient à un champ d’investigation artistique qui comprend tous les autres arts. C’est l’union de tous les autres arts qui permet au théâtre de persister. Or celui-ci n’a cessé de changer d’objets et d’orientations, ce qui nécessite, en terme d’esthétique théâtrale, de le redéfinir surtout à l’aube du vingtième siècle avec l’importance inédite qu’on donne à la mise en scène. Le théâtre ne se limite pas à une activité littéraire (l’importance aux textes écrits) mais il devient une pratique et un composite qui comprend le texte et la scène à la fois. On ne parle pas d’organisation ou de direction seulement, mais aussi d’imagination et d’interprétation ; c’est-à-dire on se permet de lancer une nouvelle vision du théâtre qui n’est que la vision utopique dans le sens où le théâtre change de ton et permet de re-voir et de re-viser son rôle. Il devient  utopie surtout avec Craig dans son livre l’art du théâtre et avec Artaud dans son traité le théâtre et son double. Sachant que le projet utopique se base sur le rêve de changer une réalité ou une idée existante en une autre plus parfaite et plus idéale. C’est l’imagination de re-voir les choses et les situations pour les améliorer. C’est une sorte de révolution, de re-vision, de redéfinition et de mettre fin à une réalité existante vieille et la remplacer par une autre neuve et parfaite. C’est rompre avec une existence répandue et connue par tous les gens pour produire des nouveautés. C’est l’idée que défend André Lalande en disant : « j’entendais par là (l’utopie) le procédé qui consiste à représenter un état de choses fictif, comme réalise d’une manière concrète, soit afin de juger des conséquences qu’il implique, soit plus souvent, afin de montrer combien ces conséquences seraient avantageuses. Sans doute, certains ouvrages dits utopiques sont en réalité une critique pure et simple des vices ou des abus de leurs temps137 . » C’est en ce sens qu’on juge l’esthétique théâtrale de Craig et d’Artaud d’être utopique. 

Craig et le théâtre utopique

Lorsqu’il écrit l’art du théâtre, il délaisse le réalisme historique en vogue à son époque pour la stylisation des éléments scéniques : décors schématisé, mouvement épuré des corps et éclairages aux couleurs inusitées parce que pour lui le théâtre n’est pas un art de littérature, mais il est un spectacle. C’est pourquoi Craig refuse la dictature du texte pour revendiquer des moyens d’expression concrets qui appartiennent spécifiquement à l’univers scénique. Ceci se fait par la remise en cause du traitement de l’espace et la place et du travail de l’acteur dans la représentation. C’est ici qu’apparaît l’esprit utopique de Craig de fonder un nouvel art du théâtre.  Craig élabore sa nouvelle théorie sur le théâtre en refusant les routines et les poncifs. L’homme du théâtre sera, alors, une source d’inspiration et de vénération pour beaucoup. C’est la mise en scène qui s’en prend charge. Celle-ci doit mobiliser l’imagination et la rêverie du spectateur, non pas les saturer par les images trop précises. Dans ce sens, le metteur en scène prend la place du « régisseur » et devient le chef d’orchestre qui dirige tout, car l’art du théâtre ne repose plus sur l’importance du texte ou sur l’un de ses éléments séparés, mais repose sur ce qu’il doit être entant qu’art de la scène, sur la pratique spécifique et concrète. L’art du théâtre repose, alors, sur le rôle du metteur en scène. Celui-ci devient l’architecte du plateau, c’est-à-dire, celui qui prend en charge tout ce qui se passe sur la scène. Ceci marque, en fait, l’autonomie du théâtre par rapport aux autres arts et dévoile sa rupture « avec la poétique de la littérature dramatique et l’esthétique en général.» Le théâtre doit créer son propre langage et doit être indépendant de tout art pour pouvoir constituer ses propres éléments. C’est le projet dont rêve Craig de créer. Il cherche une synthèse des différents moyens d’expression scénique. Il essaye de libérer l’art du théâtre de la peinture, de la musique, de la littérature…pour édifier certain symbolisme qui fonde « l’essence même du théâtre si nous voulons figurer l’art du théâtre à sa place parmi les beaux arts. » C’est un symbolisme lié à la mise en scène qui met en présence l’artiste du théâtre futur. Cette idée est claire dans cette réplique du régisseur : « -Le Régisseur :-Suivez donc attentivement ce que je vais vous dire et méditez-le une fois rentré chez vous. Puisque vous m’avez accordé tout ce que je demandais, voici de quels éléments l’artiste du théâtre futur  composera ses chefs-d’œuvre : avec le moment, le décor, la voix. N’est-ce pas tout simple ? J’entends par mouvement, le geste et la danse qui sont la prose et la poésie du mouvement. J’entends par décors, tout ce que l’on voit, aussi bien les costumes, les éclairages que les décors proprement dits. J’entends par voix, les paroles dits ou chantés en opposition aux paroles écrites ; car les paroles écrites pour être lues et celles écrites pour être parlées sont de deux ordres entièrement distincts.»C’est une prise de position esthétique radicale qui s’oppose à toutes les autres conceptions du théâtre qui le limitaient au texte depuis Aristote. Pour Craig, l’importance qu’on donne à l’esthétique théâtrale consiste en la prééminence et l’hégémonie de la mise en scène. C’est cette nécessité qui lui a permis de changer cette esthétique à son époque. En effet, en voulant améliorer cet art, Craig annonce une révolution et une nouvelle vision de changer et de renouveler cet art. Il appelle à cesser de se coller aux textes et à donner la chance aux metteurs en scène de créer et pousser le théâtre en avant vers son apogée et sa supériorité par rapport aux autres arts. Ceci lui amène à rêver et à vouloir réaliser son projet vu, en son époque, comme une utopie. Or celle-ci a poussé Craig à permettre au théâtre de créer ses propres moyens et devenir un art autonome et indépendant. En effet, Craig « est libre d’imaginer non seulement l’art du théâtre tel qu’il l’a définit pour un futur proche, mais celui dont il rêve pour l’avenir. ».

Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE
MATERIAUX DE L’UTOPIE
Chapitre premier : Genèse et histoire intellectuelle de l’utopie
1. Qu’est-ce que l’utopie ?
2. L’utopie dans la Renaissance
2.1. L’optimisme anglais
2.1.1. L’utopie de More
2.1.2. La Nouvelle Atlantide de Bacon
2.2. L’optimisme italien : La Cité du soleil de Campanella
3. Tradition française
3.1. Gargantua de Rabelais
3.2. La Basiliade de Morelly
3.3. L’An 2440 de Mercier
4. la modernité ou le romantisme social
4.1. Le nouveau monde moral d’Owen
4.2. Les lettres de Genève de Saint-Simon
4.3. La théorie des quatre mouvements Fourier
Chapitre deuxième : Développements de l’idée de l’utopie
1. Le marxisme et le grand débat : socialisme utopique ou
scientifique?
1.1. Le socialisme utopique
1. 2. Socialistes révoltés ?
2. Marx et l’utopie
3. Engels et l’utopie
Chapitre troisième : Approches interprétatives de l’utopie
1. Utopie et culture
1.1. Le cas de Servier
1.2. Le cas de Wunenburger
1.3. Le cas de Hottois
2. Utopie et création artistique
2.1. Théâtre et utopie
2.1.1. Craig et le théâtre utopique
2.1.2. Artaud et le théâtre utopique
2.2. Architecture et utopie
2.3. Musique et utopie
3. Utopie et idéologie : points de vue de commentateurs
3.1.1. Mannheim
3.1.2. Ricœur

DEUXIEME PARTIE :
STATUT DE L’UTOPIE DANS LE POSTMARXISME
BLOCHIEN
Chapitre premier : Le projet utopique de Bloch.
1. L’utopie comme question d’existence
1.1. L’utopie comme un régulateur de perfectibilité
1.2. Révolte et rébellion
1.3. Bloch révolutionnaire ?
2. Contestation et critique
2.1. Critique du néo-kantisme
2.2. Critique des constructions socio-utopiques
2.3. Emancipation de la politique
3. L’optimisme militant.
3.1 L’utopie comme moteur de la révolution
Chapitre deuxième : Clefs et Concepts fondamentaux de l’utopie
1. La conscience utopique
1.1. « Le non-encore » : moteur de la conscience utopique
2. Soubassement de l’utopie
2.1. La notion du possible.
2.2. Les différentes formes du possible
3. Motivation ou « Raisons » de l’utopie ?
3.1. La conscience anticipante
3.2. La faim : premier besoin de l’invention et du souhait
utopique
3.3. Le rêve diurne
Chapitre troisième: Le cheminement ontologique de l’utopie
1. Qu’est-ce que l’espérance ?
1.1. Le « principe espérance »
2. L’espérance comme concrète
3. L’inconscient de l’utopie : Cheminement ontologique ou
« narration » psychanalytique ?
Chapitre quatrième : Utopie et théologie contestataire
1. Révolution et théologie
2. Müntzer comme prototype de l’utopiste révolutionnaire
3. Théologie et espérance
4. Athéisme et utopie
Chapitre cinquième : Du rapport entre théorie et pratique :
l’utopie comme une praxis
1. De l’utopie onirique à l’utopie comme praxis
1.1. La praxis
2. Utopie concrète et esthétique du pré-apparaître
2.1. Esthétique du pré-apparaître
3. Utopisme ou romantisme révolutionnaire?
Conclusion générale
Index des matières
Index des auteurs
Bibliographie

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