Aux frontières de l’enfance et de la nature

DU « PAYS DES HOMMES » AU PAYS DE LA NATURE : UN VOYAGE INITIATIQUE

AUX FRONTIERES DE L’ENFANCE ET DE LA NATURE

Chacun des récits qui nous importent raconte un voyage – un retour ou une découverte – des personnages du « pays des hommes486 » jusqu’à la nature qui est parfois pleinement présente ou réduite, marginalisée aux confins des territoires urbains notamment. Néanmoins, son rayonnement symbolique est, lui, immense et inaltérable aux yeux des personnages car la nature est un horizon, une quête incarnant des valeurs et une philosophie qui prend âme avec les enfants. Les récits sont ainsi aux frontières de l’enfance et de la nature en montrant la trajectoire, libératrice ou mutilante, vers l’âge adulte. 

D’un âge à l’autre : une traversée symbolique 

L’itinéraire des enfants dans les textes du corpus les amène à grandir : leur traversée de la nature symbolise le passage à un autre âge. L’enfance et l’âge adulte incarnent ainsi deux moments successifs mais aussi antagonistes : les récits mettent en scène l’inversion entre les enfants et les adultes et révèlent les différences d’un âge à l’autre. 

La frontière entre l’enfant et l’adulte

 La frontière de l’âge séparant l’enfant et l’adulte cache d’autres limites invisibles, symboliques qui sont suggérées à travers les portraits d’enfants. Dans « Celui qui n’avait jamais vu la mer », le narrateur est le porte-parole de la communauté d’enfants soudés par leur complicité, leur connivence : « Pendant longtemps, on chuchotait, dans la cour, ou bien pendant le cours de français, mais ce n’étaient que des bouts de phrase dont le sens n’était connu que de nous487. » La construction restrictive « dont le sens n’était connu que de nous » indique, implicitement, que les professeurs, et les adultes de façon générale, sont à l’écart des conversations des enfants qui protègent le secret de Daniel. Leur connivence se révèle donc à travers l’exclusion des adultes indiquée par l’emploi de la première personne du pluriel et la référence commune à une question rituelle désignée à l’aide de l’article défini « la question », suggérant la référence partagée par tous les enfants : « De temps en temps, nous nous arrêtions de parler, et quelqu’un posait la question, toujours la même : “Tu crois qu’il est là-bas ?” ». De plus, la référence implicite à Daniel à travers le pronom « il » souligne la complicité des personnages qui est scellée par leur « pacte » : « Mais on ne disait jamais beaucoup plus, parce que c’était comme un pacte qu’on avait conclu sans le savoir avec Daniel ». Cette comparaison implique une entente des enfants qui n’intègre pas les adultes, renvoyés à leur ignorance, leur étrangeté comme le montre la mise à distance des enfants par le pronom « ils » : « Ils s’étaient tellement agités pour retrouver la trace de Daniel Sindbad, […], et voilà qu’un jour, à partir d’une certaine date, ils ont fait comme si Daniel n’avait jamais existé488. » La complicité qui anime les enfants nourrit le visage singulier qui est donné à l’enfance dans le corpus et qui est aussi construit par la description de figures d’enfants. Dans Pawana, le jeune John décrit par le regard de Melville en fait un enfant inconnu, une figure de l’enfance : « L’un d’eux, un enfant, regardait la mer489. » ; « L’enfant regardait avec émerveillement490. » L’imprécision de la caractérisation de l’enfant en fait un personnage archétypal, représentatif d’un âge et, surtout, d’un regard particulier, ainsi que le fait entendre le groupe prépositionnel « avec émerveillement » qui, à la manière d’un adverbe, qualifie le point de vue du petit garçon. La distinction entre l’enfant et l’adulte est donc récurrente dans les textes étudiés, notamment dans Voyage au pays des arbres où les adultes sont désignés par le pluriel « les gens » qui les anonymise : « Les gens qui ne savent pas le langage des arbres491 », « Les gens qui ne savent pas apprivoiser les arbres492 ». Cette construction à l’aide d’une relative niant le savoir des « gens » par opposition au petit garçon est récurrente et trace une frontière symbolique entre eux tout au long du récit. Ainsi, l’enfant est opposé à l’homme : « Comme les arbres sont un peu timides, ils gardent généralement les yeux fermés quand il y a un homme dans les environs. Le petit garçon lui, qui voulait voyager au pays des arbres, avait appris petit à petit à faire ouvrir les yeux493. » Le pronom personnel « lui » fait la distinction entre le petit garçon et « un homme » en mettant en valeur syntaxiquement le personnage de l’enfant. À la distinction entre des personnages enfants et adultes, s’ajoute la distinction entre des lieux associés à différents âges. La descente de Jon du mont Reyđarbarmur dans « La montagne du dieu vivant » coïncide, de cette façon, avec son retour dans « le territoire des hommes494 ». Le terme « territoire » renvoie à la notion de frontière, physique mais aussi abstraite car la caractérisation « des hommes » peut laisser entendre l’opposition entre les adultes et les enfants. La séparation entre l’enfance et l’âge adulte ne suppose pas l’infériorité des enfants, adultes en devenir. Au contraire, les enfants sont décrits comme des êtres sages, clairvoyants : les descriptions mettent en scène le renversement entre les adultes et les enfants. 

Le renversement entre adultes et enfants 

Le renversement entre les adultes et les enfants passe par le savoir, la conscience détenue par les plus jeunes qui font figure de repoussoir : ils renvoient les adultes à leur conscience, les amènent à réfléchir, comme c’est le cas dans Pawana. La chasse des baleines vécue par le jeune John qui accompagne Charles Melville Scammon ne produit pas chez lui la réaction enthousiaste de son aîné : « Moi, je suis venu pour chercher de l’or. Je n’en ai pas trouvé, alors j’ai affrété ce navire pour la chasse. Sais-tu que si nous trouvons le refuge des grises, nous deviendrons immensément riches ? » Le regard de l’enfant brillait étrangement. Mais je me trompai sur ce qu’il exprimait495 . Le regard de l’enfant traduit une incompréhension des paroles du personnage : l’adverbe « étrangement » signale une réaction inattendue qui échappe encore à l’adulte. La signification de ce regard est donnée plus loin dans le texte : « ce jeune garçon qui chassait pour la première fois et qui me regardait comme si j’avais fait quelque chose d’interdit, quelque chose de maudit496. » L’emploi du plus-que-parfait, indiquant une action accomplie, et le sens attaché aux adjectifs « interdit » et « maudit » montrent que l’adulte a franchi une frontière symbolique. Le regard de l’enfant traduit donc un point de vue sacré sur la nature car l’adjectif « maudit » implique la transgression d’une loi divine, une profanation sur laquelle nous reviendrons. L’enfant fait ainsi figure de juge. Mais on rencontre aussi dans les textes de notre corpus des enfants-guides, des enfants initiateurs qui mènent les adultes comme leurs pairs au contact d’un monde inconnu. Ainsi, dans « La montagne du dieu vivant », l’enfant-dieu que rencontre Jon le guide vers le sommet : « “Viens, je vais te montrer le ciel maintenant497.” » L’emploi de l’impératif « viens » et la construction « je vais te montrer le ciel », où le pronom personnel « te » fait de John le bénéficiaire de l’action, mettent l’enfant inconnu dans une posture de guide, au sens littéral puisqu’il l’amène vers le haut de la montagne, un point culminant symbolisant l’initiation, le dépassement. Dans « Les bergers », on retrouve un schéma similaire puisque Gaspar découvre des enfants nomades qui l’initient à la vie sauvage dans le désert : « Mais c’était elle la plus légère, c’était elle qui entrainait le jeune garçon vers les hauteurs » La construction extractive met en valeur le rôle assigné à Khaf qui guide l’enfant, le pousse vers le haut. Les enfants peuvent aussi être les protecteurs des adultes, et les rôles s’inversent alors, comme dans « Orlamonde » où Annah cherche à épargner sa mère en lui cachant ses escapades buissonnières. Cette dernière est, en effet, à l’hôpital, malade, et sa mort est suggérée par le texte qui mentionne « le dortoir » où elle vit, associé au sommeil qui rappelle la présence de la mort. L’enfant cherche à guérir sa mère : « Elle lui tenait la main très fort, et la lumière et la couleur de la mer entraient dans le corps de sa mère. » Les rôles sont inversés, l’enfant soigne sa mère : une frontière symbolique est à nouveau franchie d’un âge à l’autre, effaçant les limites, qui définissent les enfants et les adultes. Ce franchissement laisse ainsi entendre la mue du personnage d’Annah qui entre peu à peu dans l’âge adulte. Le rôle de l’enfant, de surcroit, est double car elle cherche autant à protéger sa mère de la maladie que la villa de sa destruction : « Il y a plusieurs jours que les machines sont là, et Annah attend dans sa maison, au sommet de la muraille. Elle sait que, si elle s’en va, les destructeurs mettront leurs machines en marche et feront tomber tous les murs500. » Il y a, là aussi, un renversement : ce n’est plus la maison qui protège l’enfant du monde mais l’enfant qui protège la maison de l’extérieur, ce qui suggère son sentiment de culpabilité, sa peur d’abandonner sa mère. Enfin, le personnage de Mondo incarne la disponibilité intellectuelle des personnages d’enfants qui interrogent les adultes et les poussent à la réflexion..

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