De l’exil géographique à l’exil intérieur, dans son propre pays

De l’exil géographique à l’exil intérieur, dans son
propre pays

« Le monologue, c’est l’exil. » Les chapitres précédents ont montré que, face aux contraintes territoriales, le théâtre cherche à dépasser les frontières imposées. Ces conditions particulières de représentation fabriquent à leur manière les productions et sont mises à profit par les dramaturges. La représentation d’un territoire palestinien fragmenté trouve sa pleine expression dans la forme monologuée, récurrente dans les productions des dernières années. Le monologue occupe une place de choix dans la création palestinienne, particulièrement les productions des Palestiniens en Israël en raison notamment de l’organisation du festival du monodrame Teatronetto de Tel Aviv-Jaffa déjà évoqué . Le chapitre précédent a mis au jour la centralité du récit dans la dramaturgie palestinienne contemporaine. Comme le remarque Françoise Heulot-Petit, « le monologue se caractérise par sa parenté avec les formes épiques. Le personnage raconte et se raconte. »655. Le récit tient une place de choix dans la forme monologuée qui s’intègre alors aux pratiques théâtrales en Palestine. La nature de ce type d’écriture permet aux Palestiniens d’exprimer deux modalités de l’exil : un exil géographique suite aux migrations forcées, ou un exil intérieur, ce sentiment d’étrangeté sur sa propre terre. C’est cette double nature l’exil que Mahmoud Darwich décrit dans la citation en épigraphe de ce chapitre. La forme du monologue, à la première personne, permet d’exprimer le sentiment d’altérité intérieure vécue, comme une autre forme de l’exil. La multiplication des lieux évoqués dans e monologue, autre procédé récurrent dans les productions, exprime l’exil dans sa nature géographique.

La parole solitaire sur scène 

Pratique que l’on peut dorénavant considérer comme autonome et plus comme une partie d’une pièce uniquement , le monologue permet au texte, sur la scène palestinienne et arabe plus largement, de s’intégrer dans la culture populaire locale et la tradition orale . Cette écriture produit un discours qui donne voix à de multiples personnages incarnés par un seul comédien sur scène qui les cite à l’intérieur de son récit. Le théâtre s’inscrit dans la continuité de l’expérience du conteur et la réappropriation de ce personnage traditionnel par les procédés de narration et d’adresse au public qui s’appliquent parfaitement au genre théâtral. 

Le monologue et le territoire palestinien

 À la question des raisons du choix du monologue pour sa création, Taha, Amer Hlehel répondait sans hésiter : « Le monologue, c’est l’exil. ». Pour mettre en scène la vie du poète Taha Muhammad Ali et son exil de Saffuriya660, son village natal dans le Nord de la Galilée, au Liban et avant son retour à Nazareth, Amer Hlehel fait le choix de l’écriture d’une parole solitaire sur scène, soit le discours d’un personnage seul face au public de la représentation . Dans cette pièce, proche des pièces monologuées de la dramaturgie palestinienne contemporaine, des techniques propres à la narration sont mises au service de la dramaturgie, comme le chapitre précédent a cherché à analyser. Par le personnage du conteur ou par un comédien seul sur scène, la pratique d’une parole solitaire inscrit sur scène l’expression de représentations spécifiques du lieu, celles de l’exil. Très présente dans ce corpus et plus largement dans la production contemporaine palestinienne, l’écriture monologuée exprime ce rapport central au lieu. La représentation d’un territoire palestinien fragmenté se construit par l’emploi de la forme monologuée, récurrente dans les productions des dernières années. Cette apparition du monologue dans la dramaturgie palestinienne d’après les années 2000 semble suivre la même évolution que celle que la dramaturgie française connaît à partir des années 1970. Françoise Heulot-Petit retrace ainsi cette histoire : « Dans les années 1970 et 1980, ces paroles autonomes se multiplient. Bernard Dort annonce en 1980 : « Le temps du dialogue, avec sa rassurante illusion « d’imprimer à l’action un mouvement réel » est bel et bien passé. Celui des monologues est venu », tandis que Lucien Attoun parle de « vogue des monologues », de façon péjorative, quelques années plus tard. » 662 Au-delà de cette « vogue », le monologue palestinien s’explique sans doute aussi pour les raisons économiques qu’elle évoque aussi : « Cet éventuel effet de mode peut-être justifié par l’argument économique : le monologue est un théâtre pauvre. Le monologue est la formule la plus réduite du théâtre, plus simple encore lorsque l’acteur est aussi l’auteur du texte qu’il joue. » 663 Cette forme réduite permet d’apporter une réponse à la nécessaire réunion de conditions matérielles spécifiques mise à mal dans le contexte palestinien et évoquée dans le premier chapitre. Par ailleurs, la nature même de l’écriture monologuée lui confère une place à part dans la production dramaturgique. Cette approche est bien résumée par les propos de Frédérique Toudoire-Surlapierre : « Parce que le monologue relève autant d’un exploit d’acteur que d’auteur, il a toujours été ressenti comme un cas à part de la scène théâtrale, un moment de vérité aussi, ou tout au moins sa simulation. Se présentant comme une adresse à soi-même, la parole monologale se caractérise par la méditation et/ou la solitude. Par la non-réciprocité de son discours, le monologue est une façon de faire entendre du silence, comme s’il était nécessaire de montrer à quel point l’autre en face (dans la salle) se tait. Pas d’échange sur la scène solitaire : le monologue se définit par cette non-réciprocité car celui-ci n’est pas fondé sur un dialogue verbal mais sur une logorrhée qui fait face au silence de l’autre. »

Le monodrame comme moyen de faire entendre le récit palestinien

Le monodrame occupe une place de choix dans la création, particulièrement celle des Palestiniens en Israël et notamment en raison de la tenue du festival du monodrame Teatronetto organisé à Tel Aviv-Jaffa depuis 1992. Chaque année, il attire des traducteurs et programmateurs étrangers et peut représenter un réel tremplin sur la scène israélienne et internationale pour les comédiens et leurs productions. En 2006 et pour la première fois, le premier prix est remporté par un Palestinien, Taher Najib, avec À portée de crachat (« יריקה בטווח (« interprété par Khalifa Natour dans une mise en scène de Ofira Henig. L’événement n’a de précédent que le succès de Fouad Awad en 1989 lorsqu’il remporte le premier prix du festival d’Acre, le « Festival pour un autre théâtre » alors dirigé par Eran Baniel. Pour la première fois et dix ans après la fondation du Festival, un Palestinien remporte le premier prix. Fouad Awad fait alors l’unanimité de la critique, du public et du jury avec sa pièce La tête de Ǧabbār (« ارّجب رأس .(« Dans un entretien avec l’artiste, Ouriel Zohar lui rappelle : « J’y ai assisté, en 1989 à Saint Jean d’Acre. Tout le monde parlait de votre pièce, il était évident pour tout le monde que vous alliez avoir un prix,tout le monde était enthousiasmé par la valeur artistique et le résultat que vous aviez obtenu ». Pour À portée de crachat, Taher Najib fait d’abord le choix de l’hébreu pour s’adresser à un public israélien, et pour être « sûr qu’ils comprennent ». Après un succès à l’étranger (France, Belgique, Suisse, Allemagne, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Australie), l’auteur traduit lui-même la version en hébreu vers l’arabe palestinien sous le titre de Rukab « ركب »)) pour mener une tournée destinée au public palestinien des théâtres en Israël (Umm al-Fahm, Nazareth, Haïfa) et en Palestine (Jérusalem-Est, Ramallah). Cette question de la langue est essentielle. Pour Luc Bondy , la langue du jeu et dans ce cas de l’écriture, est liée à celle de l’inconscient, ici nécessaire dans le cadre de l’écriture monologuée autobiographique : « la langue de l’enfance, seule, peut éveiller des souvenirs premiers, intégrer du passé au jeu. La langue apporte alors au comédien une dimension concrète. Elle concerne l’intégralité de son être ainsi impliqué dans le jeu. ». Cette question est complètement intégrée au travail de Taher Najib dans À portée de crachat.

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