Dynamique de population et contrôle des vecteurs non domiciliés de la maladie de Chagas

Au début du XXe siècle, Carlos Chagas va successivement en quelques mois décrire la clinique de la maladie qui devait plus tard porter son nom  , découvrir l’agent infectieux de cette maladie – Trypanosoma cruzi – et trouver le vecteur impliqué dans les cas qu’il a observés (Chagas 1909)  . La maladie de Chagas ou trypanosomiase américaine s’est révélée, au cours du XXe siècle, être la principale maladie parasitaire d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale.

Cent ans après cet enchaînement de découvertes, sans précédent dans l’histoire de la biologie médicale, une situation épidémiologique complexe a été mise à jour. Cette situation est le résultat d’une histoire évolutive originale et d’une importante action humaine. C’est cette histoire que nous allons retracer dans le premier chapitre, pour aboutir à une esquisse de l’importance des vecteurs non domiciliés dans l’épidémie actuelle .

Les difficultés de contrôle de ces vecteurs sont reconnues par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) comme une entrave majeure à l’élimination de la maladie, et l’étude de ces populations est donc présentée par cette organisation comme un axe de recherche essentiel (TDR, 2004, 2005). Les difficultés du contrôle tiennent à l’importance de la dispersion depuis les milieux sylvestres ou peri-domestiques jusque dans les habitations où le parasite est transmis à l’homme. Cette dispersion limite l’efficacité de la stratégie principale de contrôle de ces populations : le traitement des maisons par pulvérisation d’insecticide. Dans les régions où ces vecteurs non domiciliés contribuent pour tout ou partie à l’infestation des maisons, il est donc nécessaire d’adapter les stratégies aux conditions entomologiques locales. Ceci nécessite, d’une part, d’évaluer convenablement ces conditions, et d’autre part, pour ces conditions, d’évaluer l’efficacité de stratégies classiques, ou de stratégies alternatives.

Les populations étudiées ici sont celles de la péninsule du Yucatan au Mexique. Comme suggéré ci-dessus, l’objectif de mon travail est double. Dans un premier temps, décrire la dynamique de ces populations de manière suffisamment précise pour pouvoir, dans un deuxième temps, évaluer le succès de diverses stratégies de contrôle de ces populations .

La transmission vectorielle de Trypanosoma cruzi chez les mammifères en Amérique s’est établie au cours des 200 derniers millions d’années (Briones et al., 1999 ; Schofield, 2000a ; Teixeira et al., 2006). Cette évolution s’est donc faite dans un contexte paléogéographique marqué par la séparation des territoires d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud lors de l’éclatement de la Pangée, puis leur remise en contact au Pléistocène  . Bien qu’il ne soit arrivé que très tardivement sur ces territoires, il y a entre 12.000 et 15.000 ans (Moreno, 2000 ; Fisher et al., 2001 ; Goebel et al., 2008), l’homme a probablement joué un rôle important dans l’évolution des vecteurs. Après avoir décrit comment le système hôte sauvage-parasite-vecteur s’est mis en place, nous verrons comment l’homme s’y est inséré et l’a modifié. Enfin, nous décrirons à l’échelle de l’Amérique latine la situation résultante de cette histoire complexe en nous concentrant sur les vecteurs formant des populations sauvages à proximité des habitations infestées.

Il y a 200 à 100 Ma  la Pangée mésozoïque se sépare  entre les blocs nord (Laurasia) et sud (Gondwana). Le dernier point d’attache, la jonction entre les blocs correspondant aujourd’hui à l’Amérique du Nord et à l’Amérique du Sud, fut rompu il y a 170 à 150 Ma (Blakey, 2009). C’est sur ces territoires qu’est actuellement présent T. cruzi, l’agent de la maladie de Chagas  . Il y eut ensuite séparation entre Amérique du Sud et Afrique puis entre Amérique du Sud et Antarctique/Australie entre 120 et 90 Ma (Blakey, 2009).

Avant l’éclatement de la Pangée, les mammifères sont présents sur l’ensemble de la Pangée (Wildman et al., 2007), les mammifères ont donc été séparés par l’éclatement de la Pangée (fig. 1.1), et actuellement nous trouvons notamment : au nord, la famille des Muridae placentaires, et au sud, la famille des Didelphadae marsupiaux, les membres de ces deux familles étant aujourd’hui considérées comme des réservoirs majeurs de T. cruzi (Briones et al., 1999 ; Calderón-Arguedas et al., 2001 ; Wildman et al., 2007). Au moment de l’éclatement de la Pangée, le genre Trypanosoma était probablement déjà capable d’infecter l’ensemble des mammifères comme c’est le cas aujourd’hui (Schofield, 2000a ; Teixeira et al., 2006). L’un des types de trypanosome (type I) étant préférentiellement associé aux mammifères placentaires (Briones et al., 1999 ; Tomazi et al., 2009) il a été proposé que la séparation entre Gondwana et Laurasia soit à l’origine de cette spécialisation partielle, ce que corrobore une datation par horloge moléculaire de la divergence entre T. cruzi du nord et du sud à 150Ma (Briones et al., 1999 ; Kawashita et al., 2001). Cependant, cette hypothèse ne permet pas d’expliquer l’absence de T. cruzi en Europe et Afrique.

Selon Stevens et al. (2001), les trypanosomes initiaux n’étaient au contraire présents que dans le sud de la Pangée, devenu par la suite le Gondwana. Lors de l’isolement de l’Afrique, il y a 105 Ma, il y aurait alors eu séparation de la lignée de Trypanosoma brucei (voir fig.1.2), aujourd’hui responsable de la maladie du sommeil  en Afrique (Stevens et al., 2001). Dans un deuxième temps, la séparation du bloc Antarctique/Australie aurait isolé les lignées donnant notamment une espèce de trypanosome pouvant être trouvée chez les kangourous australiens (Stevens et al., 2001). Sur le continent sudaméricain serait demeurée la lignée qui devait donner plus tard T. cruzi. Selon cette hypothèse, lors du contact entre l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord au Pléistocène, T. cruzi serait remonté jusqu’au Mexique, où on le trouve actuellement.

L’existence d’un vecteur participant à cette histoire évolutive ancienne est incertaine. Il a en effet été démontré que le parasite peut effectuer l’ensemble de son cycle et se transmettre d’individu à individu chez plusieurs espèces d’opossums (Deane et al., 1984 ; Morel, 1999 ; Schofield, 2000a). Chez ces espèces caractéristiques de la faune gondwanienne, T. cruzi infecte en effet la glande anale et peut ainsi sortir de son hôte (fig.1.3). Les éléments souillés deviennent alors hautement infectieux, notamment par contact avec les muqueuses, et ce quel que soit l’hôte mammifère (Schofield, 2000a). Ces éléments ont conduit à proposer l’opossum comme l’hôte ancestralement porteur de T. cruzi. Les différentes lignées de T. cruzi se seraient alors séparées assez récemment, lors du passage de T. cruzi à de nouvelles espèces de mammifères (Stevens et al., 2001). Les grandes séparations au sein des lignées de T. cruzi pourraient alors être dues à la colonisation de différents milieux, par exemple arboricoles et terrestres (Yeo et al., 2005).

Cette histoire évolutive a plusieurs conséquences importantes aujourd’hui pour le contrôle de la maladie. Premièrement, le parasite a un cycle sauvage très largement antérieur à l’arrivée de l’homme dans cette région et bien établi chez un vaste spectre d’hôtes. Deuxièmement, le parasite peut infecter ses hôtes mammifères indépendamment du vecteur ou de la piqûre du vecteur notamment lorsqu’il y a contact du parasite avec les muqueuses (Schofield, 2000a).

Ces deux observations rendent l’éradication du parasite très improbable. Je retiens aussi de la deuxième observation que l’absorption d’aliments souillés est très dangereuse y compris pour l’homme. La possibilité d’une transmission directe entre deux individus n’ayant pas été montrée chez d’autres espèces que l’opossum, les vecteurs restent néanmoins le moyen de transmission privilégié du parasite à l’échelle de l’ensemble de mammifères.

Table des matières

Introduction générale
1 Perspective éco-évolutive
1.1 Établissement du système hôte-parasite-vecteur
1.1.1 Évolution de Trypanosoma cruzi
1.1.2 Insertion des Triatominae dans le cycle de T. cruzi
1.2 Arrivée de l’homme et création de la niche domestique
1.2.1 Les premières domiciliations
1.2.2 Les domestications massives
1.3 Évolutions récentes
1.3.1 Le recul de la transmission vectorielle depuis les années 60
1.3.2 La mutation du regard politique et sanitaire sur la maladie
1.3.3 Vers une prise en compte des vecteurs non domiciliés
1.4 La transmission par des vecteurs non domiciliés
1.4.1 Une clé de classification en vue du contrôle
1.4.2 Les grandes unités géographiques
1.4.3 Fréquence, gravité et possibilités de contrôle
2 Le contrôle à l’échelle d’une maison
2.1 Introduction
2.2 Article publié
3 Caractérisation de la dispersion
3.1 Introduction
3.2 Article soumis
4 Le contrôle à l’échelle d’un village
4.1 Introduction
4.2 Article en préparation
5 Analyse coût-efficacité
5.1 Introduction
5.2 Acte de conférence
5.3 Calibration du modèle
5.3.1 Paramètres biologiques
5.3.2 Paramètres du contrôle
5.3.3 Paramétrage du coût
5.4 Analyse d’une situation
5.4.1 Identification d’une stratégie optimale à budget constant : Sensibilité à Qin et λ
5.4.2 Risque associé à chaque stratégie
5.4.3 Sensibilité du système au budget total
5.5 Conclusion : complémentarité des stratégies
Conclusion

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