Entrevues semi-dirigées et analyse des résultats

Système socio-écologique

Un système socio-écologique (SSE) est la résultante du regroupement du système écologique et du système social (Figure 2.1). Il s’agit d’une approche holistique du système écologique où l’humain en est une partie intégrante (MEA 2005; Berkes 2009; Cumming 2011). D’un côté, le système écologique (ou écosystème) procure des ressources aux sociétés humaines en termes de subsistance, de culture et de bien-être (MEA 2005; Diaz et al. 2006). De l’autre côté se trouve le système social, représenté par les sociétés humaines et leurs activités qui modifient l’environnement dans lequel elles vivent et se développent (Berkes 2009). Il existe des relations bidirectionnelles entre le système écologique et le système social (Liu et al. 2007; Ostrom 2009). Le concept de SSE est directement lié au concept de paysage culturel (Davidson-Hunt & Berkes 2003), c.-à-d. une « oeuvre conjuguée de [l’humain] et de la nature [qui illustre] l’évolution de la société et des occupations humaines au cours des âges, sous l’influence des contraintes et/ou des atouts présentés par leur environnement naturel, et sous l’effet des forces sociales, économiques et culturelles successives, internes et externes » (http://whc.unesco.org/fr/PaysagesCulturels). Les paysages culturels sont perçus par les communautés autochtones selon deux axes : spatial et temporel.

La perception spatiale correspond à l’agencement des ressources dans le paysage, tandis que la perception temporelle fait référence aux interrelations et aux propriétés des ressources dans le temps (par exemple, la saison pendant laquelle une ressource est disponible) (Davidson-Hunt & Berkes 2003; Cuerrier et al. 2015). Pour expliquer le concept de SSE Folke (2006) parle d’un système en adaptation continue, auto-organisé, et en équilibre. Dans ce sens, lorsqu’un feu se produit, le SSE s’adapte et est suffisamment résilient pour revenir à son état d’équilibre. Toutefois certains chercheurs ont établi qu’une perturbation anormalement intense ou sévère pouvait causer un déséquilibre du SSE (Holling 1986; Gunderson & Holling 2002; Gunderson 2003). Dans ce projet, le SSE est constitué de la Nation Tłı̨chǫ et du territoire Tłı̨chǫ. L’utilisation combinée des concepts de SSE et de paysage culturel permet de (1) définir quels sont les impacts des incendies sur ce SSE dans le temps et l’espace, et (2) déterminer si le système demeure en équilibre après le passage d’une saison de feux extrême.

Zone d’étude Le territoire Tłı̨chǫ (Figure 3.1) est situé à la fois dans la région de l’arctique continental, et dans la région de la vallée du Mackenzie, entre le Grand Lac de l’Ours (31 328 km2) et le Grand Lac des Esclaves (28 568 km2) dans les T.N.-O. (Canada). Principalement, deux écozones définissent le paysage : la taïga des plaines à l’ouest, et la taïga du bouclier à l’est (Tłı̨chǫ Government 2013). À l’ouest, la taïga des plaines est caractérisée par une végétation subarctique et boréale, dense, composée d’espèces arborescentes telles que des épinettes (blanche et noire) et des mélèzes (Wonders et al. 2019). Il y a 10 000 ans, lorsque les glaciers ont commencé à se retirer, des tourbières se sont formées sur ces territoires couverts de pergélisol où le drainage des eaux de la couche inférieure du sol est mauvais (Baker & Westman 2018). À l’est, la taïga du bouclier, comme son nom l’indique, est située sur la limite ouest du Bouclier canadien. Les affleurements rocheux sont nombreux et la végétation est un enchevêtrement d’espèces boréales et de toundra, caractérisé par une hauteur et une densité d’arbres faibles (Wonders et al. 2019). Par ailleurs, les abords du Grand Lac de l’Ours sont exploités pour leurs ressources riches en cuivre et en uranium, tandis que des gisements de diamants sont exploités dans la région du Grand Lac des Esclaves (Wonders et al. 2019).

L’amplitude saisonnière des températures est élevée, avec une moyenne de -26°C en janvier et de 17°C en juillet, et les précipitions totales moyennes annuelles sont de 289 mm (Gouvernement du Canada 2020). Les Tłı̨chǫ (prononcer [tɬʰ] [i] [tʃʰ] [õ] selon l’alphabet phonétique international) sont des Dénés appartenant au groupe des langues Athapaskanes. Aujourd’hui environ 1735 personnes parlent le Tłı̨chǫ Yatıì qui appartient au sous-groupe géographique du Mackenzie de l’athapaskan canadien, la branche nord-est des langues Dénées du Nord (Al-Bataineh 2020). La majorité des Tłı̨chǫ parlent le Tłı̨chǫ Yatıì comme première langue (Legat 2012). Le Déné Sųłıné (Chipewyan) est une langue soeur apparentée au Tłı̨chǫ Yatıì (Saxon & Wihlem 2016). D’ailleurs, les Tłı̨chǫ utilisent parfois des mots Chipewyan dans leur quotidien (Legat 2012). Le mot masì en Tłı̨chǫ Yatıì signifie merci, et vient du mot marsi en Déné Sųłıné que les Chipewyans ont emprunté aux Français lors des colonisations (Saxon & Wihlem 2016). En 1823, Sir John Franklin donne le nom de Dogribs ou Thlingcha aux Tłı̨chǫ. En août 2005, les Tłı̨chǫ abandonnent le nom de Dogribs et reprennent le nom de Tłı̨chǫ (Legat 2012). Le 25 août 2003, la Nation Tłı̨chǫ (signataire du traité n°11), le Gouvernement des T.N.-O. et le Gouvernement du Canada ont signé l’Accord Tłı̨chǫ qui est entré en vigueur le 4 août 2005 (Accord Tłı̨chǫ 2005). En vertu de cet accord, la Nation Tłı̨chǫ jouit d’une autonomie gouvernementale qui lui permet d’adopter ses propres lois; l’objectif premier étant de protéger la langue, la culture, le patrimoine et le territoire Tłı̨chǫ (Accord Tłı̨chǫ 2005). L’accord définit également que le territoire Tłı̨chǫ s’étend sur 39 000 km2 de terres contiguës, incluant le sol et le sous-sol (Accord Tłı̨chǫ, 2005). Plus précisément, quatre régions géographiques ont été définies dans cet accord (Figure 3.1). Monfwi Gogha De Niitlee est le territoire traditionnellement occupé par les Tłı̨chǫ.

À l’intérieur, se trouve Wekeezhii qui sont des terres également revendiquées par d’autres communautés autochtones, et les Terres Tłı̨chǫ qui sont la possession unique de la Première Nation Tłı̨chǫ. Enfin, Ezodziti est une aire protégée en raison de son importance culturelle pour les Tłı̨chǫ, mais qui n’est pas la possession de la Nation Tłı̨chǫ (Accord Tłı̨chǫ 2005). La Première Nation Tłı̨chǫ compte quatre communautés : Behchokǫ, Whatì, Gamètì et Wekweètì (Figure 3.1) (Andrews 2011; Tłı̨chǫ Government 2018). Behchokǫ, la plus grande des quatre communautés, compte environ 1950 membres et abrite les bureaux du gouvernement et de l’Agence de services communautaires Tłı̨chǫ. Behchokǫ est la seule communauté accessible par route à l’année longue. Whatì est une communauté connue pour ses activités de pêche et ses arts décoratifs. Elle est accessible par des vols réguliers toute l’année et par une route de glace en hiver. Elle comprend environ 520 habitants et est située au nord-ouest de Yellowknife près du lac La Martre. À 300 km au nord-ouest de Yellowknife, se trouve la communauté de Gamètì, accessible l’hiver par une route de glace de 213 km depuis Behchokǫ elle abrite environ 300 personnes. Enfin, Wekweètì est la plus petite des communautés avec environ 130 habitants. À 280 km au nord de Yellowknife, la communauté est également accessible par des vols réguliers et par une route d’hiver (Tłı̨chǫ Government 2018). Wekweètì a pour particularité d’être sur la voie de migration de la harde de caribous de Bathurst (Walsh 2015).

Accès au territoire

Suite aux incendies forestiers de 2014, de nombreux arbres morts sont tombés et ont encombré les sentiers empruntés par les Tłı̨chǫ pour circuler sur le territoire. Certains des sentiers qui ont été détruits avaient été terminés seulement un an auparavant. L’un des participants a dit avoir ressenti de la colère et de la tristesse après avoir vu leur long travail détruit par les feux de forêt. De plus, selon les participants, la quasi-totalité des sentiers des ancêtres, qui correspondent aux sentiers utilisés par les ancêtres pour se déplacer sur le territoire, a aussi été détruite par les feux de forêt de 2014. En mars 2019, tous les sentiers n’avaient pas encore été entièrement déblayés. « Les sentiers des ancêtres ont presque tous brûlé, tu ne peux plus porter ton canot, tu dois d’abord couper les arbres. ». – Homme aîné – Les participants ont ajouté qu’il était dangereux de marcher sur les sols brûlés immédiatement après un incendie forestier, le feu continuant de brûler en sous-sol. Par endroits, le feu a brûlé le sol si sévèrement que les participants ont dit avoir marché sur un sol de cendres. Les Tłı̨chǫ ont essayé de signaler ces zones, mais la superficie de la zone brûlée était trop grande. « Il était dangereux de marcher dans les zones où il y a eu le feu, parce que vous ne saviez pas où se trouvaient les zones qui brûlent encore sous le sol. Et parfois, quand vous alliez à Fort-Providence, si vous regardiez vraiment, vous pouviez voir la fumée sortir du sol qui continuait de brûler […]. Donc, nous devions vraiment être prudents quand nous allions nous promener. ». – Femme aînée – Les incendies forestiers de 2014 ont brûlé les terrains de chasse, de trappe et de cueillette des Tłı̨chǫ (Figure 4.1). Aujourd’hui, les participants rapportent qu’ils sont obligés d’aller beaucoup plus loin pour faire ces activités.

Ces voyages sont coûteux en temps et en argent. Les participants de la communauté de Behchokǫ̀ font désormais jusqu’à 10 heures de route à l’est, vers la mine de diamant Diavik, pour avoir accès à un territoire où le gibier est présent. Beaucoup d’entre eux ont indiqué qu’ils se sentaient mal à l’aise, car ils ne connaissaient pas ces lieux, et parce qu’ils ne savaient pas si le territoire sur lequel ils allaient chasser était déjà utilisé par d’autres personnes. Les membres des communautés de Whatí, Gametí et Wekweétí vont quant à eux plus au nord. D’après les participants, cela ne poserait pas de conflits, car il s’agirait d’anciens territoires Tłı̨chǫ, déjà utilisés par leurs ancêtres. « Tu dois aller à Yellowknife, et ensuite, prendre la route jusqu’au site de la mine. C’est un domaine totalement différent. Ça prend 8 ou 9 heures d’ici. La mine Diavik, c’est là qu’on va chasser le caribou. […] Il faut aller loin à cause du grand incendie de 2014. C’est très triste, tu sais. Je suis un ancien, c’est ma nourriture principale, c’est ce dont nous vivons. On ne peut pas vivre sur la “nourriture du marché”, ce n’est pas de la [bonne] nourriture. ». – Homme aîné – Les participants ont décrit les zones principales d’utilisation du territoire avant et après les incendies forestiers de 2014 (Figure 4.1). Les lieux non désignés sur les cartes sont néanmoins utilisés par les Tłı̨chǫ, mais ne sont pas les lieux principaux d’activités et ne permettent pas à eux seuls d’obtenir toutes les ressources nécessaires pour subvenir aux besoins des Tłı̨chǫ.

Table des matières

CHAPITRE I : INTRODUCTION & CONTEXTE
INCENDIES FORESTIERS EXTREMES DE 2014 AUX TERRITOIRES DU NORD-OUEST
CHAPITRE II : CADRE CONCEPTUEL
ETHNOECOLOGIE QUALITATIVE, PHENOMENOLOGIQUE ET HOLISTIQUE
SAVOIRS TRADITIONNELS
SYSTEME SOCIO-ECOLOGIQUE
SERVICES ECOSYSTEMIQUES
ESPECES CULTURELLES CLES
CHAPITRE III : MATÉRIEL & MÉTHODES
ZONE D’ETUDE
METHODOLOGIE
Entrevues semi-dirigées et analyse des résultats
Considérations éthiques
CHAPITRE IV : RÉSULTATS
ACTIVITES TRADITIONNELLES
Chasse et trappe
Cueillette
Pêche
Ressourcement
Transmission des savoirs
Écosystème : le Dé
Accès au territoire
Flore
Faune
CARIBOU
SANTE ET BIEN-ETRE HUMAINS
CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET COMPORTEMENT DU FEU
Effets du climat sur le feu
Feux avant et après 2014
GESTION DES INCENDIES FORESTIERS
CHAPITRE V : DISCUSSION
IMPACTS PRIMAIRES
Altération de l’écosystème
Le caribou : espèce culturelle clé
IMPACTS SECONDAIRES
Accès au territoire limité
Activités traditionnelles suspendues
Attachement au territoire
IMPACTS TERTIAIRES
Gestion des incendies forestiers
Adaptation
CONNAISSANCES GENERALES SUR LE FEU
Changements climatiques et comportement du feu
Incendies forestiers extrêmes passés et futurs en forêt boréale
CHAPITRE VI : CONCLUSION
RÉFÉRENCES
ANNEXES
ANNEXE A: FORMULAIRE DE CONSENTEMENT
ANNEXE B : GUIDE D’ENTREVUE (VERSION FRANÇAISE)

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