POTENTIALITES DE « TRANSFIGURATION » DE « L’EXPERIENCE CINEMATOGRAPHIQUE

POTENTIALITES DE « TRANSFIGURATION » DE
« L’EXPERIENCE CINEMATOGRAPHIQUE

Expérience transversale de chromatismes élargis

Indécis face à ce qu’il perçoit, le spectateur cherche à s’aider de la voix off. Le son devient le premier guide pour s’approcher de l’image, le spectateur construit son propre scénario. Le noir et blanc se rehausse inévitablement d’une puissance dramatique. racauer parle d’un « effet intersensoriel » sur le spectateur qui adopte un mode de synesthésie « graphèmes-couleurs » autant que « bruits-achromatiques » à travers « des correspondances psychophysiques. » Le titre proustien induit dès le départ une mémoire qui pourrait être qualifiée de « grapho-gustative ». Le spectateur « boit » les paroles qu’il entend. Il veut croire en l’authenticité de la voix off qui lui sert de « guide ».  Cependant, pour vraisemblable qu’elle paraisse, l’histoire est une totale création du cinéaste belge. e texte que la voix off récite est dû en grande partie à une nouvelle écrite par Xavier Christiaens lors d’un premier voyage en Asie Centrale en 1997. a voix quant à elle est celle d’un camionneur ouzbek vivant en Allemagne et rencontré par l’intermédiaire d’un ami commun. Nombre de spectateurs se sont mépris en imaginant que le réalisateur était d’origine aza he. Cette « croyance » permet de retrouver une expérience semblable, et bien réelle, à celle du cinéaste qui, pour justifier sa présence auprès des autorités russes, annonça, officiellement, qu’il écrivait des contes pour enfants. Ce fut un mo en pour Christiaens de filmer sans obstacle.a figure du conteur, presque sacrée, se superpose à celle de l’adulte qui peut alors s’entretenir avec l’enfant. Plus que prégnante dans le travail sonore, l’impression d’un enfant écoutant une histoire invite le spectateur à retrouver dans les images du film la perception même de l’enfance. Kracauer, citant un autre théoricien qui lui était proche, note : Bela Balazs observe finement que les enfants s’attardent sur les détails, tandis que les adultes ont tendance à négliger le détail au profit de quelque vaste dessein. Mais comme les enfants voient le monde en gros plan, prétend-il, ils sont plus à l’aise dans une atmosphère de film que dans l’univers de plans d’ensemble du théâtre. a conclusion que Balazs lui-même ne tirait pas serait que le film de t pe théâtral plaît à des adultes qui ont refoulé l’enfant qu’ils portent en eux.376 ’enfant aurait donc un rapport beaucoup plus frontal avec le réel. Christiaens donne l’exemple d’un enfant qui parle avec le vent. Selon les traditions de ces nomades, « tu ne dois pas l’approcher, car il est dans le monde médian. »explique-t-il. Comment instaurer ce lien médian et fugace avec le réel ? Serait-ce en invitant le spectateur à adopter un point de vue ? Le retour à des impressions sensibles sur le monde lui permettrait-il d’avoir ce rapport émotionnel à la « réalité matérielle »  ? La dynamique de découverte du monde de l’enfant rétablit un contact « sensuel et immédiat avec la vie ».  Le spectateur renoue avec cette « réalité d’une autre dimension »380 possible au cinéma, dans laquelle « le jeu des ombres et lumières transfigurait (…) le monde d’en haut qui tremblait dans la flaque sale ». 381 Kracauer avoue que ce rapport au monde à travers « cette image ne [l’]a plus jamais quitté. » 382 Il la ré-articule comme « une façon d’aborder le monde et d’exister en tant qu’être humain. » 383 Dans le film de Christiaens, les perspectives anamorphiques de ces troubles noir et blanc présenteraient ainsi un rapport au réel à retrouver dans l’espace-temps de l’émotion.

 « Rédemptions » achromatiques

En refusant toute complaisance figurative et tout confort perceptif et en traitant le sujet filmé sur le mode du quotidien avec une caméra bas de gamme, Christiaens rejette une vision technologique pour privilégier un regard observateur. Le spectateur est invité à adopter une concentration consciente globale qui doit prendre en compte le réel tel qu’il le découvre à l’image. Christiaens déconditionne ainsi notre perception intellectualisant le visible pour privilégier les sensations visuelles et auditives en les reliant aux affects. racauer s’interroge « Peut-être faut-il partir du corporel pour atteindre le spirituel ? » pour conclure : « Ce qu’il nous faut par conséquent, ce n’est pas seulement effleurer la réalité du bout des doigts, mais la saisir à bras le corps. » ’émancipation formelle tant visuelle qu’auditive permet de ne pas clôturer dans une forme figée le rapport au monde que le cinéaste présente à l’image. À une figure stable fait écho un récit linéaire. Il n’en est rien ici. e conditionnement formateur tant visuel qu’auditif est remis en cause de manière non-chronologique. Plus largement les lois du récit imposées par une narration figurative sont bouleversées pour revendiquer une élévation « du « bas » vers le « haut ». » 398 Se laisser guider par sa subjectivité permet une communion avec le monde. De surcroît la voix off, entrecoupée de sons divers, produit là encore des effets d’indétermination. Au moment du tournage, le cinéaste a enregistré avec un micro sa vie quotidienne auprès des nomades puis capté, lors du retour d’Asie Centrale, des chants qui viennent émailler le cours du récit. Ces derniers paraissent composés de mots « mangés » par le rythme des phrases du narrateur et ne sont pas traduits, ce qui les rend encore plus inintelligibles. La bande-son propose ainsi d’écouter la « matérialité » des bruits et de la langue que dissimulerait certainement un phrasé plus précis. ’aspect « inintelligible » n’est pas à considérer de manière négative, mais bien au contraire comme un moyen de révéler un autre aspect des sons : leur résonnance et leur tessiture et non pas uniquement leur sens sémantique. Le travail du gros plan sonore fait ainsi écho à l’image en la prolongeant. La présence momentanée du vent, du hennissement des chevaux ou le son d’une télévision a ce même pouvoir impressionniste que la voix off. Le son poursuit un cheminement inattendu attestant indirectement des êtres humains à l’image et de leur espace de déambulation sans les figer ou les délimiter dans un cadre.399 Ce pa sage sonore très instable l’est d’autant que le cinéaste a accentué l’aspect « brouillé » de ses pistes sons de manière verticale autant qu’horizontale. Pour ce faire, il travaille, avec un système de « couches » sur le même banc de montage virtuel qui lui a permis de faire son montage visuel. Il superpose les diverses pistes de sons pour en faire varier les intonations de manière personnelle en ralentissant ou accélérant légèrement certains sons. racauer fait indirectement l’apologie de ce choix en annonçant que : « Par analogie avec les ralentis de l’image, ces bruits innommés pourraient être qualifiés de « réalité sonore d’un autre t pe ». » 400 ’impression de science-fiction devient l’affirmation d’une perception singulière. On n’est plus dans l’analogie, mais dans la littéralité. Les bruits souvent « feutrés », la plupart du temps non-identifiables à l’oreille et sans « couleur locale » à l’image, se présentent dans une « mise en évidence de leurs caractéristiques matérielles. »  ’idée de Kracauer, qui parle dans cette phrase du film Le Tempestaire 1947 d’Epstein se retrouve de manière plus large dans tout le travail sonore du Goût du koumiz. Les nombreuses « qualités cinématographiques »  de l’image se décèlent ainsi au son qui prend le relais de l’image achromatique pour « perdre de vue » toute idée préconçue. Le son noie le visible déjà instable et fonctionne comme un prolongement du noir et blanc.

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