La construction du droit à la vie privée

La construction du droit à la vie privée

Introduction Le droit à la vie privée est reconnu dans la plupart des textes internationaux de protection des droits de l’homme. Il apparait à l’article 12 de la DUDH, l’article 8 de la CESDH et les articles 7 et 8 de la CDFUE. Pourtant, la vie privée est une notion qui est loin d’être universelle. En effet, selon Frédéric Sudre, « il s’agit d’une notion contingente dont le contenu varie en fonction de l’époque, du milieu et de la société dans laquelle l’individu vit . » Par conséquent, la définition de la vie privée ne peut pas être considérée comme stabilisée, elle fait l’objet de réévaluations répétées. Si une notion de « vie privée », c’est-à-dire de sphère privée différente de la sphère publique, est avérée dans une large partie des sociétés humaines2 et à différents moments de l’histoire, sa portée varie. Par ailleurs, la vie privée et le droit à la vie privée sont deux concepts différents, certes intimement liés puisque le second dépend du premier. Le premier identifie une partie spécifique de la vie d’un individu au sein de sa société, le second est l’ensemble des mesures qui devraient être prises par la puissance publique afin de défendre le premier. Les variations de l’ampleur de la définition de la vie privée et ses changements expliquent donc l’étendue particulière du droit à la vie privée. L’article 8 de la CESDH, qui garantit le respect de la vie privée, a une formulation large, qui permet de prendre en compte de nombreux aspects : Article 8 : Droit au respect de la vie privée et familiale 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui3 . Cette formulation très inclusive explique que l’approche évolutive adoptée par la CEDH soit particulièrement intense dans les affaires qui portent sur l’article 8 de la Convention. JeanPierre Marguénaud, dans le préambule de son commentaire sur l’affaire Von Hannover, écrit que « l’article 8 est une véritable corne d’abondance d’où s’échappent régulièrement de nouveaux droits longtemps inaperçus4 . » Grâce à son interprétation de l’article 8, la CEDH crée donc de nouveaux droits liés au droit à la vie privée et familiale que les États et les cours nationales doivent appliquer. Pour autant, les États ont encore une grande marge d’appréciation dans la mise en place des nouvelles protections requises par la CEDH, et la Cour elle-même peut limiter la portée des décisions qu’elle rend. Selon le domaine d’application de la loi, le droit à la vie privée s’est étendu de manière plus ou moins large, voire s’est contracté. Quand les changements étendent et renforcent le droit à la vie privée, ils sont le plus souvent importés en droit britannique à travers le droit européen, sans pour autant que le gouvernement ne perde toute marge de manœuvre. Nous cernerons dans ce chapitre les frontières de la vie privée protégée par le droit britannique, et nous étudierons dans quelle mesure les institutions européennes ont été à l’origine de la création d’un concept juridique de vie privée au RoyaumeUni. Ainsi, la vie privée peut être perçue comme une série de sphères concentriques, qui recouvrent petit à petit de nouvelles dimensions. La première dimension possible est celle de la définition traditionnelle du droit à la vie privée, le « droit à être laissé tranquille5 », un droit essentiellement négatif dans lequel autrui, et particulièrement les autorités publiques, doivent s’abstenir de se mêler de ce qui relève d’une certaine sphère d’intimité. Cependant, au cours du 20è siècle, la sphère privée s’étend et ne se limite plus à l’intime. On considère que la vie privée prend en compte tous les éléments qui permettent aux individus de s’épanouir. Elle inclut donc les relations sociales : la loi doit s’assurer de ne pas empiéter sur les rapports entre les individus. 

Vie privée et État sécuritaire

Avant le Human Rights Act, il n’existait pas de droit général à la vie privée au RoyaumeUni. Wright et Geoff écrivaient en 1997 : « L’Angleterre semble être la seule démocratie libérale occidentale à ne pas reconnaître de manière explicite un droit à la vie privée dans son droit national11. » La protection d’une certaine forme de vie privée fait certes partie de la tradition britannique, et le terme privacy se retrouve dans les discours et les décisions de justice avant le Human Rights Act, mais c’est une forme de vie privée résiduelle. Plutôt que d’offrir une garantie globale de la vie privée, le droit britannique la protégeait indirectement, que ce soit dans les rapports entre les individus et l’État ou les rapports des individus entre eux. Un individu pouvait par exemple porter plainte pour intrusion dans son domicile ou pour abus de confidentialité : le fait de révéler à un tiers des informations données en toute confidence par quelqu’un. Ainsi, le droit se concentrait sur des aspects très spécifiques des plaintes. Cette approche au coup par coup est celle conseillée par la commission sur la vie privée de 1972, la première commission importante sur le sujet au XXè siècle. Présidée par l’ancien député travailliste Kenneth Younger, elle avait été chargée en 1970 d’étudier la nature de la vie privée dans l’ordre légal britannique. Elle rend un rapport qui conclut qu’il est impossible de trouver une définition fiable de la vie privée. Créer un droit à la vie privée serait donc trop vague et inapplicable12. Elle recommande donc une approche ad hoc, selon les spécificités de chaque situation. L’affaire Malone est un bon exemple de la manière dont la législation fonctionnait. M. Malone faisait l’objet d’une enquête de police pour des faits de recel d’antiquités. Dans ce cadre, ses conversations téléphoniques avaient été enregistrées et écoutées par la police. M. Malone a porté plainte en 1979 pour violation de sa vie privée par la police. Aucun droit général à la vie privée n’étant reconnu sa plainte était basée sur des principes reconnus du droit anglais, en particulier la violation de la propriété privée. Le juge Robert Megarry, qui a rédigé le jugement, a tenté d’appliquer la loi sur la protection du domicile au cas des écoutes téléphoniques en ces termes : L’abonné parle dans son téléphone, et le processus d’écoute semble être réalisé par le personnel de la Poste qui effectue l’enregistrement, avec du matériel de la Poste dans les locaux de la Poste, d’impulsions électriques sur des câbles de la Poste en utilisant l’électricité de la Poste. Il n’est donc pas question de violation de domicile dans la propriété privée du plaignant afin d’y installer quoi que ce soit : tout est fait dans le domaine même de la Poste. Ainsi, c’est en raisonnant par analogie, et en appliquant le droit existant que le juge anglais trouve que, sans droit général à la vie privée, des écoutes téléphoniques ne peuvent pas être interdites et que la justice ne peut pas les réguler. Cependant, il ajoute qu’il y a là une insuffisance du droit britannique qui ne peut être réglée que par le Parlement : « Cette affaire, me semble-t-il, rend évident le fait que les écoutes téléphoniques sont un sujet qui appelle une législation14 . » Cette nécessité de mettre en place une législation adéquate est d’autant plus grande que le magistrat estime que le droit britannique ne répond pas aux obligations du pays dans le cadre de la CESDH. En effet, quand M. Malone porta sa plainte à la CEDH, celle-ci lui donna raison contre le gouvernement britannique, qui dût mettre en place un cadre juridique aux écoutes téléphoniques. En 1985, le Parlement vota une loi sur l’interception des communications, qui devait mettre le droit britannique en accord avec la CESDH15. Ce texte suivait toujours le principe des recommandations de la Commission Younger, l’approche au coup par coup : il ne s’agissait pas de reconnaître un droit général à la vie privée, mais bien de régler la question des écoutes téléphoniques par la police. La protection verticale de la vie privée restait au centre du débat. 

Cartes d’identités : l’échec d’un projet gouvernemental

Le projet de loi sur la carte d’identité britannique, le Identity Card Bill, offre un exemple intéressant de la manière dont les Britanniques envisagent la défense de leur vie privée face à l’État. En effet, le projet de loi a fait l’objet de houleux débats et est le résultat d’un long processus politique. Les cartes d’identités sont souvent des mesures d’exception, prises dans des conditions particulières, souvent en temps de guerre18. C’est le cas pour les premiers systèmes de cartes d’identité au Royaume-Uni, qui ont été mis en place pendant les deux guerres mondiales. Quand le Royaume-Uni entre dans la Première guerre mondiale, le gouvernement libéral de Lloyd George met en place, en 1915, un système de carte d’identité afin de mieux gérer l’effort de guerre. Il s’agit à la fois de créer un fichier pour prévoir une conscription efficace et de mieux prendre en compte les besoins de main-d’œuvre. Ce programme est abrogé dès la fin de la guerre en 1919, le gouvernement libéral étant très réticent à l’idée de garder une mesure qu’il considérait déjà comme une invasion de la vie privée. En 1939, un nouveau système de carte d’identité est mis en place, encore une fois dans des buts militaires principalement. Il servait également à mieux estimer les mouvements de la population qui n’avait d’une part pas été recensée depuis un long moment et d’autre part était de plus en plus dispersée à cause du conflit. Rapidement, la carte d’identité a également servi à la gestion du rationnement. Ses objectifs ont été élargis au fur et à mesure et elle a été conservée quelques années après la fin de la Seconde guerre mondiale. Ses fichiers furent utilisés à la création du nouveau système du service public de santé et d’assurance sociale. Malgré tout, dès le début des années 50, des vagues de protestations contre la carte apparurent. La population lui reprochait son lien avec les mesures de rationnement qui perduraient, ainsi que ce que certains considéraient comme une extension indue d’une loi prise en temps de guerre. C’est cet aspect qui a été mis en avant dans l’affaire Willcock c/ Muckle. Un homme arrêté pour un délit routier mineur refusa de montrer sa carte d’identité au policier qui le verbalisait. Ce refus fit l’objet d’un jugement, puis d’un appel. Si Willcock fut condamné, il ne subit aucune peine, et la décision de justice marque clairement le refus de la carte d’identité par les juges. Le magistrat qui rédigea la décision souligna que la persistance après la fin du conflit de mesures prises en temps de guerre « tend à transformer des sujets honnêtes qui respectent à la loi en hors-la-loi, ce qui est un état de fait tout à fait indésirable19. » Le système fut abrogé en 1952. Les projets de loi visant à mettre en place des cartes d’identité ressurgirent dans les années 1980 et 1990 sous les gouvernements Thatcher et Major. Le but avoué de ces projets était de lutter contre le terrorisme irlandais, ainsi que contre des comportements anti-sociaux tels que le hooliganisme. Le Parlement n’a voté aucun de ces projets de loi. L’opposition travailliste et libérale était très clairement contre ces propositions. Ainsi, dans son discours à la conférence du parti travailliste de 1995, Tony Blair avait déclaré que, dans la lutte contre la criminalité, le gouvernement britannique « peut faire des choix dans les dépenses, et au lieu de gâcher des centaines de millions de livres dans des cartes d’identité obligatoires comme la droite du parti conservateur l’exige, cet argent devrait financer des milliers de policiers supplémentaires sur le terrain là où ils peuvent réellement protéger les gens20. » Ainsi, quand le gouvernement travailliste proposa son projet de loi dans sa première version en 2002, l’idée de cartes d’identité avait déjà été très largement débattue. En 1997, Jack Straw avait proposé une citizen’s access card, une « carte d’accès du citoyen », qui aurait servi à prouver son identité afin de pouvoir accéder à un certain nombre de services publics. Cette suggestion a rapidement été remisée par un gouvernement qui avait d’autres priorités législatives.

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