La déconstruction du paradoxe de la légitimité de l’audit

La déconstruction du paradoxe de la légitimité de l’audit

Méthodologie de collecte et d’analyse des données 

Notre étude du processus de déconstruction du paradoxe de la légitimité de l’audit repose sur une l’analyse d’une série de 10 entrevues menées par Yves Gendron suite au « lynchage d’Andersen » (Morrison, 2004). Nous avons sélectionné ce processus de condamnation-là en raison de sa proximité et de l’importance de son impact sur la communauté économique et financière internationale. Mais bien que la faillite d’Enron et le démantèlement d’Andersen se distinguent du fait de leur magnitude et de leurs conséquences, ces événements ne sont nullement incomparables à tout autre (Zeff, 2003 a, b) : le rite sacrificiel des auditeurs est un processus, rappelons-le, tout aussi ancien que récurrent. Les entretiens analysés ont été réalisés de décembre 2003 à mars 2005 auprès de 10 individus de la communauté d’affaires canadienne : 3 membres de comités d’audit de sociétés cotées, 1 banquier, 4 analystes financiers, et 2 régulateurs. La longueur des entrevues variait entre 45 et 120 minutes. Leur détail est fourni en tableau 7.2, page suivante. La plupart des recherches en audit fondées sur entretiens se concentrent sur des données obtenues auprès d’auditeurs individuels (voir par exemple Covaleski et al., 1998 ; Anderson-Gough et al., 2005 ; Gendron, 2002 ; Richard et Reix, 2002). Les points de vue d’acteurs externes sur la profession sont très faiblement représentés dans la littérature d’audit. Cependant, dans la perspective qui est la nôtre, ces points de vue-là jouent un rôle primordial dans la construction du mythe relatif à la fonction sociale de l’audit.125 De manière importante, les entrevues analysées révèlent les pensées d’un nombre de catégories d’acteurs supérieur à celui que laisse suggérer la typologie des groupes interrogés précisée en tableau 7.2. Par exemple, un certain nombre de membres de comités d’audit sont aussi, ou étaient, directeurs financiers de sociétés cotées. 

Le paradoxe et sa déconstruction 

L’analyse de la première série d’entrevues révèle, au sein du discours des acteurs interrogés, la présence des réflexes propres aux sacrificateurs suite à la tenue d’une persécution rituelle. D’une part, la majorité de ces acteurs, pour qui le souvenir du « lynchage » d’Andersen est encore frais, diabolisent et légitiment les auditeurs selon les mécanismes étudiés au sein de la section précédente. Ensuite, parce que le temps a passé depuis l’élimination du cabinet d’audit, les individus interrogés, tout comme les persécuteurs de sociétés primitives, tendent à dédiaboliser leurs victimes sacrificielles au moyen d’une stratégie utilisée depuis des millénaires. C’est au cours de cette deuxième phase d’élaboration mythique que se déconstruit le paradoxe de la légitimité de l’audit. Nous présenterons nos résultats sur la base de la matrice conceptuelle présentée en tableau 7.3, page précédente.

Le paradoxe de la légitimité de l’audit chez les personnes interrogées

Nous retrouvons bien dans le discours de huit des dix personnes dont nous avons traité l’entrevue, le paradoxe de la légitimité de l’audit tel qu’il se dessine en fin de première phase d’élaboration mythique (voir section précédente, figure 7.2). Comme le suggère la grille présentée en tableau 7.3, les acteurs interrogés diabolisent les auditeurs selon la logique étudiée au sein de la section précédente. D’une part, ils suspectent les auditeurs de commercialisme et de fautes graves sur la base d’un raisonnement persécuteur classique : ils semblent être aussi avides de profits que n’importe quel acteur économique ; leur statut de professionnel conduit cependant les individus interrogés à se focaliser sur eux plutôt que sur les autres ; ils incarnent donc, pour un temps au moins, la cupidité et la violence qui caractérise l’ensemble des acteurs du système ; ils se substitut à tous, temporairement. D’autre part, les entrevues que nous avons menées montrent bien la montée en flèche de la légitimité morale des auditeurs typiquement observée au lendemain du retour de l’ordre qui suit le châtiment d’une victime sacrificielle (8 cas sur 10). Par exemple, MCA4 d’affirmer :[Depuis l’affaire Enron, les cabinets d’audit ont un point de vue différent sur la notion d’indépendance]. Je l’ai constaté. La plupart des grands cabinets ont cessé leurs activités de conseil pour se consacrer exclusivement à l’audit. Je sais d’expérience que les auditeurs sont aujourd’hui très attachés à cela. […] Je pense sincèrement que le niveau de responsabilité ou plutôt le degré de compréhension de leur responsabilité professionnelle a changé. Je continue de penser que la pression marketing perdure mais son niveau de responsabilité s’est élevé. Dans 9 cas sur 10, les acteurs interrogés accordent plus généralement aux auditeurs une forte légitimité morale. MCA9, par exemple, qui pourtant diabolise très fortement les commissaires aux comptes, affirme dans la foulée : « Je n’ai jamais perdu confiance dans les auditeurs. Je n’en ai pas rencontrés en qui je ne pouvais avoir confiance. » De même, la légitimité technique conférée aux auditeurs est très forte : d’une part, les acteurs disent avoir impérativement besoin des auditeurs. A ce propos, MCA4 va jusqu’à affirmer : « On a besoin de l’audit. Si l’audit n’existait pas, si nous n’avions pas les commissaires aux comptes, j’imagine que ce serait le chaos. » D’autre part, les auditeurs – et notamment les plus grands cabinets – sont jugés techniquement très fiables. 2.2. La déconstruction du paradoxe : les stratégies de dédiabolisation des auditeurs Comme Girard le souligne, les persécuteurs, avec le temps, tendent à dédiaboliser leurs « dieux » pour n’en garder plus que l’aspect bénéfique. Dès que le retour de l’ordre s’installe, une seconde phase d’élaboration mythique débute, qui opère cette dédiabolisation. Dans les temps anciens, les stratégies mentales qu’on utilisait pour ce faire consistaient d’abord à inventer des victimes sacrificielles de second degré pour leur attribuer le mal dont les divinités avaient d’abord été tenues pour uniques responsables. Ensuite, on faisait perdre à ces dernières un peu de leur pouvoir afin de les excuser de n’avoir pas éviter certains malheurs à la communauté. Des milliers d’années plus tard, les réflexes de l’inconscient persécuteur sont restés les mêmes. Comme le révèle l’analyse de nos entretiens, les acteurs, après avoir diabolisé les commissaires aux comptes, les dédiabolisent en arguant que d’autres parties ont pu les amener à la faute. Certes, les auditeurs ont bien commis des erreurs, mais on les y a poussés. Comme le montre le tableau 7.3, quatre victimes émissaires de second degré sont  mises en avant par les individus interrogés pour « blanchir » les commissaires aux comptes. D’une part, dans 9 cas sur 10, les scandales financiers, avec le recul, sont attribués, non à la profession dans son ensemble (redevenue morale et compétente) mais, en son sein, à quelque auditeur misérable, non représentatif. Ce sont ensuite les managers qui sont dits pouvoir tromper ou pervertir les auditeurs (8 cas sur 10). On reproche également aux comités d’audit de marchander les honoraires des auditeurs, de ne pas suffisamment les aider, de prendre le parti des managers (5 cas sur 10). Enfin, plus rarement, les normes comptables – donc indirectement leurs auteurs – sont incriminées : trop lâches ou au contraire trop précises, inaptes à traduire la réalité économique de l’entreprise, etc. La facilité avec laquelle les acteurs parviennent soudainement à changer de victime ne doit pas étonner. Tous sont les doubles de tous les autres, aussi responsables les uns que les autres, tous, donc, à n’importe quel moment, peuvent se substituer aux autres. Et c’est ce bal des victimes sacrificielles, qui sauve le système de l’effondrement où le mènerait une guerre de tous contre tous prolongée. Au lieu de s’affronter ensemble, les acteurs se dénigrent un par un, chacun leur tour. Ensuite, tout comme la légitimité technique des auditeurs rationalise leur diabolisation en période de trouble, pour les dédiaboliser, il faut leur enlever un peu de leur pouvoir. Les commissaires aux comptes n’ont-ils pas découvert une fraude ? Si celleci est habillement dissimulée, nous disent 5 personnes sur 10 interrogées, les auditeurs n’ont pas les moyens techniques de la détecter. En outre, les contraintes de temps, leurs seuils de matérialité et la complexité croissante de la vie des affaires permettent à nos acteurs de s’expliquer que les auditeurs puissent parfois commettre des erreurs. Globalement, le processus de déconstruction du paradoxe de la légitimité de l’audit prend donc l’allure suivante (figure 7.3).  

Déconstruction du paradoxe et théorie de l’agence appliquée a l’audit 

Nous remarquons également que le résultat de la phase d’élaboration mythique qui conduit à dénouer le paradoxe de la légitimité de l’audit est le suivant : aux yeux des acteurs, les auditeurs ne sont plus que bons, et les managers, victimes sacrificielles de second degré, sont perçus comme relativement maléfiques ; on a donc besoin des commissaires aux comptes pour contrôler ces derniers. Autrement dit, le résultat du processus d’élaboration mythique qui accompagne la condamnation rituelle de l’auditeur, c’est la théorie de l’agence appliquée à l’audit. Celle-ci pourrait bien ressembler à la version la plus économique (dans tous les sens du terme) du mythe associé au sacrifice rituel de l’auditeur.Enfin, si les acteurs que nous avons interrogés s’emploient à blanchir les auditeurs au moyen de victimes sacrificielles de second degré, celles-ci se voient à leur tour, dans les entrevues, rachetées d’une manière ou d’une autre. Par exemple, les interviewés qui incriminent les managers ne tardent pas non plus à affirmer que les mauvais constituent une minorité. Pourquoi cette seconde absolution ? Pourquoi, en bout de course, dans le discours des acteurs, tout à l’air d’aller si bien dans le meilleur des mondes possibles ? Selon nous, il faut voir ici l’effet lénifiant de la conduite répétée des missions d’audit, que toute notre analyse nous porte à interpréter comme des rites.

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