La guerre d’Algérie 

La guerre d’Algérie 

Analyse thématique et analyse séquentielle

Le thème de la guerre d’Algérie est présent dans tous les entretiens. Ce thème regroupe le plus grand nombre d’occurrences thématiques évoquées par les locuteurs : 32 sur 226 soit environ 14% du nombre total. Nous considérons que les thèmes du traumatisme, du départ d’Algérie et de l’arrivée en France constituent des sous thèmes de la guerre, car ils sont les conséquences directes du conflit. L’ensemble de ces sous-thèmes et du thème principal totalise 49 occurrences, soit 21,7% des occurrences totales. Avant de présenter les résultats obtenus, nous avons analysé une singularité du corpus : les entretiens n°1 et n°3 ont pour locuteurs les mêmes enquêtés, seuls le thème de l’interaction ainsi que les conditions d’enregistrement diffèrent. Dans l’entretien n°1, où l’ensemble des thèmes relatifs à l’histoire des Pieds-noirs est traité, les locuteurs savent qu’ils sont enregistrés : au début de l’entretien, nous leur avons présenté l’appareil enregistreur puis nous l’avons mis en marche et posé au centre de la table. En revanche, dans l’entretien n°3, les locuteurs pensent que l’interview est terminée, car nous le leur avons signalé à la fin de l’entretien n°1 (l 1048). Cependant, lorsque nous avons arrêté l’enregistrement, la locutrice, qui ne s’était quasiment pas exprimée lors du premier entretien, a commencé à évoquer certains aspects de son histoire personnelle. Nous avons alors de nouveau mis en marche l’enregistreur sans l’en avertir, afin de recueillir des informations qui n’auraient certainement pas été fournies si la locutrice avait eu conscience d’être toujours enregistrée. L’échange ainsi obtenu contient essentiellement des anecdotes et des points de vue concernant la guerre d’Algérie (cf. document 2). Le départ d’Algérie et l’arrivée en France sont deux thèmes très largement abordés dans cet entretien, mais nous les avons adjoints à celui de la guerre d’Algérie. Nous pouvons donc affirmer que la présence quasi exclusive de ce thème dans l’entretien n°3 traduit la liberté d’expression que s’octroient les locuteurs, en particulier la locutrice dont le pourcentage de tours de parole était inférieur lors de l’entretien n°1 (cf. document 3). Nous supposons que la présence de l’appareil enregistreur représentait un obstacle pour elle, au-delà de la timidité ou de l’appréhension. Face aux résultats fournis par l’analyse thématique quantitative, nous pouvons émettre l’hypothèse que, pour cette locutrice, l’histoire des Pieds-noirs est principalement caractérisée par la guerre d’Algérie. De plus, nous supposons que cette enquête a permis à la locutrice de s’exprimer sur un sujet qu’elle n’évoque jamais, ou bien qu’elle n’a pas l’occasion de partager. Cette hypothèse permet d’expliquer le nombre important de prises de parole lors de l’entretien n°3, ainsi que l’émotion et les vives réactions qu’a suscité l’enquête. Trois éléments confirment notre 174 hypothèse : tout d’abord, la locutrice avoue ne pas avoir trouvé le sommeil la veille ; puis elle n’a pu contenir ses larmes lors de l’échange ; enfin, ses propos véhéments et empreints d’une extrême subjectivité sont le reflet de ce qu’elle ressent et, probablement, refoule depuis 1962. J : moi aussi ça a été difficile: hier soir j’essayais de me rappeler […] vous savez toute la nuit pas la nuit mais: si vous saviez comme mon cerveau il a: tourné+ il était en ébullition↓+ […] parce que j’essayais je voulais me rappeler ce que j’avais occulté aussi↓+ ça m’a rendue malade hein↑ je serais pas venue ici↓ si j’avais pas été avec lui↓ je savais qu’il pouvait parler moi j’aurais pas pu parler↓+[…] elle peut pas se refermer et encore moins ici avec eux […] d’être mélangée avec eux+ ça je supporte pas (entretien n° 1, l 100-103 ; 92-96 ; 173) Dans cet extrait, nous pouvons constater que l’état moral et psychologique de la locutrice est particulièrement perturbé par l’enquête. L’enquêtée avoue même que, sans la présence de son mari, elle est incapable de parler de son expérience en tant que rapatriée. Lors de l’entretien, celui-ci affirme ne pas vouloir faire resurgir de souvenirs douloureux, ce qui confirme l’hypothèse selon laquelle la locutrice n’a jamais l’occasion de parler de son histoire personnelle. Dans l’entretien n°5, nous remarquons que le thème de la guerre d’Algérie est abordé sept fois par le locuteur, ce qui représente le principal thème de l’interaction. Ce phénomène peut s’expliquer par l’expérience professionnelle de l’interviewé. En effet, celui-ci est un ancien policier qui a combattu durant la guerre d’Algérie : il était à la tête d’une troupe de soldats et a participé à de nombreuses opérations militaires. Si l’on compare les entretiens n°3 et n°5, nous constatons que le thème de la guerre est central pour les locuteurs. En revanche, chacun en parle de manière différente, en fonction de son expérience, de son état psychologique et selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme. En effet, dans l’entretien n°3, c’est une femme qui s’exprime, civile et mère de famille au moment du rapatriement. En ce qui concerne le locuteur de l’entretien n°5, il s’agit d’un soldat engagé, d’un homme célibataire lorsqu’il a quitté l’Algérie. Ces facteurs sont déterminants pour la construction identitaire car ils correspondent à des éléments constitutifs de l’identité : le sexe, la situation matrimoniale et la profession. A ces facteurs s’ajoute le caractère de chaque sujet, qui peut influer sur l’identité individuelle. De nouveau, nous 175 constatons une différence considérable entre les locuteurs des entretiens n°3 et n°5 : alors que la locutrice de l’entretien n°3 reconnaît qu’elle est toujours très sensible lorsqu’elle évoque ce sujet, le locuteur de l’entretien n°5 affirme ne pas être traumatisé par les événements vécus, justifiant cet état d’esprit par son jeune âge au moment où la guerre a éclaté. R : je suis pas traumatisé […] la génération qui qui qui est morte maintenant […] c’est pas du tout la même chose+ leur leur leur vécu à eux et notre vécu à nous n’est pas le même […] ils ont essayé de lutter mais: ils comparaient toujours nous là-bas c’était ça nous là-bas c’était ça nous là-bas c’était ça (entretien n°5, l 449 ; 32- 37 ; 485-486) Selon la théorie de cet enquêté, les jeunes Français d’Algérie rapatriés, c’est-à-dire ceux qui étaient en mesure de retrouver un travail et de reconstruire leur vie en métropole, n’ont pas souffert du déracinement (il se cite comme exemple), alors que les Pieds-noirs plus âgés n’ont pas surmonter ce traumatisme. Cette génération ayant totalement disparu, nous ne pouvons vérifier cette théorie. En procédant à une analyse comparative, nous constatons que la locutrice de l’entretien n°2 n’aborde qu’une seule fois le thème de la guerre d’Algérie, alors que les autres locuteurs en parlent davantage. En ce qui concerne cette locutrice, l’entretien retranscrit est un second rendez-vous au cours duquel l’enquêtée pouvait revenir sur des sujets qu’elle souhaitait développer, enrichir ou corriger. Même si le thème de la guerre d’Algérie avait été traité lors du premier entretien, elle avait la possibilité d’en reparler, d’apporter des informations, des points de vue ou des anecdotes supplémentaires ; cependant, elle ne l’a évoqué qu’une seule fois, alors que ses voyages en Algérie ont été très longuement relatés (six occurrences). Notre analyse propositionnelle confirmera l’importance que porte cette locutrice à ses retours en Algérie. Toutefois, nous pouvons émettre deux hypothèses pour expliquer ce nombre d’occurrences très faible. Tout d’abord, la locutrice vivait dans une région assez éloignée des combats et des attentats, ce qui suppose qu’elle n’a pas subi ce que d’autres Pieds-noirs ont vécu. Par conséquent, la guerre d’Algérie et ses conséquences ne revêtent pas la même importance ni la même signification pour elle. La seconde hypothèse concerne sa situation socioprofessionnelle ; en effet, cette locutrice était l’épouse d’un chef d’exploitation français natif de Lyon, qui fut attiré par l’Algérie, et qui s’est installé dans l’ancienne colonie française à l’âge adulte pour y faire fortune. Avant même que les premiers attentats ne soient 176 perpétrés sur le sol de l’Algérie (en 1954), cette locutrice et son mari avaient acheté une maison en France, une sorte de pied-à-terre de sécurité. Ce n’est qu’en 1963, un an après le rapatriement massif des Français d’Algérie, que la locutrice et sa famille se sont installées en France et se sont réfugiées dans leur maison métropolitaine, après que le mari ait constaté que l’Algérie ne serait plus son eldorado. Les circonstances mêmes de leur arrivée en France font de cette famille pied-noir un cas très particulier et isolé car la majorité des rapatriés d’Algérie n’avait aucun lieu d’hébergement, aucune belle-famille métropolitaine et avaient perdu l’emploi qu’ils occupaient en Algérie. Ces deux éléments peuvent donc constituer une explication au nombre si peu élevé d’occurrences thématiques concernant la guerre d’Algérie pour l’entretien n°2. Le locuteur de l’entretien n°4 associe directement la guerre d’Algérie au traumatisme que celle-ci a engendré chez lui. Tout comme le locuteur de l’entretien n°5, cet enquêté a combattu durant le conflit, mais leurs expériences sont très différentes. En effet, alors que le locuteur de l’entretien n°5 ne laisse paraître aucun signe de traumatisme, le locuteur de l’entretien n°4 conserve des blessures morales de cette guerre, que nous retrouvons dans son discours. A : moi les événements qui m’ont marqué le plus c’est la guerre d’Algérie c’est le service militaire […] toujours sur le qui-vive+ avec le commerce toujours peur des grenades à tout-va↓+ […] on a jeté une grenade un soir j’avais de la chance qui a pas explosé avec les clients au fond de la salle mais tout ça on:+ c’est pénible+ y a le contact avec les voisins le fusil les sacs de sable+ il faut le vivre↓+ il faut le vivre↓+ […] moi j’ai tenu huit ans en période de guerre constamment pendant huit ans le soir le matin le soir le matin le commerce tout le jour monter la garde à l’armée c’était vraiment pendant sept ans euh: le calvaire quoi le calvaire (entretien n°4, l 30- 31 ; 36 ; 467-470 ; 592-594) Ce locuteur a évoqué le thème de la guerre à six reprises ; il s’agit du thème le plus souvent abordé spontanément au cours d’un entretien. Les exemples que nous venons de citer démontrent que cet enquêté a subi la guerre d’Algérie, car il a été contraint de participer aux combats dans le cadre de son service militaire, alors qu’il était commerçant. Le locuteur de l’entretien n°5, quant à lui, s’était volontairement engagé dans le conflit, étant donné qu’il était agent de police. Les différentes professions de ces enquêtés peuvent expliquer l’opposition de leurs discours : le contenu discursif de l’entretien n°4 est majoritairement constitué de références à son état psychologique, aux émotions qu’il a ressenties au moment où les événements se sont produits.

Relations avec les Arabes en Algérie 

Le second thème le plus souvent abordé par les personnes interrogées est celui de leur relation avec les Arabes en Algérie : 27 occurrences, soit environ 12% du nombre total d’occurrences thématiques. En observant le document 2, nous remarquons que ce thème apparaît dans l’ensemble des entretiens, à l’exception de l’entretien n°3 qui, comme nous l’avons précisé plus haut, concerne essentiellement la guerre d’Algérie. Si l’on considère l’ensemble du corpus, c’est le locuteur de l’entretien n°6 qui en parle le plus (6 occurrences), suivi des locuteurs des entretiens n°1 et n°4 (5 occurrences) puis des locuteurs des entretiens n°2 et n°5 (4 occurrences). En revanche, le locuteur de l’entretien n°7 parle moins de sa relation avec les Arabes en Algérie. Parmi les locuteurs qui s’expriment longuement à ce sujet, certains affirment ne pas avoir constaté de différences entre les deux communautés, alors que d’autres témoignent de la hiérarchie des rapports entre les habitants de l’ancienne colonie. Pour illustrer ce constat, nous avons relevé des exemples dans les entretiens n°1 et n°6. C : la vie en Algérie c’est sûr que c’était une une vie essentiellement pied-noir++ moi quand je me moi quand je me souviens de ma vie en Algérie je me souviens pas de ma vie avec les Arabes++ moi c’est c’est une vie entre entre Pieds-noirs+ les Arabes nous on était on était on vivait c’est vrai que on était avec les Arabes+ mais les Arabes ils étaient à côté ils étaient pas avec nous (entretien n°1, l 117-121) Le locuteur de l’entretien n°6 présente les relations entre Pieds-noirs et Arabes sous un angle très différent de celui du locuteur précédent. M : moi j’habitais au milieu par exemple au milieu de: des Arabes là autour de moi y avait que des familles arabes+ on entretenait de bonnes relations mais eux ils venaient pas manger chez moi et moi j’allais pas manger chez eux↓+ […] on vivait en bonne communauté+ mais sans se fréquenter (entretien n°6, l 160-166) Le discours de ce locuteur est paradoxal : alors qu’il affirme ne pas avoir fréquenté les Arabes en Algérie, il témoigne néanmoins de ses rapports amicaux avec eux. M : j’avais des amis j’en ai toujours d’ailleurs hein↑++ moi je les considérais: j’ai j’ai toujours vécu avec eux alors++ je les considérais comme euh: comme des amis je les respectais je veux dire y a des gens que je respectais que je voyais […] parce que: même même avec les Arabes on était sociables on se rendait des services et tout hein↑ […] y avait pas d’animosité y avait rien du tout […] mais seulement ils nous respectaient on les respectait (entretien n°6, l 168-170 ; l 667-668) 180 Pour ce locuteur, la population autochtone occupait une place fondamentale dans son univers social, les rapports entre lui et les membres de la communauté arabe étaient cordiaux et respectueux. Dans cet exemple, nous voyons apparaître la dualité caractéristique de l’identité pied-noir : les Pieds-noirs étaient différents des Arabes aux niveaux social, politique, administratif, culturel et professionnel, mais ils cohabitaient aisément avec eux. C’est pourquoi il n’était pas rare que certaines amitiés voient le jour entre deux membres de ces communautés. Le discours de ce locuteur résume la déchirure des Pieds-noirs : ils ont dû quitter un pays qu’ils considéraient comme le leur, en étant également séparés d’une communauté, certes différente, mais avec laquelle ils avaient grandi. Quant aux locuteurs des entretiens n°4 et n°5, ils partagent le même point de vue concernant leur relation avec les Arabes en Algérie. Tous deux ont grandi au sein de la population musulmane, ce qui a façonné de manière considérable leur identité. R : […] donc on a été euh: immergés au milieu des: des Algériens qu’on appelait les Arabes là-bas on les appelait les Arabes ils étaient français hein↑+ euh: à l’époque ils étaient français↓+ comme nous↓ ils votaient: et tout […] moi je suis allé au lycée avec quantité de garçons et de filles euh arabes euh: avec qui j’étais lié d’amitié […] et donc mon lien c’est c’est: plus jeune je faisais pas la différence entre un Arabe un Juif et un:+ les jeunes+ pas les aînés↓++ […] ce qui fait que pour moi la la vie en Algérie non j’en ai un excellent souvenir de ma vie en Algérie euh: les relations avec les Arabes étaient excellentes (entretien n°5, l 62-68l ; 129-133) Le locuteur de l’entretien n°4 avait, quant à lui, une relation particulière avec les autochtones. A : c’est une Arabe qui a accouché maman c’est une Arabe qui m’a mis au monde c’est une Mauresque qui m’a donné le tétou parce que ma mère n’avait pas le temps j’ai taité une Mauresque↓ j’ai eu du bon lait c’est peutêtre pour ça […] nous on allait à la mosquée avec les Juifs et tout↓ y avait une fraternité qu’on a plus du tout […] j’allais au milieu d’eux je jouais avec eux: […] moi j’ai vécu au milieu d’eux les Juifs les Arabes+ moi pour moi un Juif c’est un Juif c’est un mec comme moi hein↑ un être humain c’est tout hein↑ (entretien n°4, l 380-386 ; l 422-428) Les exemples que nous venons de citer démontrent que l’environnement familial et les conditions dans lesquelles les locuteurs ont vécu, en particulier dans leur enfance, sont des éléments fondamentaux dans la construction des représentations sociales, et donc dans la construction identitaire de chaque individu. 

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