La nature des arrestations pour désordre

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La confession volontaire

Dans une perspective de répression du désordre urbain, les autorités policières tentent d’assainir les lieux publics par le biais de l’arrestation et de l’enfermement des individus issus des classes pauvres. Or, les archives judiciaires nous indiquent que les individus ciblés par ces mesures viennent parfois eux-mêmes devant la Cour pour se « confesser » de leur état désordonné. En se dénonçant devant le juge, ils souhaitent obtenir une peine d’emprisonnement. Ce phénomène complexe, bien qu’il fasse partie intégrante du désordre, y tient une place distincte. Nous analyserons le profil des individus qui ont recours à la confession volontaire. Il est à noter qu’encore très peu d’études ont été faites sur cet aspect. Nous considérons n’avoir défriché que partiellement le sujet10.
Dans les registres d’écrou, la confession volontaire se trouve parfois incorporée dans l’appellation fourre-tout « Police Ordinance ». Il était difficile d’identifier de manière certaine les individus concernés seulement à partir des registres de prison. Heureusement pour nous, elle a été répertoriée selon une catégorisation précise dans ceux du Recorder. Dans ces derniers, le greffier inscrit l’acronyme « L. I. D. » (Loose, Idle and Disorderly) en guise de description uniformisée lorsqu’il s’agit de confession volontaire11. Une telle pratique renvoie à l’ordonnance de 1838 dans laquelle une disposition12 est prévue pour les individus se rapportant eux-mêmes comme des « personnes déréglées ».
Figure 3: Évolution mensuelle des confessions volontaires selon le sexe, 1860, 1866 et 1870 (%)13
13 Aucune entrée pour janvier 1870. Les confessions volontaires se produisent en décembre 1869 ou en février 1870.
L’objectif de la confession volontaire est d’obtenir une peine d’emprisonnement. Sur l’ensemble des 1209 confessions volontaires de notre échantillon, presque toutes les demandes trouvent une réponse favorable14. Ainsi, elles représentent près de 20 % du total des individus répertoriés dans notre échantillon15. L’hiver est la période où la confession volontaire se manifeste de manière évidente : de décembre à mars, ce phénomène représente près de la moitié des causes entendues. Or, cela tient en partie à la diminution des arrestations en hiver.
Le recours à cette pratique est lié à la situation de vulnérabilité des plus pauvres de la société et plus particulièrement des femmes: sur l’ensemble des confessions volontaires répertoriées, près des trois quarts sont demandées par des femmes16. À l’inverse, cette pratique est rare chez les hommes, variant annuellement entre 5 % et 12 %17. En 1866, plus de la moitié des femmes comparaissant devant le Recorder le font volontairement.
Au milieu du XIXe siècle, les autorités judiciaires doivent faire face au paupérisme, lequel est plus répandu parmi certaines populations de femmes. Par ailleurs, on peut supposer que les normes sociales de l’époque entraînent une marginalisation plus importante envers les femmes de « mauvaise vie » que les hommes vivant une situation analogue. Celles-ci, ayant un accès beaucoup plus restreint à l’emploi que les hommes, ont recours à des stratégies de survie. Nous pensons que l’enfermement volontaire en fait partie.
Comme le montre la figure 3, les confessions volontaires évoluent de manière opposée à celle de l’ensemble des arrestations. Le creux des confessions volontaires se produit en pleine saison de navigation. À première vue, cette diminution pourrait être expliquée par une température plus clémente incitant moins d’individus à demander refuge. Or, près d’une vingtaine de confessions volontaires sont répertoriées pendant les étés 1860 et 1866, ce qui indique que ce recours n’est pas une simple question de survie. Il s’agit d’un phénomène continu qui devient plus intense pendant les mois d’hiver18.
En 1870, le nombre annuel de confessions volontaires chute sensiblement19. Y a-t-il un lien avec la diminution du nombre total d’arrestations pour désordre? Dans le cadre de notre enquête, nous ne pouvons pas établir si le recours à la confession volontaire diminue en raison du ralentissement des activités portuaires. On constate une variation importante du nombre de confessions volontaires pendant la période à l’étude20. Il ne faut pas exclure que des circonstances exceptionnelles comme les conflagrations de 1865 et 186621 ont possiblement entrainé un recours de masse à la prison en 1866.
Selon nos observations, la sévérité des peines semble varier selon la situation de vulnérabilité de l’individu jugé (sexe, âge, condition physique, condition mentale, individu connu du milieu policier, etc.) ou selon la conjoncture (manque d’espace carcéral, saisonnalité). Pendant l’hiver, des peines plus généreuses sont accordées aux « confessés » puisqu’on dispose davantage d’espace à la prison. Dans certains cas, ces peines peuvent atteindre jusqu’à quatre mois d’enfermement22. La longueur de ces peines représente le double de celle prescrite par l’ordonnance de 183823. Dans ces circonstances, le système carcéral semble plutôt accommoder les individus auxquels il dédie la plus grande répression.
Certains individus dits « déréglés » tirent le meilleur parti d’un système qui leur est défavorable. Certains souffrent de troubles mentaux24 et plus du tiers est directement issu des classes immigrantes irlandaises les plus pauvres25. Le système pénal est utilisé de manière ponctuelle ou occasionnelle par certains, mais pour bien des individus, il devient peut-être l’unique moyen de subsister. Nous verrons dans la partie suivante le cas des mères avec enfants à charge, pour ensuite aborder ce qu’on appellerait aujourd’hui des « institutionnels » du système de justice pénale.

Les familles : le cas des mères avec enfants à charge

Nous avons observé que le statut matrimonial et la charge familiale tenaient un rôle important dans la confession volontaire, une pratique majoritairement féminine. Les femmes célibataires ou veuves avec enfants à charge sont potentiellement vulnérables et ont recours à l’enfermement volontaire en cas de nécessité pour elles-mêmes et leurs enfants.
En 1866, la famille O’Connor comparait plus d’une dizaine de fois sous la cause « L.I.D. ». Elle est constituée de la mère, Catherine (32 ans), et de ses deux fils, David (9 ans) et Michael (11 ans). Veuve de John O’Connor, elle est une immigrante irlandaise catholique résidant au Canada depuis au moins une dizaine d’années26. Identifiée comme analphabète, elle est probablement issue des classes les plus pauvres. De mai à décembre 1866, elle et ses deux fils sont incarcérés de manière presque continue, condamnés à des peines variant entre une à deux semaines pendant l’été et jusqu’à 20 à 30 jours en décembre. Les allers-retours de cette famille montrent que l’emprisonnement volontaire demeurait accessible au renouvèlement continu, même si les autorités restreignaient les peines l’été afin d’assurer un roulement dans la prison.
De plus, l’expérience judiciaire des O’Connor met en évidence les limites de l’assistance aux familles pauvres. S’agissant d’une veuve et d’enfants, ils auraient pu bénéficier des réseaux charitables venant spécifiquement en aide aux clientèles vulnérables. Or, comme le montrent les registres de la prison, les habitudes morales de la mère pourraient expliquer pourquoi elle est difficilement éligible aux réseaux charitables. Son intempérance27 et son statut social sont dûment notés : elle passe de « beggar » ou « pauper » pendant l’été à « prostitute » à partir de décembre28. Et même si elle avait eu accès à l’aide des réseaux charitables, la prison aurait-elle pu représenter une option moins contraignante pour la famille? Considérant les piètres conditions d’incarcération, l’emprisonnement était probablement le dernier recours, faute d’autre alternative29.
L’enfermement volontaire représente une solution temporaire pour les uns, mais peut devenir un mode de vie pour les autres. Le cas d’une autre immigrante irlandaise30 et de son enfant montre que la prison peut devenir une résidence quasi permanente. Mary Ann Sullivan31, parfois dit Kelly du nom de son mari, et son jeune fils Michael32, comparaissent ensemble devant le Recorder plus d’une douzaine de fois en 1860 et 1866. En l’absence du mari33, la confession volontaire devient un mode de vie pour la famille. Or, contrairement à la famille O’Connor, celle dirigée par Mary Ann a recours à cette pratique pendant plusieurs années. En 1860, les séjours de la mère et du fils en prison sont très synchronisés, surtout considérant que le garçon est âgé d’à peine six ans34. Selon les registres de la prison commune, Michael cumule 32 peines d’emprisonnement sur près d’une décennie. Il passe presque toute sa jeune enfance en prison avec sa mère, puis est incarcéré individuellement jusqu’à l’âge de 17 ans35.
En étudiant l’histoire de Mary Ann, nous avons constaté que les peines reçues lors de ses arrestations s’apparentent à celles de ses confessions volontaires. Quand il s’agit d’une arrestation, la peine est exagérément sévère par rapport au délit commis. Le 21 novembre 1860 à 21 h 30, elle est arrêtée par un policier sur la rue Artillerie dans le quartier Saint-Jean-Baptiste pour « drunk and swearing ». Accompagnée de son enfant, elle est condamnée à 20 $ d’amende ou l’équivalent de deux mois d’emprisonnement. Toutefois, cette peine est trop sévère pour la gravité du crime : les personnes arrêtées pour ivresse publique s’en tirent généralement avec une amende de 1 $ ou quelques jours d’emprisonnement. Même si les policiers l’ont réellement arrêtée dans la rue, on lui a réservé une peine correspondant à celles reliées aux confessions volontaires. Il est probable que lorsque les constables appréhendaient une personne indigente dans la rue, un accord pouvait être conclu entre les deux parties afin de convenir d’une arrestation sous des motifs prévus. Par contre, la situation inverse ne semble pas se produire : aucune des confessions volontaires répertoriées devant le Recorder en 1860, 1866 ou 1870 ne provient d’arrestations faites dans la rue36. Ces individus ne sont pas allés vers les policiers pour « se confesser », mais directement devant le tribunal.
Le 23 octobre 1866, Mary Ann est de nouveau arrêtée pour avoir brisé les fenêtres d’une résidence sur la rue Julia. Elle est condamnée à 6 $ d’amende, soit l’équivalent de deux mois de prison. Considérant le profil déjà esquissé, ce type de crime violent paraît plutôt inhabituel. On peut se demander si elle avait commis ce délit intentionnellement. Que ce soit en novembre 1860 ou en octobre 1866, les deux délits sont sanctionnés par deux mois de prison, concordant sans surprise avec l’arrivée des grands froids d’hiver.
Ces deux situations familiales montrent que l’exercice de la justice dite ordinaire est empreint de flexibilité et d’une certaine « générosité » quand l’enfermement volontaire nécessite le maintien des liens entre la mère et ses enfants. Plus encore, certains individus reçoivent des peines d’emprisonnement exagérément longues pour la nature du délit commis. Force est de constater que les frontières entre la confession volontaire et l’arrestation se trouvent beaucoup plus floues dans l’application que dans les règles établies. L’usage de la prison comme refuge était probablement beaucoup plus répandu que ce qui a été officiellement consigné. Nous ne sommes pas en mesure d’estimer combien de personnes indigentes ont réellement été prises en charge, à un moment ou un autre, par la justice pénale.

Les « institutionnels »

L’enfermement volontaire apparaît comme une solution temporaire ou occasionnelle pour certains et pratiquement un mode de vie pour d’autres. Le système judiciaire, dont l’ambition est de nettoyer les rues des indigents, n’a pas d’autre choix que de les prendre en charge à l’année. Consignés dans les registres de justice pénale, des pans entiers de la vie de certains individus sont ainsi retracés.
Tableau 6: Edward Burns et Ellen Bulger dans les registres d’arrestations du Recorder, 1860 et 1866
Comparons les cas d’Edward Burns et d’Ellen Bulger, tous deux remarquables pour la récurrence et la durée de leur séjour en prison. Âgé d’une trentaine d’années, Edward « no toes »37 est un vagabond sans logis d’origine irlandaise qui comparait devant le Recorder à 16 reprises38 pendant l’année 1860. Malgré sa conduite désordonnée et sa situation d’itinérance, Edward parvient à être disculpé pendant une bonne partie de l’année et à être emprisonné volontairement pendant plusieurs mois durant l’hiver39. Son parcours, esquissé dans le tableau 6, montre comment certains individus bien connus des milieux policiers subissent à la fois la répression par l’arrestation, tout en obtenant des peines à leur avantage au moment opportun.
Le cas d’Ellen Bulger est bien différent. Cette femme obtient parmi les plus longues peines d’emprisonnement de notre échantillon : elle comparait à la Cour à 11 reprises en 1860 et six fois en 1866. Selon les registres de prison, elle est emprisonnée à 215 reprises sur une période de 27 ans40. Même pendant l’été où le roulement des prisonniers se veut plus intensif, elle obtient toujours de « généreuses sentences », c’est-à-dire minimalement un mois. Son modus operandi se dessine facilement : elle ne passe que quelques jours à l’extérieur de la prison, pour y revenir presque immédiatement. C’est donc pratiquement sans interruption qu’elle passe les années 1860 et 1866 incarcérée41.
Contrairement à Edward Burns, l’incarcération ininterrompue lui sied. Elle n’est pas disculpée pendant l’été et obtient même des peines exagérément longues : jusqu’à quatre mois pour ivresse et obstruction sur la rue Saint-Louis en août 1866. Comme Mary Ann Kelly, l’arrestation sommaire a possiblement mené à une entente avec les policiers afin d’obtenir une longue sentence d’emprisonnement.
Notons que dans tous les cas étudiés, il s’agit d’Irlandais ou de personnes de descendance irlandaise. Lorsqu’il est question de la petite criminalité, les individus d’origine irlandaise sont surreprésentés à la prison de Québec comme dans bien d’autres villes à la même période42. Ce phénomène pourrait suggérer une plus grande répression policière envers les membres de cette communauté qui réside proche du port. D’ailleurs, le quartier portuaire fait l’objet d’une plus grande surveillance policière, avec un plus grand nombre d’effectifs. En 1871, la moitié des postes de police de la ville sont situés dans Saint-Pierre et Champlain43.
La surreprésentation irlandaise dans la petite criminalité a été démontrée, mais est-ce le cas également pour la pratique de la confession volontaire? Sur l’ensemble des individus concernés, on dénombre près de 69 % de femmes et 31 % d’hommes. Dans ce groupe de femmes, près de la moitié sont d’origine irlandaise44. Pour les confessions masculines, cette proportion monte à près de 30 %45. De manière évidente, les individus d’origine irlandaise sont surreprésentés dans la confession volontaire et plus particulièrement les femmes. Être à la fois femme et immigrante multiplie les probabilités de tomber dans une situation précaire et d’avoir recours à l’enfermement volontaire.
Cette partie avait pour objectif d’exposer la manière dont le système judiciaire dispose des « personnes désordonnées » associées à l’emprisonnement volontaire. Les histoires étudiées révèlent comment la sévérité de la peine semble davantage s’adapter aux besoins de certains individus. Il n’en demeure pas moins que chacun semble tirer profit au mieux de sa situation, et ce, considérant ce que le système pénal peut offrir. Plus encore, les frontières entre l’arrestation et la confession volontaire semblent beaucoup plus complexes qu’elles n’y paraissent officiellement.

L’arrestation des individus pour désordre selon le sexe

Dans l’ensemble de notre corpus, les hommes sont plus nombreux à comparaitre que les femmes : ils représentent près de 71 % des arrestations, tandis que les femmes comptent pour 29 %46. En outre, cette prédominance masculine augmente en proportion au cours de la période étudiée47. Cependant, en excluant le phénomène des confessions volontaires, nous obtenons un portrait plus fin de la répartition réelle des arrestations48. Par exemple, la proportion de femmes diminue de près de 10 %, d’où l’importance de prendre en compte ce phénomène dans l’étude de la répression du désordre49.
En excluant les confessions volontaires, les femmes comptent pour près de 20 % de l’ensemble des arrestations pour désordre (voir tableau 7). En d’autres termes, elles sont encore moins « désordonnées » au sens strict de l’arrestation publique que pouvaient le donner à penser les registres d’écrou. Leur présence en prison semble être bien davantage associée à leur situation de précarité qu’à leur tendance au crime puisqu’elle ne représente qu’un cas sur cinq.
Tableau 7: Individus comparaissant devant le Recorder selon leur sexe, 1860, 1886 et 1870 (%)

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