LA NEOLIBERALISATION DE L’ACT)ON DE L’ETA T ET DE LA PRODUCTION URBAINE

LA NEOLIBERALISATION DE L’ACT)ON DE L’ETAT ET DE LA PRODUCTION URBAINE

LA CONSTRUCTION DE L’ETAT NEOLBERAL

Une littérature, d’inspiration néo-marxiste ou institutionnaliste, analyse un tournant néolibéral caractérisant les politiques publiques mises en œuvre par les Etats occidentaux dans les années 1970-1980. Fondée sur la croyance en la supériorité du marché et des modes de gestion inspirées du monde de l’entreprise privée pour répondre aux grands enjeux économiques et sociaux (la montée du chômage et de l’inflation, la plus faible croissance…), le processus de néolibéralisation s’est développé comme une doctrine suffisamment malléable pour intégrer les critiques qui sont formulées à son encontre. Ce qui se traduit par une dynamique de retrait et de redéploiement de l’Etat ȋroll out et roll back). 

Du retrait de l’Etat… 

La première étape est associée aux années 1980. Elle a été marquée par les victoires politiques des néoconservateurs en Angleterre et aux Etats-Unis, qui ont été symboliques des transformations qui se sont opérées durant cette période. Dans ces deux pays, la réduction des dépenses publiques, les privatisations et plus largement le retrait de l’Etat ont été placés au rang de priorités nationales (Savoie, 1994). Les slogans de Ronald Reagan, « le gouvernement n’est pas la solution, c’est le problème », et de Margareth Thatcher, « rolling back the State », traduisaient ouvertement les choix idéologiques : en réponse à l’échec des politiques économiques d’inspiration keynésienne, les nouvelles orientations privilégiaient les objectifs de développement macroéconomique avec comme moyen pour y parvenir la promotion de la concurrence et des acteurs privés. L’Etat reconnaissait ainsi la supériorité du marché et des logiques privées de gestion et de production.Ces victoires politiques eurent une forte influence sur l’ensemble du monde occidental (Peck, Theodore et Brenner, 2009). Les vagues de privatisation débordèrent les seuls pays anglo-saxons pour toucher par exemple des pays comme la France (durant la période 1986- 1988). Elles affectèrent de manière profonde un certain nombre de secteurs économiques jusqu’alors dominés par de grands acteurs publics, comme les télécommunications, les transports… Les Etats occidentaux engagèrent également une large déréglementation financière. Ils le firent à l’époque au nom d’une double promesse d’allocation optimale des capitaux et de capacités autorégulatrices des marchés financiers : un crédo néolibéral qui a cependant été largement dénoncé en raison des nombreuses crises financières qui se sont succédé depuis vingt-cinq ans (Lordon, 2008). Une autre caractéristique de l’avènement de l’idéologie néolibérale fut la stabilisation du poids des dépenses des administrations publiques dans l’économie à partir du début des années 1980 (et ce jusqu’au milieu des années ʹͲͲͲ, quand les crises associées à la dérégulation ont nécessité des investissements publics massifs), alors que celles-ci avaient crû assez fortement depuis les années 1950 (Figure n°1). Avec un point d’inflexion variable suivant le pays (milieu des années 1970 pour le Royaume-Uni, début des années 1980 pour les Etats-Unis, milieu des années 1980 pour la France), une véritable rupture de tendance a été observée dans la plupart des Etats occidentaux (Gélinas, 2002). Ce refus de poursuivre la croissance des dépenses publiques justifie en outre le recours aux acteurs privés pour soutenir le financement du développement.Les méthodes de gestion des services publics furent également concernées par cette vague de réformes néolibérales. Une nouvelle conception du management public, dite New Public Management (« Nouvelle Gestion Publique »), fit son apparition afin de combattre ce qui était perçu comme les excès des gouvernements centraux, qu’il s’agisse de leur inefficacité, de leur pouvoir discrétionnaire ou de leur dépendance à l’égard de clientèles puissantes (Le Galès et Lascoumes, 2007). Cette doctrine, ou plutôt ce « puzzle doctrinal » (Bezes, 2005), privilégiait l’externalisation et la « débureaucratisation », à travers les privatisations et la mise en concurrence des activités de l’Etat. Elle préconisait également le dépassement de la lourdeur présupposée des machines administratives, à travers le renforcement de l’autonomie des gestionnaires, l’allègement des formes de contrôle a priori et la « redevabilité » (accountability) à l’égard des usagers ȋBezes, ʹͲͲͷȌ. Pour de nombreux auteurs sensibles aux thèses institutionnalistes, cet ensemble de réformes s’est inscrit dans un changement structurel de la forme institutionnelle du capitalisme. L’école de la régulation a ainsi parlé de la fin du régime d’accumulation fordiste et de l’émergence d’un nouveau régime, « patrimonial » ou « financiarisé » (Aglietta, 1999 ; Boyer, 2000 et 2009). Kotz et Mac Donough ont fait du néolibéralisme, la nouvelle « structure sociale d’accumulation » capitaliste (« social structure of accumulation (SSA) ») (Kotz, McDonough et Reich, 1994 ; Kotz et McDonough, 2008 ; Kotz, 2008). Pour ces auteurs, l’évolution néolibérale de l’action de l’Etat dans les années 1970-ͳͻͺͲ s’est donc intégrée dans une vision plus large : une remise en cause profonde du modèle fordiste et keynésien. Jamie Peck et Adam Tickell ont qualifié cette nouvelle orientation néolibérale des années 1970-1980 de roll back neoliberalism. Selon ces auteurs, l’enjeu était de passer d’un intellectualisme abstrait issu des théories de Friedmann et Hayek à un projet politique de transformation de l’Etat et des règles économiques. A cette période, c’est donc la volonté de destruction du modèle fordiste keynésien, par tous les moyens (déréglementation, privatisations, réduction du périmètre et des moyens de l’Etat-providence, diminution du pouvoir des syndicats…) qui a dominé (Peck et Tickell, 2002). Ce que Pierre Bourdieu résume en une formule : « un programme de destruction méthodique des collectifs » (Bourdieu, 1998). Au début des années 1990, cette vague de réformes a néanmoins révélé les limites politiques et institutionnelles du projet néolibéral, qui, loin d’imploser, a connu un processus d’adaptation. Comme le soulignent Jamie Peck et Adam Tickell, le néolibéralisme n’est pas une vision idéologique au sens absolu, un système cohérent aux contours bien définis et intangibles dans le temps et l’espace. C’est plutôt un concept dynamique, doté d’une capacité d’adaptation permanente. C’est la raison pour laquelle les auteurs parlent de « processus de néolibéralisation » (Peck et Tickell, 2002 ; Peck, 2006). Cette vision rejoint la thèse de Luc Boltanski et Eve Chiapello qui, en 1998, pointait la capacité du capitalisme à surmonter ses 26 crises en intégrant, dans ses fondements, les critiques qui étaient proférées à son encontre (Boltanski et Chiapello, 1998). a) … à son redéploiement Face aux limites du roll back neoliberalism, le processus de néolibéralisation est entré dans une seconde étape au début des années 1990, qualifiée de roll out neoliberalism (Peck et Tickell, 2002). La transition s’est concrétisée par un glissement de l’enjeu dominant. )l ne s’agissait plus de casser les anciens schémas fordistes et keynésiens, mais de dépasser les limites de la première vague de réformes tout en poursuivant la promotion de la concurrence et des méthodes de gestion privées. En conséquence, le « retrait » de l’Etat n’a plus constitué l’orientation politique centrale. Bien au contraire, l’enjeu est devenu la construction de nouvelles formes de gouvernement permettant le soutien aux mécanismes de production privés. Il ne s’agissait plus de déconstruire l’Etat fordiste-keynésien, mais de construire « l’Etat néolibéral » et les bases d’une « métarégulation » efficace : une étape de « construction » succédait ainsi à une étape de « destruction » de l’ancien modèle (Peck et Tickell, 2002). Plus qu’une succession chronologique qui nous semble relever d’une perception anglo-saxonne, c’est ce double mouvement de roll back et roll out que nous retiendrons ici : l’Etat néolibéral n’est pas uniquement le produit d’un retrait étatique mais aussi et surtout la traduction d’un redéploiement de son action. Dans cette perspective, de nouvelles logiques d’action publique se sont développées ou révélées. Tout d’abord, les politiques de régulation visant à corriger les déficiences du marché prirent une plus grande importance avec pour ambition affichée le respect et l’approfondissement des règles de la concurrence. Les secteurs dans lesquels les privatisations avaient fait émerger des situations monopolistiques ont été les plus concernés. Au cours des deux dernières décennies, on a ainsi assisté à la constitution de nouvelles autorités de régulation dites indépendantes, à la mise en place de normes et de réglementations favorables au droit de la concurrence, à une plus grande surveillance de l’information… C’est à ce titre que l’Union européenne a été qualifiée d’ « Etat régulateur » de l’Europe par Giandomenico Majone, car elle a joué un rôle clef en la matière (Majone, 1996). D’autre part, les Etats ont cherché à mettre en compétition les acteurs publics locaux, contribuant à leur imposer un contrôle à distance. Ce que Renaud Epstein nomme « gouverner à distance » ȋEpstein, ʹͲͲͷȌ et qu’il a illustré en évoquant l’évolution de la politique de la ville en France depuis la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine du 1er août 2003. A travers cette loi, l’Etat central a d’abord repris la main sur la géographie prioritaire de cette politique publique (en ciblant les zones urbaines sensibles) et sur les objectifs (au travers de 65 indicateurs de moyens et de résultats). Il a surtout mis fin aux 27 négociations entre les services déconcentrés de l’Etat et les collectivités en créant l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Cette dernière a centralisé les crédits nationaux consacrés à l’aménagement et au logement social, les affectant « de manière discrétionnaire à un nombre réduit de projets de démolition-reconstruction proposés par les maires » (Epstein, 2005). Pour l’obtention de ces crédits d’Etat, l’ANRU a alors placé les collectivités locales dans un régime de concurrence. Ce qui a obligé de facto les élus locaux à « intégrer l’approche et les objectifs définis par l’agence » (Epstein, 2005). « Un nouveau modèle de gouvernement à distance des territoires » a ainsi émergé (Epstein, 2005). In fine, l’Etat a renforcé son action, mais d’une manière très différente de ce qui existait auparavant. En orchestrant notamment la concurrence entre les villes, il a encouragé la compétition, et non la redistribution, et aligné les projets locaux sur les orientations définies au niveau national. La démolition systématique, érigée en dogme par les acteurs centraux, a d’ailleurs été dénoncée par de nombreux élus locaux. Pour Neil Brenner, cette logique de gouvernement à distance constitue d’ailleurs une sorte de ruse, car, malgré son désengagement en termes d’actions directes, l’Etat a renforcé son emprise sur les territoires en instrumentalisant les acteurs locaux (Brenner, 2004). 

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