Déterminisme et libre arbitre 

La liberté

À l’époque du baroque, une folle soif de liberté se manifeste dans la société civile, la culture et la pensée . Si ce « courant d’indépendance et de liberté » est souvent associé au Grand Siècle , force est de constater que le premier XVIIe siècle n’a pas l’exclusivité de cette quête. Les bouleversements politiques et religieux de cette période n’en font pas moins apparaître, dans les interstices de la philosophie et de la culture, la célébration d’une liberté créatrice qui se plaît à « confronter le stable et l’instable, le fini et l’infini », l’équilibre menacé dans lequel le moi découvre qu’il est né . « L’angoisse des possibles », l’hésitation, l’esthétique de la comparaison, l’emploi de l’illusion sont autant de formes que revêt cette aspiration à la liberté, qu’elle soit d’affirmation ou de négation . À une époque où s’affirment les absolutismes, n’y a-t-il pas une contradiction à parler de liberté ? Anne-Laure Angoulvent analyse la crise de l’État baroque et note les coïncidences entre la pensée baroque et l’œuvre de Hobbes, remarquant que l’importance du décor, de la théâtralisation et de la représentation inscrivent le Léviathan dans une esthétique baroque. La présence presque envahissante de métamorphoses en tous genres, l’accent sur l’inconstance et la fuite de l’homme, la célébration de la vie en mouvement perpétuel sont autant de critères à l’aune desquels la pensée de Hobbes est évaluée . Dans la fugacité de l’état baroque se trouve une célébration de l’autonomie et de la liberté que l’on retrouve dans l’emploi récurrent de la fiction et de l’illusion réaliste, y compris pour décrire l’État . Le baroque est marqué par un désir de liberté et de volonté qui prend des formes différentes suivant les penseurs : un Hobbes opte pour la liberté de l’action8 tandis qu’un Descartes revendique l’exercice actif d’un libre arbitre pour accéder à la vérité9 . Le présent chapitre décline donc les différentes acceptions possibles de la liberté afin de rendre compte de la richesse de la notion chez Digby, des conséquences qu’elle eut sur son combat politique, mais aussi des résonances baroques que prennent parfois ses propos. La liberté relève de la métaphysique dans la mesure où elle interroge le statut de l’homme dans la nature, mais elle s’avère aussi politique quand elle traite du pouvoir d’agir et de croire qu’ont les sujets soumis à des lois, ainsi que les souverains qui créent ces dernières. Enfin, et c’est là un corollaire de la politique, elle se décline aussi sur le mode religieux et ecclésiologique au XVIIe siècle lorsque se pose la question épineuse de la tolérance et de la mesure dans laquelle le gouvernement peut ou doit, sans mettre sa stabilité en péril, laisser ses sujets choisir leur foi et potentiellement compromettre leur salut éternel en leur permettant d’adhérer à une Église différente de celle de leur souverain. Digby s’intéresse à tous les pans de la question, et propose une vision nuancée de la liberté dont dispose réellement l’homme et de l’usage qu’il peut et doit en faire comme gouverneur de son âme et, le cas échéant, comme dirigeant au sein de la cité. 

Déterminisme et libre arbitre 

L’homme est-il réellement libre de ses choix, ou subit-il un déterminisme qui échappe à sa sagacité, mais qui oriente sa volonté ? La question, fréquente dans les débats de la Réforme où le statut de l’élection divine était en jeu1 , nécessite de scruter les origines véritables de l’activité humaine et de déceler quelle part la volonté individuelle joue effectivement dans la mise en action du sujet. Le XVIIe siècle est le témoin d’âpres débats entre thomistes, qui conçoivent la liberté comme l’absence de contrainte, et molinistes qui, à la suite de Luis de Molina, ajoutent à cette définition l’absence nécessaire de détermination2 – la controverse entre Pélage et Augustin n’est pas loin. Molina, jésuite, cherche à proposer une doctrine de la grâce qui préserve la liberté humaine afin de contrer les idées de la Réforme3 . Il émet l’hypothèse d’une « science moyenne » qui permet à Dieu de connaître, avant même le décret divin de prédestination, l’usage qu’aura chacun de ses dons et grâces4 . Descartes, désirant le soutien des jésuites pour son grand projet qui visait à refonder la philosophie1 , entre habilement dans le débat et rappelle la certitude qu’il a que Dieu a ordonné toute chose en avance, laissant intactes la liberté et l’indifférence humaines2 . Ce contexte permet de voir l’un des enjeux de la question qui nous intéresse ici et qui articule liberté et prescience divine de façon à renforcer ou infirmer la doctrine de la prédestination et de la grâce. Quelle place Digby laisse-t-il à la volonté divine dans un monde physique régi par les lois immuables des atomes où, cependant, miracles et grâces divines ont droit de cité ? On voit dans l’œuvre de Sir Kenelm une hésitation : soucieux de promouvoir son interprétation matérialiste de l’univers physique et désireux de rénover l’aristotélisme des Écoles, Digby ne parvient pas à proscrire pleinement un certain déterminisme de sa pensée sur l’âme bien que l’Église catholique appelle de ses vœux une théorie du libre arbitre qui préserve la prérogative de Dieu et la libre réponse de l’homme. Les astres, le fatum, les atomes sont autant d’obstacles qu’il tente de surmonter, par une démonstration qu’il veut rigoureuse comme par le recours à la fiction, pour affirmer une liberté métaphysique de l’homme qui puisse servir de fondement à la liberté politique et religieuse en faveur de laquelle il milite. Le vacillement entre une liberté toute-puissante qui proscrit l’intelligibilité du monde physique et le déterminisme qui dépouille l’homme de toute initiative se résout finalement en un oxymore baroque au sein duquel la coexistence des contraires devient une tension féconde. 

Un monde déterminé 

Une brève incursion dans la physique digbéenne s’avère nécessaire pour établir les difficultés que la philosophie de la nature établie par Digby pose à sa célébration de l’autonomie de l’homme. La liberté étant réputée propre et spécifique à la personne, une comparaison avec les bêtes va permettre de poser, en négatif, une première définition du déterminisme, prémisse majeure à la démonstration du libre arbitre humain. 

Des bêtes et des chaînes causales

 Les animaux, tout dénués qu’ils sont d’entendement, ont-ils, comme les hommes, la possibilité de choisir entre ce qui est bon ou mauvais pour eux ? La comparaison de l’homme avec l’animal fait surgir une première constatation : l’homme est capable d’une plus grande variété de choix que la bête. Analysant la façon dont l’homme, souvent, n’effectue pas la même chose deux fois de suite de la même façon et se trouve capable de changer son travail en fonction d’une mode ou d’un caprice, Digby note que l’homme « n’est soumis à aucune loi ni déterminisme de la nature, mais il est laissé à son propre chef1 ». Il est capable d’adapter sa réponse à une situation. De fait, si les réactions des bêtes fonctionnent comme une corde que l’on pince et qui fait mouvoir l’ensemble d’une façon établie, au contraire les réponses de l’homme, elles, surgissent d’un principe qui vient de l’intérieur, indifférent à toutes choses, et que le sujet peut appliquer pour trouver une réponse2 . Cependant, les animaux semblent faire usage de leur raison : on les voit douter et choisir dans l’incertitude, faire preuve d’une grande cohérence dans leurs actions, se créer des habitudes et même réagir à des prémonitions3 . Chacune de ces actions s’explique par l’impression que font les objets sur le cœur de la bête grâce à leur flux d’atomes, suscitant ainsi crainte ou espoir et entraînant une décision4 . Puisque le monde physique fonctionne toujours de la même façon, il suffit d’observer et de comprendre les réactions d’un animal tel que la poule pour en déduire celles de tous les autres et découvrir le rôle central que joue la mémoire dans ces processus, et, plus généralement, d’attribuer la responsabilité des réactions animales au mouvement local5 . Ce sont donc les sens aiguisés de l’animal qui sont la cause de son apparence de réflexion, et non son intelligence6 , de même que son langage est la conséquence de sa passion, puisque la bête ne peut imiter que la faculté extérieure de la parole . Pour Digby, il est donc légitime – mais faux – de croire que les animaux sont raisonnables ; une telle conclusion manifeste une méconnaissance des mécanismes de la nature.

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