La place des sciences sociales dans les approches de modélisation de systèmes socio-écologiques

La place des sciences sociales dans les approches de modélisation de systèmes socio-écologiques

Les services écosystémiques tels qu’envisagés par le MEA soulignent le lien entre les processus naturels et la survie comme le bien-être humain. Comme l’affirment les chercheurs spécialisés dans la compréhension et la gestion des services écosystémiques, l’interdisciplinarité fait partie des « grands défis » à relever : « New research is needed that considers the full ensemble of processes and feedbacks, for a range of biophysical and social systems, to better understand and manage the dynamics of the relationship between humans and the ecosystems on which they rely. Such research will expand the capacity to address fundamental questions about complex social–ecological systems while evaluating assumptions of policies and practices intended to advance human well-being through improved ecosystem services » (Carpenter, 2006). Le service écosystémique qu’offrent les populations de rapaces nécrophages dépend de leurs caractéristiques biologiques et écologiques, et également des décisions des acteurs dont dépendent leurs ressources alimentaires ; quantités de ressources déposées, lieu de dépôts, périodes de dépôt des carcasses. L’étude du service d’équarrissage naturel par le Vautour fauve dans le contexte français devait ainsi réunir des chercheurs en écologie et en sciences sociales. L’activité des rapaces nécrophages, en tant qu’équarrisseur, peut être vue par l’écologue comme la prise de nourriture conditionnant leur survie, leur reproduction et le cas échéant leur dispersion. Pour l’ethnologue, cette activité peut être appréhendée comme un objet de représentations des éleveurs à propos de ce système d’équarrissage alternatif, mettant en jeu leurs rapports à la nature sauvage et à la mort animale. Autrement dit, le service constitue un objet d’étude par ces deux disciplines, pouvant mener à une approche interdisciplinaire. Nous reviendrons dans une première partie sur la démarche méthodologique utilisée dans cette étude en examinant, à partir de notre expérience et de la littérature, la place des sciences sociales dans les approches de modélisation de systèmes socio-écologiques. Par ailleurs, pour les acteurs de la protection et de la gestion de la nature (associations et parcs naturels) impliqués dans les programmes de restauration et de réintroduction de populations de vautours, le service rendu par les vautours peut constituer un argument justifiant la mise à disposition de ressources alimentaires pour ces oiseaux. Or, la modélisation menée dans notre étude a eu vocation à produire des connaissances sur le service écosystémique. Elle a été réalisée suivant la perspective donnée par le MEA au concept de La place des sciences sociales dans les approches de modélisation de systèmes socio-écologiques. Chapitre VIII – Discussion générale 189 service écosystémique, notamment en tenant compte des processus écologiques. Aussi, dans un second temps, nous discuterons de l’apport des connaissances produites par le modèle et de l’argumentaire basé sur le concept de service écosystémique pour la conservation des vautours. Les éléments de cette discussion seront finalement replacés dans le contexte plus large de la perspective offerte par le concept de service écosystémique pour la conservation des espèces. La modélisation multi-agents présente des avantages pour représenter des interactions entre les dynamiques sociales et écologiques, et en particulier des atouts pour la modélisation de comportements humains (cf Introduction partie 2.5). Pourtant, la réalisation de systèmes socio-écologiques peut poser des difficultés qui peuvent émerger du processus de coconstruction, notamment au sujet de la participation de scientifiques du champ des sciences sociales. A titre d’exemple, une ethnologue ayant participé à de telles approches, dans un programme porté par l’Institut Français de la Biodiversité concernant les Réserves Biosphères, évoque la nécessité d’apporter pour le modèle des données quantitatives et parfois spatialisées, alors que « les données de l’ethnologue ou du sociologue se situent davantage dans le qualitatif que dans le quantitatif » (Charles et al., 2008). En effet les travaux des ethnologues, par entretiens semi directifs, se focalisent avant tout sur l’identification et la compréhension de la construction des diverses représentations. De plus, « les données sociologiques apportées ont pu être considérées comme non légitimes par certains participants à la démarche » et être rejetées (Charles et al., 2008). Effet, les processus de co-construction sont des processus sociaux pouvant comporter des rapports de force (Levrel et al., 2009). Or, l’asymétrie des connaissances des chercheurs à propos de la modélisation multi-agents peut défavoriser l’implication des ethnologues qui y sont peu initiés. Si ces difficultés n’émergent pas de façon systématique, il n’en demeure pas moins que certains apports sociologiques ou ethnologiques semblent être irréductibles aux opérations que requiert la modélisation (sélection de données, formalisation..).

Les simplifications nécessaires à la modélisation

 Ainsi, dans notre cas, la construction du modèle a impliqué des prises de position, et notamment des opérations de simplification, qui ont concerné aussi bien les matériaux ethnologiques qu’écologiques. Ces simplifications ont été mentionnées au cours des chapitres. Rappelons quelques exemples concernant les pratiques d’équarrissage. Dans le chapitre V, tous les agents représentant les éleveurs utilisent systématiquement un unique dispositif d’équarrissage, alors que les entretiens montrent que certains en utilisent plusieurs. Dans le chapitre VI, des agents plus cohérents avec la réalité du terrain ont été constitués à travers un travail sur les logiques. Cependant, quelle réalité peut représenter la population testée sachant qu’elle ne s’appuie pas sur une réelle quantification des logiques et sachant que l’évolution des préférences en matière d’équarrissage n’est pas prise en compte. Dans ce même chapitre, des stratégies testées ont pu comporter un caractère omniscient, contournant la formalisation de mécanismes d’apprentissage et de mémorisation par une connaissance parfaite de l’environnement. Les comportements des vautours et leur dynamique de population sont également très simplifiés. Par exemple, la population de vautours est représentée en classe d’âge, en ignorant les variabilités individuelles, comme l’expérience, les effets du génotype, et leurs interactions dans les environnements rencontrés par les individus. Le comportement de prospection « au plus proche » est une représentation de type approximative qui permet de contourner également les processus d’apprentissage. La compétition affectant tous les juvéniles, qui se nourrissent exclusivement après les autres individus est un autre exemple de simplification des interactions lors des prises de nourriture. Qu’il s’agisse de matériaux d’écologie ou d’ethnologie, chacune de ces simplifications peut potentiellement influencer les résultats, de manière plus ou moins importante. Simplifier nécessite de poser comme postulat de départ que la simplification est justifiable. Cette opération est inégalement perçue par l’écologue et l’ethnologue. Pour le premier, les simplifications peuvent résulter d’un parti pris, et sont alors associées à des analyses de sensibilité des indicateurs aux différents paramètres du modèle. Elles peuvent provenir d’un défaut de données, qui donne lieu à la création de nouveaux protocoles de récolte de données et/ou évoluent selon les avancées des recherches empiriques. Dans les deux cas, la modélisation et les diverses simplifications qu’elle requiert font partie intégrante d’un  processus de recherche qui s’applique au développement de bons modèles. En sciences sociales, certaines méthodes opèrent des simplifications par des mesures de données qui se prêtent à la modélisation ou à des analyses statistiques (par exemple la méthode des questionnaires). Ces méthodes ne peuvent cependant se passer d’une réflexion sur le protocole, le matériau, les chiffres, pour l’interprétation (Gossiaux, 1998). Le discours comporte des liens logiques énoncés qui n’apparaissent pas dans les méthodes quantitatives, mettant en évidence des liens de causalité et permettant une analyse plus fine au niveau des logiques d’action. La formalisation des résultats est constituée de modèles verbaux dans lesquels des nuances, des connotations et des subtilités peuvent être mobilisées. Le modèle verbal demeure le plus performant pour représenter la complexité perçue par le chercheur en sciences sociales. Par conséquent, la simplification exigée par la traduction en langage informatique ne peut être conçu que comme une réduction.

Des informations déterminantes mais irréductibles à la modélisation

Dans notre cas d’étude, l’importance des représentations dans la problématique de l’équarrissage naturel a été soulignée ; la nature comme l’intensité des préférences ont des effets directs sur les conséquences environnementales et économiques des pratiques d’équarrissage. Les processus de formation et de persistance des préférences des éleveurs émergent en fonction de leurs histoires, de leurs sensibilités et de leurs interactions avec d’autres acteurs. Les représentations et les pratiques sont diverses, multipliant leurs évolutions potentielles. Un terrain d’étude comprenant un petit nombre d’agents dont les représentations peuvent être fidèlement représentées (e.g. Becu, 2006) ou un système socio-écologique comportant une norme de pratique partagée, encadrée par des règles sociales bien définies (e.g. Bousquet et al., 2001), peuvent se prêter à la modélisation. Cependant, la coexistence de différentes normes associées à un grand nombre d’individus est plus complexe à appréhender, d’autant plus lorsqu’elles sont susceptibles d’évoluer. Lorsque les éleveurs évoquent la pression ressentie vis-à-vis des comportements des vautours, ils indiquent que les vautours se posent en grand nombre, un nombre « inquiétant » qui peut différer sensiblement selon les éleveurs. Si un chiffre avait pu être considéré comme une norme d’inquiétude, quelles réactions y associer ? Ensuite, l’inquiétude grandit lorsqu’ils les observent « plus près de la bergerie », limitant le modélisateur sur l’aspect écologique Chapitre VIII – Discussion générale 192 cette fois puisque ce comportement est peu renseigné. Pourtant, la pérennité de la population de vautours repose d’abord sur les perceptions que les éleveurs ont de ces rapaces. La diffusion ou l’amplification de perceptions négatives mettrait la population de vautours directement en danger. Contrairement aux systèmes « théoriques » qui ne sont pas inscrits dans une temporalité particulière, comme l’étude de réseaux et de comportements, les systèmes socioécologiques nécessitent d’inscrire les pratiques humaines dans le temps. Dans notre cas d’étude, la nature, comme la vitesse et l’intensité des réactions humaines, se prêtent difficilement à une inscription temporelle, alors que ces facteurs pourraient être déterminants pour un système écologique comme le cas des populations de vautours étudiées ici (modifications réglementaires, réactions des éleveurs en fonction de ces modifications ou par rapport aux « attaques »). Si en écologie, les études du fonctionnement des écosystèmes peuvent permettre d’identifier des effets seuils, des variables « lentes » et « rapides » (Carpenter et al., 2001), la nature cryptique et non mesurable des équivalents en sciences sociales ne permettent pas de les modéliser.

Conclusion sur la méthodologie et complémentarité des approches modèleentretiens

Les écologues comme les ethnologues formalisent avec des outils offrant différentes potentialités, les uns par un langage informatique ou mathématique et les autres par le langage verbal : leur familiarité avec la modélisation diffère grandement ainsi que les perceptions qu’ils en ont. La modélisation permet de s’extraire de la complexité pour mettre en valeur un aspect du phénomène modélisé (Chiappori and Orfali, 1997) qui ne peut produire d’informations qu’à partir des éléments qui y sont introduits. Or, les entretiens en sciences sociales apportent des éléments sur la multiplicité des possibles et les innovations potentielles, comme de nouvelles pratiques ou des réappropriations diverses de dispositifs en place. Ces possibles peuvent échapper à la formalisation en termes de déterminisme ou de probabilité, mais se révéler pourtant déterminants pour l’évolution du système. Bien que la prise en compte des organisations sociales, des règles définies par les sociétés et des processus de décisions apparaisse nécessaire pour l’analyse des systèmes socio-écologiques en vue de leur gestion (Ostrom, 2007), l’articulation des données sociologiques et écologiques au sein d’un modèle peut, selon le sujet d’étude, être ainsi confrontée à certaines limites (Ostrom et al.,  2007; Levrel et al., 2009). Si l’intégration de données ethnologiques n’est pas aisée, il n’en demeure pas moins que la vision systémique nécessaire à la construction d’un modèle multiagents permet de réunir les connaissances sur les systèmes socio-écologiques en rassemblant des chercheurs de différentes disciplines autour d’un même sujet. Une partie du travail consiste à construire une problématique et un langage commun, une autre est de mettre à jour les inconnues du système étudié. La première se réfère à un processus social dans lequel la confiance partagée des chercheurs apparaît primordiale (Blanchard and Vanderlinden, 2010). La réflexivité qui peut naître des échanges amène les chercheurs à considérer les « règles » définissant leur propre discipline (Blanchard and Vanderlinden, 2010). Aussi, de nouvelles méthodologies et de nouvelles pistes de recherche peuvent émerger. Lorsque les modèles socio-écologiques sont envisagés comme des outils au service de la gestion de la nature, ils peuvent difficilement être directement mobilisés pour mettre en place des mesures efficaces. La modélisation multi-agents offre la possibilité de modéliser des indicateurs d’intérêt pour les différents acteurs impliqués en intégrant leurs points de vue respectifs. Notons qu’il est possible d’utiliser la modélisation multi-agents de manière participative, en impliquant directement des acteurs locaux dans le processus de construction et d’utilisation du modèle, comme l’illustrent les travaux du collectif ComMod. (ComMod, 2006). La modélisation d’accompagnement est initiée à la demande d’acteurs locaux. Ces acteurs locaux sont alors directement informés des impacts de leurs pratiques, sans passer par les hypothèses et les interprétations des chercheurs. Ils peuvent tester différentes formes d’organisation des pratiques afin de gérer les ressources qu’ils utilisent. L’organisation « politique » est alors laissée au soin des principaux intéressés tandis que la recherche contribue par ses moyens à l’aide à la décision. Cependant, la modélisation d’accompagnement n’est pas toujours aisément réalisable ; il peut être difficile de réunir les acteurs impliqués dans la gestion de la ressource, des conflits peuvent émerger lors du processus (ComMod, 2008). 

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