LA PREUVE CHEZ PAGANO COMME EXEMPLE D’UNE LOGIQUE DU PROBABLE

LA PREUVE CHEZ PAGANO COMME EXEMPLE D’UNE LOGIQUE DU PROBABLE

A partir de la fin du XVIIe siècle, lorsqu’on s’éloignait toujours plus des thématiques logiques aristotéliciennes, allait s’affirmer une théorie scientifique de la probabilité qui a fortement influencé la théorie de la preuve juridique et inversement. En particulier, la preuve indiciaire allait devenir le point central de la nouvelle théorie de la probabilité, et elle allait aussi faciliter l’entrée du nouveau principe général de la conviction intime du juge. Paradoxalement, les juristes-philosophes du siècle des Lumières ont sous-évalué la fonction de l’indice en faveur de la preuve légale constituée par le témoignage et la confession. Le juge restait souvent emprisonné par un tel système et sa « fonction créatrice » qui lui était donnée par l’évaluation des indices, devenait beaucoup plus limitée. Dans un contexte qui faisait du témoignage une « preuve pleine » et de l’indice une « preuve demi-pleine » 328 , la conception de Pagano est vraiment à considérer comme révolutionnaire non seulement pour la modernité étonnante de l’analyse de la confession sous torture, et du risque d’un faux témoignage ; mais surtout pour le fait qu’il valorise la catégorie de la certitude morale comme catégorie dans laquelle la preuve indiciaire vient à constituer l’âme du nouveau procès moderne. De plus, Pagano affronte la question avec une rigueur technico-juridique bien loin de la plupart des textes de la littérature sur la probabilité qui traite de la preuve indiciaire plus comme une catégorie philosophique que comme une catégorie juridique. Sa conviction que la probabilité peut faire sortir l’indice du royaume de l’incertitude, fait qu’il commence un vrai ré-examen du système des preuves légales. Pour Pagano, un indice n’est pas une preuve demi-pleine au sens où il s’agirait d’une preuve plus faible qu’une preuve pleine, mais l’union de plusieurs indices peut former une preuve et donner la certitude morale, c’est-à-dire la probabilité qui naît de leur somme : « Les indices peuvent et doivent s’unir entre eux pour qu’on ait la certitude morale (…) de la somme des indices différents naît une probabilité supérieure » 329 . Concernant le calcul des indices permettant d’obtenir une preuve complète, il convient de noter la position de Voltaire qu’il vaut la peine de rappeler pour se rendre compte des différentes positions à l’égard de cette question si débattue au Siècle des Lumières : « Le parlement de Toulouse a un usage bien singulier dans les preuves par témoins. On admet ailleurs des demi-preuves, qui au fond ne sont que des doutes ; car on sait qu’il n’y a point de demi-vérités ; mais à Toulouse on admet des quarts et des huitièmes de preuves. On y peut regarder, par exemple, un ouï-dire plus vague comme un huitième ; de sorte que huit rumeurs qui ne sont qu’un écho d’un bruit mal fondé, peuvent devenir une preuve complète » 330 . La position polémique de Voltaire apparaît un peu inappropriée car la discussion autour des indices est bien plus compliquée que cela, comme en témoigne l’article Indices de l’Encyclopédie de 1773 : « Les indices en quelque nombre qu’ils soient, ne forment pas des preuves suffisantes pour condamner un accusé ; ils font seulement naître des soupçons et plusieurs indices qui concourent, peuvent être considérés comme un commencement de preuve qui détermine quelquefois les juges à ordonner un plus amplement informé, même quelquefois à condamner l’accusé à subir la question s’il s’agit d’un crime capital ; ce qui ne doit néanmoins être ordonné qu’avec beaucoup de circonspection, attendu que les indices les plus forts sont souvent trompeurs ». 

La théorie des indices chez Pagano et la « révolution » des témoignages dans le calcul des probabilités 

Francesco Mario Pagano n’a pas de doute quant à la possibilité d’une conviction purement indiciaire, libre de n’importe quel schéma de légalité. La preuve indiciaire lorsqu’elle est pleine et complète ne diffère pas de la preuve par témoignage. Toutefois, la dimension exclusivement philosophique dans laquelle se déploie le débat autour de la preuve indiciaire et l’importance considérable donnée aux concepts de probabilité et de certitude morale, relèvent encore d’une certaine incertitude quant à l’énonciation d’une véritable théorie de la preuve. Cela dit, il opère quand même une grande transformation dans le contexte de la preuve en ce qui concerne indice et témoignage. Le premier dénote la possibilité toute nouvelle qui caractérise le nouveau concept de probabilité qui naît autour des années ’90 du XVIIe siècle, de pouvoir graduer la certitude sans qu’elle perde son essence de certitude. Le deuxième introduit dans le calcul l’autre élément caractéristique de la nouvelle manière de s’approcher de la certitude : la subjectivité. L’évaluation du témoignage faite par le juge fait rentrer dans le calcul un élément subjectif qui, à un premier regard, peut paraître totalement étranger à lui, mais qui est fondamental dans le processus décisionnel. Cet élément est ce qu’il y a de plus « révolutionnaire » dans le concept de probabilité paganienne, car il n’implique pas seulement un certain degré de probabilité numérique, mais un certain degré de croyance. Et ce qui frappe le plus, c’est, encore une fois, que ces concepts qui ont conduit à former l’actuel concept objectif de probabilité, sont des concepts juridiques. Ceux-ci ont permis de créer ce que j’aime nommer l’« axiomatique de la contingence » qui va servir comme unité de mesure de l’ordre moral, dans lequel l’ordre juridique rentre pleinement en tant que réalisation exemplaire de l’univers du contingent. Les paroles de Pagano sont emblématiques de cette transformation de portée considérable dans le panorama juridique et je n’hésite pas à considérer sa Théorie des preuves ou Logique des probables comme révolutionnaire soit pour l’ordre juridique, soit pour l’ordre moral. On verra dans la suite pourquoi. « La preuve dans les jugements criminels est la démonstration morale d’un fait douteux et controversé ». Or, entre le doute et la certitude, on peut distinguer une infinité d’états qui forment les degrés de probabilité : il s’agit des indices. 202 Pagano distingue entre la nature (c’est-à-dire l’essence) et la valeur (c’est-à-dire l’effet) des indices. Dix critères regardent la nature de l’indice, et quatre règles établissent leur valeur : « Des premières notions dérivent toutes les vérités qui regardent la nature et la valeur des indices. Dans l’exposition des vérités principales qui en établissent la valeur et l’effet, nous adopterons la manière commune de les considérer dans le double aspect, c’est-à-dire pour celui qui regarde l’essence, et la preuve de ceux-là » 362 . Les critères définissent la qualité et la quantité des indices. Les quatre premiers illustrent les qualités de la preuve indiciaire ; les six autres règlent sa quantité. Les indices peuvent être nécessaires ou probables. C’est ce que nous avons vu précédemment, Pagano illustrant l’indice nécessaire par le fait pour Caja de mettre un enfant au monde, indice nécessaire de sa relation sexuelle avec un homme, et l’indice probable par la découverte d’Antoine tenant un couteau ensanglanté près du cadavre de Tizio. Prochains ou lointains « Indices prochains sont les opérations dans le lieu et dans le temps où un homme fut tué. Indices lointains désignent ceux qui ne se relient pas immédiatement avec le fait, mais qui s’ajoutent aux indices reliés avec le fait. Par exemple venir avec des armes dans le lieu où a été commis l’homicide est un indice prochain ; l’inimitié de l’accusé avec celui qui a été tué est un indice lointain ». Urgents, très urgents, vagues et faibles : « Les indices urgents sont ceux qui se rapportent à peu d’événements ; très urgents ceux qui normalement indiquent un fait. Les faibles et vagues ceux qui se rapportent à beaucoup de choses qu’ils indiquent de la même manière. Donc les indices prochains, puisque normalement ils indiquent le fait controversé, puisqu’ils sont plus connectés avec ceux-là, peuvent se dire aussi indices urgents » 363 . Intrinsèques et extrinsèques : « On est obligé de faire une division ultérieure entre les indices : Les uns sont dits intrinsèques, les autres extrinsèques au délit. Les faits qui sont liés à l’acte du crime, ou qui le précèdent, ou le suivent, sont les indices intrinsèques. Ainsi les faits qui n’ont pas avec le délit une connexion naturelle, forment les indices extrinsèques. Tels sont les confessions extra-juridiques ou juridiques du coupable ; ou la confession d’un témoin. Tels faits démontrent le délit ; mais les mêmes faits ni le préparent, ni l’accomplissent, ni le suivent » 364 . Après avoir classé les différents indices, Pagano en vient à éclairer les vérités fondamentales autour des indices, pour pouvoir, ensuite, expliquer les règles principales du 362Pagano, TP, ch, V. 363Ibid., ch. III. 364Ibid., ch. IV. 203 calcul mathématique. Il souligne que les indices sont d’autant plus graves et urgents quand ils sont moins généraux et vagues, c’est-à-dire quand ils sont rapportés à un nombre inferieur de faits. Il faut donc que la valeur des indices soit divisée pour tous les événements possibles: plus nombreux sont les événements possibles, mineure est la valeur des indices par rapport à chacun. Pour exprimer mathématiquement cette relation, on peut dire que « la valeur des indices est inversement proportionnelle à la valeur des faits pris en considération » 365 . A partir du chapitre V de sa Teoria delle prove, le juriste démontre comment un indice peut bien constituer une pleine démonstration et sauver la libre conscience du juge qui devra non pas décider enfermé dans la cage des preuves légales, mais plutôt motiver rationnellement sa décision en se servant des indices et de l’application du calcul des probabilités qui le conduira à la certitude morale qui, toutefois, ne pourra jamais être atteinte par un seul indice, quel que soit sa valeur : « Un indice moral peut devenir nécessaire lorsque, avec la preuve, on exclut tous les événements possibles sauf un. Dans ce cas, l’indice n’indique que ce fait là et donc il devient nécessaire et alors il constitue une pleine démonstration. Une telle démonstration est négative et indirecte »

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