L’approche pluridisciplinaire de la lutte contre le terrorisme par la prévention
A compter de 2014, la répression, qui s’inscrit dans une volonté d’anticipation de potentiels actes terroristes sur le sol national et de lutte contre les départs sur zone, côtoie donc le développement de la prévention, qui œuvre en partie dans la même direction et avec des objectifs communs. Le terrorisme est une infraction qui, du fait de sa nature, de l’identité des victimes, impacte particulièrement une population, la figure du terroriste cristallise toutes les peurs609. De fait, aux yeux du droit, il se verrait dépourvu de sa citoyenneté au même titre que de son humanité610. Si l’Etat Islamique ne fait pas exception, bien au contraire, on voit malgré tout quelque chose de nouveau se développer en France et dans le monde pour lutter contre ce phénomène d’ampleur, si un droit pénal exceptionnel se développe, c’est aussi le cas de campagnes de prévention institutionnelles, qui entendent prévenir plus que guérir. Ici on est toujours dans l’anticipation, mais par la prévention, non par la sanction. On trouve donc une dualité nouvelle entre la prévention et la répression. C’est ce phénomène novateur que le chercheur Romain Séze qualifie comme une « ingénieurerie institutionnelle », la prévention va accompagner la répression pour lutter en amont de la radicalisation et en aval, soit vers le désengagement et contre la récidive611. Il rejoint Florence Vitte, pour qui « Pour être efficace, toute action coercitive antiterroriste doit se doubler d’une logique préventive soutenue par les missions menées par les services de renseignement et par une analyse psycho criminologique des acteurs du djihad. »612. A partir de 2014, émergent des mesures plus concrètes à travers la mise en place de campagnes de contre-discours institutionnelles, et l’ouverture de centres et programmes spécialisés dans la prise en charge de la radicalisation, comme le CPDSI dirigé par Dounia Bouzar613, ou le programme RIVE, longtemps tenu secret, car expérimental614. Il existe trois types de prévention, définis par Romain Séze : « Il est question de prévention primaire lorsque l’objectif est de réduire les vulnérabilités sociales censées favoriser le cheminement vers la radicalité, de prévention secondaire lorsque l’action s’adresse à des individus identifiés comme étant en voie de radicalisation, et de prévention tertiaire lorsqu’elle vise à prévenir la récidive »615. Il existerait donc plusieurs méthodes pour combattre la radicalisation, à différents stades du processus : « Compte tenu du stade sur lequel se base l’intervention, les mesures peuvent être préventives, proactives curatives, réactives ou répressives. Elles peuvent lutter contre le terreau (les facteurs sous-jacents) de la radicalisation (sentiments de discrimination, de privation, de frustration, d’exclusion et/ou d’aliénation) qui sont des interventions préventives, augmenter la résistance des jeunes qui se cherchent et donner du pouvoir à leur entourage social (interventions préventives ou proactives), elles peuvent se cibler sur des jeunes déjà radicalisés ou sur les porteurs de messages radicaux (interventions curatives ou réactives), ou s’attaquer à un (petite) quantité d’extrémistes violents (répressive). Une approche préventive peut être basée sur l’évitement que quelqu’un soit impliqué dans le processus de radicalisation, ou que la personne impliquée ne s’engage plus avant dans le processus. »616. La prévention secondaire cherche à lutter contre la radicalisation en amont et contre les départs sur zone, en visant les publics cibles, surtout les jeunes, avec différentes campagnes et actions. La jeunesse est la première cible des recruteurs, et est fortement représentée dans les chiffres des départs sur zone, en conséquence de quoi, beaucoup de campagnes de prévention la ciblent617. La prévention tertiaire correspond, à l’ouverture de centres et programme dits d’abord de déradicalisation, puis de désengagement, afin de favoriser la réinsertion et éviter la récidive.
Le 28 janvier 2015 le gouvernement va mettre en ligne le site stopdjihadisme.fr, qui va orienter la prévention secondaire, avec la mise en œuvre de plusieurs campagnes et actions sur les réseaux sociaux. Pour Julien Fragnon : « le site www.stop-djihadisme.gouv.fr s’insère dans une stratégie de communication publique de prévention du terrorisme en cours d’institutionnalisation »618. En clair, la prévention, mise entre les mains de l’Etat, prend une tournure de plus en plus officielle. Pour Marc Hecker notamment, la lutte contre le discours djihadiste sur Internet peut se faire de trois façons combinées : par un contre-discours adapté, la prise de mesures administratives de blocages et de suppressions des contenus et des sites sympathisants, et la désinformation par l’infiltration au sein des réseaux propagandistes sur Internet619. La loi du 13 novembre 2014, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, tente de mettre en place une méthode proche de celle-ci, en instaurant des mesures de blocage, en parallèle du PLAT et du PART qui encouragent le développement de la prévention institutionnelle.
Une approche de la radicalisation par la prévention tertiaire
Ce qui nous intéresse ici c’est la prévention tertiaire, dans une moindre mesure, et la prévention secondaire de manière centrale, la prévention primaire se situe elle à une autre échelle, bien plus en amont, qui n’intègre pas nos recherches. La lutte contre la radicalisation, telle qu’entendue dans nos travaux, est en réalité divisée en trois volets complémentaires : la prévention secondaire, la répression et la prévention tertiaire de la récidive et du risque qui va suivre la radicalisation. La prévention se situe en amont de la radicalisation, tandis que la répression vise à sanctionner pour éviter un danger éventuel, imminent ou passé, et agit donc à la fois en amont et en aval de la radicalisation. Le troisième volet agit lui en aval, pour mettre un terme à la radicalité, il vise donc la sortie de l’engagement violent, et est vite central dans les politiques publiques. Il repose sur un concept très médiatisé, que les médias et la recherche ont appelé la « déradicalisation »621. Dès le départ, le terme déradicalisation semble flou, pour John Horgan et Tore Bjorge : « La déradicalisation semble souvent être comprise comme tout effort visant à empêcher la radicalisation de se produire »622. Pour d’autres auteurs, c’est un processus qui consiste à devenir « moins radical » : « Ce processus de « devenir moins radical s’applique à la fois aux comportement et croyances. En matière de comportement, il s’agit principalement de l’arrêt des violences. En ce qui concerne les croyances, cela implique une augmentation de la confiance dans le système, une volonté de faire à nouveau partie de la société, et le rejet des moyens non démocratiques. […] En général, la déradicalisation des comportements est liée à la déradicalisation des croyances »623. En sommes, être déradicalisé se traduirait par le renoncement à des idées radicales. Pour Alex Schmidt, la déradicalisation et la lutte contre la radicalisation sont en réalité deux choses différentes, l’une se situe aval et l’autre en amont, donc pour prévenir ou guérir624. Après 2014, le terme est central dans le vocabulaire de la lutte contre le djihadisme : Créé dans un contexte post-attentats, le terme de « déradicalisation », émerge au cours de l’année 2014 pour véritablement se développer en 2015 et 2016. À la suite de départs de ressortissants français sur le théâtre d’opérations armées en Syrie, puis dans un contexte marqué par les attaques perpétrées les 7 janvier 2015, 13 novembre 2015 et 14 juillet 2016, se pose la question de savoir ce qui pourrait être fait pour empêcher jusqu’à la potentialité de récidives. La « déradicalisation », une notion qui promet à peu de frais la réhabilitation psychique, sociale et morale des individus engagés dans la violence armée, s’impose donc comme moyen privilégié pour développer une politique visant à « parer les coups plutôt que panser les plaies »625. En clair, elle vise à défaire la radicalisation : « La radicalisation est définie comme le processus qui conduit un individu à rompre avec la société dans laquelle il vit pour se tourner vers une idéologie violente, en l’occurrence le djihadisme. La prévention regroupe un ensemble de mesures, concernant des domaines sociétaux variés, visant à empêcher la radicalisation. La déradicalisation vise à « défaire » le processus de radicalisation et à encourager la réintégration des individus concernés dans la société. »626. Déradicaliser signifierait sortir l’individu radicalisé, et donc potentiellement dangereux, de ses croyances radicales violentes, afin de pouvoir le « réadapter » à la société sans que se pose un risque d’attentat627. La radicalisation se calcule en spectre, basé sur une évaluation complexe de la dangerosité. Pour Marc Hecker : « plus on se rapproche du haut du spectre, plus le suivi des individus concernés est sécuritaire. En revanche, les personnes se situant dans le bas ou le milieu du spectre peuvent faire l’objet d’une prise en charge par des « acteurs non sécuritaires » »628. Assez vite, cette approche par la déradicalisation montre ses limites, les méthodes et leurs résultats, dont l’efficacité est difficile à prouver voire contestée, sont controversés629. Pour Olivier Hanne : « Les moyens utilisés semblent dérisoires par rapport aux objectifs. Les cellules de suivi en préfecture sont composées d’agents surchargés. Les associations impliquées n’ont pas le pouvoir de contrainte qu’ont les institutions publiques. Enfin, on ne peut que douter de l’efficacité des témoignages de victimes du terrorisme auprès d’individus ralliés à des idéologies extrêmes. »630. La déradicalisation est accusée d’être une chimère, permettant à certaines institutions ou spécialistes de monétiser leur méthode et de gagner en popularité médiatique, sans réelle preuve de son efficacité631. Il apparait qu’il est complexe de supprimer les croyances d’une personne intimement convaincue par une idéologie.
Après le désaveu autour du terme déradicalisation, la recherche préfère se tourner vers le terme « désengagement », qui signifie davantage faire renoncer l’individu radicalisé à la dimension violente de son idéologie632. Pour Alex Schmidt, historiquement, le radicalisme, contrairement à l’extrémisme, n’a pas nécessairement de connotations, ni n’est un synonyme de terrorisme. Le vrai problème serait plutôt l’extrémisme : contrairement aux radicaux, les extrémistes ne sont jamais démocrates et beaucoup plus volontiers violents, ne sont jamais ouvert d’esprit comme peuvent l’être les radicaux, et sont presque toujours prêt à obtenir ce qu’ils veulent par la force. C’est pourquoi, il serait plus productif et cohérent, matériellement et sur plan terminologique, de se tourner vers le désengagement, qui consiste à renoncer à la violence et non à la radicalité des idées. Pour David Puaud, le désengagement se différencie de la déradicalisation, la première méthode vise le changement de comportement, qui s’inscrit dans la renonciation à l’utilisation de la violence, tandis que la déradicalisation vise un changement cognitif, et s’intéresse à l’aspect idéologique et psychologique633. Il ne s’agit plus de renoncer à des croyances extrémistes et à une vision radicale du monde, mais de renoncer à imposer ses idées par la force. Le désengagement c’est donc sortir l’individu de l’engagement violent en passant par un processus de délégitimation de la violence634.
La prise en charge institutionnelle hors détention des personnes, notamment celles placées sous-main de justice, est un sujet passionnant et en constante évolution. Si des programmes, notamment en détention, existent depuis plus d’une décennie635, la période 2014-2020 marque un véritable tournant en France avec l’ouverture de centres spécialisés en milieux ouverts, qui mettent en œuvre des méthodes reposant sur différentes approches dites pluridisciplinaires. L’association ARTEMIS, en 2018, suivait des jeunes majeurs et mineurs non incarcérés, en amont, pour des faits de radicalisation, grâce au déploiement d’équipes mobiles qui suivaient le jeune dans sa famille. Elle privilégiait une approche psychopathologique, qui croisait les disciplines636. Des débuts avec la prise en charge de jeunes par le CPDSI, en passant par l’échec du centre de Pontourny qui a fermé ses portes en 2017637, et par les programmes RIVE, puis ARTEMIS qui prend sa succession à partir de 2018, les tentatives sont multiples. La méthode fait appel dans le cas de RIVE à une approche expérimentales pluridisciplinaire, différents acteurs et domaines, qui mettent au point une approche nouvelle basée sur le mentorat, inspirée du travail social638. On remarque ces dernières années une présence accrue des méthodes du travail social dans la prévention tertiaire639. Cependant, à l’exception du CPDSI, nous manquons d’informations suffisantes et de connaissances pratiques sur la manière dont le discours djihadiste est contré dans ces différents programmes plus larges de « désengagement », et sur la place de celui-ci dans le travail entrepris, aussi, cet aspect de la réception institutionnelle ne sera pas plus traité ici.
