La société de surveillance aux pratiques de surveillance

La société de surveillance aux pratiques de surveillance

La surveillance est un phénomène dont la compréhension est intuitive, appréhendable par tous, et qui ne semble pas nécessité de définition. Depuis Surveiller et Punir (1975) de Michel Foucault, la surveillance est devenue un objet de recherche digne d’intérêt et légitime. Le développement des technologies de l’information et de la communication, les inquiétudes citoyennes sur la protection de la vie privée et la lutte contre le terrorisme ont politisé le sujet, qui fait régulièrement la une des médias, notamment à l’occasion de révélations par des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden. Les sciences sociales ne sont pas étrangères à cette politisation de la surveillance. Dans le milieu académique anglosaxon – et suivant la tendance de prolifération des studies (Maigret, 2013) – les études sur la surveillance sont devenues une spécialité et ont leur propre label : les surveillance studies. Depuis 2002, ce champ se structure autour de la revue Surveillance & Society (S&S) et du réseau de recherche Surveillance Studies Network (SSN) fondé en 20073. Une première cartographie du champ peut s’établir autour de deux axes : l’un autour de l’échelle d’analyse (micro/macro), l’autre sur la spécificité de l’objet (banal/exceptionnel). Le premier axe concerne l’échelle et permet de distinguer deux approches analytiques de la surveillance. La première tente de l’appréhender par le haut, et conçoit la surveillance comme un phénomène politique et social global. Plusieurs auteurs se sont ainsi attachés à dévoiler les causes structurelles de son développement. Rule l’explique par son rôle de contrôle social, et la présente comme un régulateur nécessaire selon lui à toute société (Rule, 1973). Dandeker, en se basant en partie sur les analyses de Max Weber, montre comment l’État bureaucratique a utilisé la surveillance afin d’atteindre une certaine efficience organisationnelle (Dandeker, 1990). Pour Lyon, divers « gages de confiance » (carte d’identité, carte de crédit, code confidentiel, puces, etc.) compensent le manque de contacts physiques et de relations interpersonnelles lié au développement des NTIC et au « corps qui disparait » (Lyon, 2002a)4. L’usage de procédés et mesures visant à collecter, conserver et analyser des données personnelles serait tel, que certains auteurs parlent de « société de surveillance » (Bigo, 2005a) ou de « société de sécurité maximale » (Marx, 1988), en faisant de la surveillance, à la suite des travaux de Foucault, un principe de « gouvernementalité » et d’ordonnancement du monde. L’autre approche conçoit la surveillance par le bas, comme un ensemble de productions d’acteurs locaux et s’efforce d’en décrire les mécanismes. Gilliom étudie par exemple l’histoire des pratiques de surveillance dans les politiques d’État providence aux États-Unis. Il montre que pour gouverner les pauvres il faut d’abord les connaître, notamment grâce à des techniques de catégorisation qui évoluent en fonction du climat politique et économique (Gilliom, 2001). D’autres auteurs ont traité certains dispositifs spécifiques comme D. Moore et K. Haggerty qui s’intéressent au « dépistage de drogue à domicile ». Ils expliquent que ces tests domestiques relocalisent la « guerre contre la drogue » de la sphère publique à la sphère privée en mettant en place une auto-surveillance (Haggerty et Moore, 2001) 5. D’autres se sont par exemple intéressés à des technologies particulières, comme la vidéosurveillance – en montrant que la suspicion et l’attention des opérateurs étaient plus déterminées par les catégorisations (sociales, raciales, genrées) des individus que par leur comportement (par exemple Coleman et Sim, 2000 ; Walby, 2005) – ou les bases de données – qui peuvent légitimer des discriminations en les justifiant par des probabilités de risques (Gandy, 2009) ou permettre d’orienter une politique en la rendant descriptible par des chiffres (Gigerenzer et Swijtink, 1990).

De la société du risque à la gestion des risques

Ces pratiques de surveillance, si l’on est d’accord pour dire qu’elles sont mises en œuvre pour gérer une incertitude en recueillant des données sur l’objet ou le phénomène surveillé, nous renvoient également à la notion de risque, dans la mesure où ce qui est surveillé est risqué. Nous allons voir en effet que toute gestion du risque suppose des pratiques de surveillance. Si une sociologie du risque s’est développée en France depuis une trentaine d’années, Bourgou estime que la sociologie s’est très tôt intéressée au rapport que les sociétés entretenaient avec le risque ou les dangers (Bourgou, 2005). Il se base notamment sur les études de Le Play ou de Villermé qui « fondent les prémices d’une sociologie de la société industrielle aux prises avec les risques environnementaux, sanitaires et sociaux nés de son propre développement » (Bourgou, 2005, p. 51). Ce qui semble vrai pour la sociologie (s’inquiéter des risques), l’est aussi pour les contemporains du début de la société industrielle. Des travaux historiques ont bien montré que la réflexivité des acteurs sur les risques engendrés par l’activité industrielle n’est pas le fruit d’une seconde modernité ou d’une modernité devenue soudainement réflexive (Boudia et Jas, 2007 ; Fressoz, 2012 ; Pestre, 2013). L’avancement dans l’industrialisation et sa complexification technologique ne sont pas le résultat d’un aveuglement technophile, mais, déjà, la résultante de controverses et de choix politiques (sur l’inoculation de la petite vérole, sur la pollution par les débuts de l’industrie chimique, sur le développement de l’utilisation du gaz et de la vapeur, etc.). Ces travaux questionnent alors la nouveauté de la « société du risque » de Beck (1986) ou celle de la « seconde modernité » de Giddens (1994). Ces critiques – si elles semblent bienvenues dans le sens où elles montrent que les innovations technologiques du XVIII et XIXe n’ont pas été acceptées comme allant de soi – ne sapent pas totalement les analyses théoriques de Beck qui part du risque pour explorer des recompositions sociales bien plus larges. Beck observe un changement dans le rapport aux risques (avec le passage de la répartition des richesses à la répartition des risques, qui est à fortement nuancer sur le plan empirique, mais qui offre un point de vue stimulant sur les conditions de solidarité des groupes sociaux) qui deviendrait structurant dans l’organisation de la société, et ce dans toutes ses sphères (notamment le travail, la famille, la science et la politique). Si le risque a intéressé la sociologie depuis sa naissance, il ne devient un objet légitime et de spécialisation que dans les années 1980, où une série d’ouvrages (outre celui de Beck, on note en France La civilisation du risque de Lagadec, en 1981, L’État-providence de Ewald en 1986, La Société vulnérable de Fabiani et Theys en 1987) pose les bases d’une sociologie du risque. Bien qu’adoptant des approches diversifiées, ces ouvrages font le constat d’un même changement « qui a trait à la fois à la production et à la mobilisation des connaissances, aux rapports entre pouvoirs et aux façons de gouverner. Cette transformation est aussi l’expression de formes de responsabilité nouvelles qui résultent d’un sentiment de démesure entre la puissance des technosciences et la capacité de contrôle de leurs effets » (Bourg, Joly et Kaufmann, 2013a, p. 3) Ces travaux sont également nourris de la forte médiatisation de catastrophes industrielles (Three Miles Island en 1979, Bophal 1984, Tchernobyl en 1986) et du développement de scandales sanitaires (la vache folle, le sang contaminé, etc.) qui participent à une prise de conscience collective de l’exposition des populations à des risques majeurs et collectifs. Cette prise de conscience est aussi celle d’une certaine incapacité de l’État moderne à assurer la sécurité alors que c’est là la justification principale de sa constitution. Garantir la sécurité est, en effet, ce sur quoi les États modernes ont construit leur légitimité à exercer de manière monopolistique la violence physique12. Pour assurer cette sécurité des biens et des personnes, l’État moderne prend appui sur des instruments et techniques de surveillance, de contrôle, d’enregistrement, afin de mieux maîtriser des échanges de productions et de populations qui s’affranchissent de plus en plus de leur territorialité traditionnelle (Foucault, 2004). On peut ainsi parler d’une « conquête de la sécurité » dans le sens où l’Etat n’a plus seulement la charge du maintien de l’ordre (lié également à la sécurité alimentaire et la lutte contre les épidémies), mais également de la sécurité des activités industrielles et commerciales et des risques professionnels (Galland, Theys et Vidal-Naquet, 1991). L’emprise de la sécurité s’est ensuite élargie aux aléas de la « vie réelle » (chômage, maladie, vieillesse, etc.) à la fin du XIXe siècle, pour à côté de l’État sécuritaire, former l’État-providence qui se consolide après la seconde guerre mondiale en France (Castel, 2003 ; Ewald, 1986). Ainsi, « même si l’emprise progressive de l’État, de ses administrations, de ses organismes et de ses différents agents, ne se résume pas à l’exercice d’une fonction de sécurité, il n’en demeure pas moins que c’est toujours sur elle que semble reposer le « pouvoir d’État ». Pouvoir d’État qui certes s’affirme, mais qui est également attendu : il est en effet considéré qu’il revient aux autorités d’assumer une protection à la mesure des pouvoirs qui leur sont confiés. Or, à partir de la décennie 1980, un ensemble de recherches en sciences humaines et sociales souligne un décalage croissant entre les problèmes de plus en plus complexes et incertains et des capacités de connaissance et d’action limitées de la part de l’État. » (Borraz, 2008, p. 26). Il s’agit bien sûr des travaux de Beck et de Giddens, mais également de la série d’ouvrages français citée plus haut. Les problèmes analysés par ces auteurs (accidents industriels, développement des usages des substances chimiques et toxiques, gestion des déchets nucléaires, etc.) ne sont plus appréhendables selon « un schéma déterministe et progressiste » (p. 28). Il faut alors « agir dans un monde incertain » dans la mesure où chaque problème ne correspond plus à « un danger bien identifié, associé à l’occurrence d’un événement ou d’une série d’événements, parfaitement descriptibles » et dont on pourrait calculer la probabilité grâce à l’outil statistique (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001, p. 37). Dans ces situations « la complexification croissante des systèmes techniques, économiques et sociaux rend de plus en plus délicate l’identification de l’origine des événements dommageables et […] la prise en compte de l’interdépendance des causes ou même de l’interaction individuelle des causes et des conséquences dans un processus dissolvent dans une certaine mesure la notion même de causalité » (Galland, Theys et Vidal-Naquet, 1991, p. 31).

L’enjeu descriptif des pratiques de surveillance

Dans les cas traités par les surveillance studies comme dans ceux traités par les sciences sociales du risque, on observe ainsi des pratiques de surveillance. L’une des différences majeures entre les deux champs  réside dans les gestes critiques portés sur ces pratiques de surveillance : aux études sur la surveillance, les pratiques de surveillance estimées illégitimes ou dangereuses ; aux études sur le risque, des pratiques de surveillance légitimes ou qu’il faudrait améliorer. En effet, les surveillance studies semblent s’être concentrées sur des problèmes (délinquance, criminalité, terrorisme, etc.) dont les pratiques de surveillance, sinon illégitimes, sont susceptibles d’apporter d’autres risques (profilage, discriminations, etc.) jugés plus nocifs, que ce soit par les acteurs ou par les chercheurs. À l’inverse les études sur les risques se sont plutôt consacrées à des problèmes légitimes ou ont étudié leur processus de légitimation (pesticides, amiante, le sida, le nucléaire, etc.). Les recherches en SHS s’attachent alors à montrer les processus sociaux expliquant pourquoi et comment la surveillance de telle substance, processus ou installation n’est pas organisée ou suffisante. Il s’agit de risques dont la surveillance est en général considérée comme trop faible ou défaillante, tandis que celle étudiée par les surveillance studies est considérée comme trop forte ou dangereuse. Cette différence dans les gestes critiques ne provient pas de la nature des objets considérés : plutôt des phénomènes humains et intentionnels dans le cas des surveillance studies et des phénomènes non humains et accidentels dans le cas des études sur les risques. Deux cas, au moins, permettent de ne pas suivre cette hypothèse. Tout d’abord, même s’ils ne s’inscrivent pas explicitement dans une sociologie du risque, des travaux sur le sentiment d’insécurité ou la peur du crime renvoient à des débats classiques sur la perception du risque. Ils ont cherché à dépasser la question de l’irrationalité, en cherchant les liens entre ce sentiment et l’expérience biographique des individus, leur relation avec leur territoire, en encore l’influence des médias (par exemple, Ferraro, 1995 ; Herpin et Lagrange, 2005 ; Hollway et Jefferson, 1997 ; Roché, 1998)14. Deuxièmement, toutes les pratiques de surveillance ne sont pas considérées comme illégitimes ou dangereuses dans les surveillance studies (nous détaillerons plus loin ce point). Le cas de la lutte contre l’évasion fiscale ou contre les délits financiers (qui reste sous-investigué, cf. Lascoumes et Nagels, 2014) fait état de pratiques de surveillance qui, selon les auteurs, doivent être étendues ou renforcées. Ainsi, il ne semble pas y avoir de lien entre le type d’objet surveillé et la critique portée sur les pratiques de surveillance correspondantes. Une autre hypothèse explicative de cette différence pourrait résider dans le type d’acteurs mettant en œuvre les pratiques de surveillance. Dans les deux champs, les pratiques de surveillance sont essentiellement celles des pouvoirs publics. S’il est vrai que les acteurs policiers sont majoritaires dans les surveillance studies, on les retrouve aussi en  sociologie des risques. Dans les deux cas, les membres d’administrations publiques sont largement concernés, de même que des acteurs privés ou semi-privés (que ce soit des agents de sécurité privée, personnels d’industries privées, membres d’associations de victimes, etc.). Il apparaît ainsi délicat d’établir un lien entre acteurs surveillants et la critique portée sur leurs pratiques de surveillance. La différence provient plus vraisemblablement de la perspective critique adoptée par les auteurs a priori. Soit, en simplifiant, des pratiques de surveillance considérées comme défaillantes ou inexistantes dans le cas des sciences sociales du risque et des pratiques de surveillance considérées comme trop lourdes ou faisant peser d’autres types de risque dans le cas des surveillance studies. Dans les deux cas, tout se passe comme si la critique sur les pratiques de surveillance était émise avant l’enquête empirique.

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