L’abus du droit et la tbéorie du détournement de pouvoir

L’abus du droit et la théorie du détournement
de pouvoir 

Avant de passer à l’ étude des moyens pratiques mis en oeuvre pour la sanction efficace des règles de la bonne administration, nous croyons indispensable, pour la précision du problème du contrôle de la moralité, de terminer  nos développements généraux par un examen comparatif général des théories de l’ abus du droit en droit privé et du détournement de pouvoir en droit public En effet, la théorie du contrôle juridictionnel de la moralité administrative, telle que nous la concevons, et notamment celle du détournement de pouvoir, que nous étudierons plus (1) V. Pour les solutions de la jurisprudence judiciaire nous renvoyons à la note précitée de M. BRETHE (V. d’ailleurs ce qui sera di! à ce sujet au texte); on pourra encore consulter utilement E. H. PEI1REAU, Technique de la prudence en droit privé, t. lI, p. 180 et s. II convient de remarquer que nous ne relevons au texte que les points intéressants par rapport à notre étude; pour plus de détails V. Ies ouvrages cités ci-dessus. ~ I’ } ., « .’ L’abus du droit et la théorie du détournement de pouvoir (1)ill ill détail, rappelle Une théorie voisine du droit privé ccuc de L’abus du droit. Nous verrons d’ailleurs qu’il existe un intérêt évident à rapprocher la théorie civiliste de celle du contrôle des buts en droit administratif. Dans une première section, nous exposerons, dans ses grandes lignes, la théorie de l’abus du droit telle qu’elle se présente à l’heure actuelle. La comparaison entre la théorie du détournement de pouvoir et celle de 1 abus du droit fera, ensuite, l’objet d’une deuxième section.

La théorie de l’abus du droit

Le concept de l’abus

Les conclusions de MM. Josse l’and, L’être (et Gény). – Le but économique et social. – Critique de ces conceptions. La théorie dite de l’ abus du droit, qui n’ est pas nouvelle, quoique des discussions récentes lui aient donné une certaine apparence de nouveauté, a provoqué des controverses intéressantes. Encore aujourd’hui, nous nous trouvons à ce sujet en présence de doctrines nettement divergentes.Cela tient essentiellement à ce qu’on n’a pas su reconnaître exactement comment le problème se posait. La critique qu’ en 1897 Esmein adressait à la théorie a été reprise aujourd’hui, notamment, par M. Planiol, qui rejette, en principe, la conception de l’abus de droit en tant qu’elle comporte une signification proprement juridique. II nous semble cependant que l’argumentation de cet auteur glisse à côté des véritables données du problème. Tout d’abord, en se plaçant au seul point de vue de M. Planiol, on admettra facilement avec lui que « le droit « cesse OlI l’abus commence » et qu’en ee sens la théorie ne saurait être considérée que comme reposant sur une pure « logomachie » dénuée de toute valeur juridique. On va de soi, en effet, que quand on sort des limites qui sont tracées aux droits qu’il exerce et qui ne peuvent jamais être absolus, « on agit en réalité sans droit )).

Planiol remarque justement qu’aujourd’hui tout le monde est d’accord SUR ce point. 

Le dépassement du droit constitue, en effet, une faute caractérisée qui donne lieu à l’application normale de la théorie de la responsabilité civile. Cependant, pour les auteurs qui ont fait des efforts plus pénétrants en vue d’approfondir le problème, la théorie de l’abus du droit ne se ramène pas seulement à une pure question de mots. Voyons, brièvement, quel est le sens de la théorie. I. – Il restera toujours vrai que celui qui ne fait qu usé de son droit, dans des conditions absolument normales, ne saurait se voir reprocher une faute quelconque. En général, tout le monde est d’accord SUR ce point. D’autre part, il est bien entendu que celui qui exerce son droit doit, tout d’abord, veiller à ne pas le dépasser. Nous venons de voir qu’il est impossible de trouver dans ce dépassement une base sérieuse pour I’ établissement de notre théorie. Le dépassement du droit est un fait directement contraire aux prescriptions qui découlent des principes généraux de notre organisation juridique. L’abus el[l elroit ne doit, au contraire, être cherché que dans les actes   agissant en présentant les apparences en régularité. Un examen approfondi nous démontre que parmi ces actes il en est qui tendent à des fins nettement répréhensibles. Voilà bien le critère – relativement simple – de l’abus proprement dit. Une personne qui, tout en n’exerçant que les facultés comprises dans son droit, les détourne cependant de leur but régulier abuse de son droit. Il est inutile d’insister longuement sur le truisme que les droits n’ont été reconnus aux hommes que pour satisfaction de leurs intérêts légitimes. L’importance toujours grandissante que prend l’idée de but dans notre organisation juridique moderne et qui, à Ia suite de Ihering, a été mise en relief notamment par les travaux de M. Duguit ne peut être sérieusement contestée. Pratiquement, tout droit ne tire sa valeur sociale que du but précis en vue duquel il est exercé. C’ est en partant de considérations de ce genre qu’on a pu affirmer et défendre la théorie de l’abus du droit. En dehors des auteurs qui s’en tiennent à l’argumentation toute verbale que nous avons écartée, tout le monde semble d’accord sur le principe même de L’abus. Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de préciser les éléments constitutifs de L’abus du droit. Le problème se ramène, en somme, à la question de savoir quelles sont les fins précises que le titulaire d’un droit pel 1 t légitimement proposer à son activité légale et quelles sont celles qu’il est tenu d’éviter. Or, nous remarquons qu’en droit privé, ou la liberté est la régIe, celui qui exerce son droit a, en principe, non seulement le choix des moyens de ses initiatives, mais encore le choix du but, à condition qu’IL se tienne dans les limites tracées tant par la lettre que par l’idée même de la règle légale et qu’il ne soit pas exclusivement guidé par une intention malveillante. Cal’ si, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, les droits ne sont reconnus aux hommes que paul’ la satisfaction de leurs intérêts légitimes, il ne faut cependant pas perdre de vue que, dans I’ état actuel de notre droit, le titulaire d’un droit à fondement égoïste est seul juge de ce qu’exige ou paraît exiger son intérêt. Ce qu’on peut et ce qu’on doit, au contraire, exiger d’une personne exerçant les facultés comprises dans son droit, c’est qu’elle n’en use pas pour nuire méchamment à autrui. Nous insistons sur le terme méchamment, parce que l’action poursuivie avec l’intention de porter préjudice à autrui n’ est pas toujours, par elle-même, contraire au droit. « Les « hommes, dit très justement M. Planiol (loc. cit.), passent « leur vie à se nuire les uns aux autres; la vie des sociétés « est une I lutte perpétuelle et universelle ; toute action, tout « travail est un fait de concurrence économique ou sociale; \( tout homme, toute nation qui acquiert une supériorité « dans une branche quelconque de son activité, en supplante d’autres, évincer ses concurrents, leur nuit, et c’est « son droit de leur nuire. Ce· n’ est donc pas seulement de L’intention de nuire que dépend l’existence ou I’absence de L’abus du droit. II faut également qu’il apparaisse, après examen des faits de Ia cause, que cette intention malveillante a été le but déterminant de la volonté du titulaire du droit, que la personne exerçant les facultés comprises dans son droit a été uniquement guidée par le désir de causer ‘ préjudice à autrui sans profit sérieux pour elle-même. Dans toute cette matière, on ne peut, d’ailleurs, en ce qui concerne Ia preuve de L’abus, procéder que par voie de détermination négative. Nous admettrons ainsi volontiers la définition donnée à l’article 226 du Code civil allemand ou iI est dit que « l’exercice d’un droit n’est pas permis lor 8- « qu’il ne peut avoir d’autre but que de causer à autrui un « dommage lI. Peut-être y aurait-il lieu de corriger quelque peu cette formule en substituant au mot « but » le mot « but déterminant». Cal’, en cas de pluralité de buts, celui dont il échet de tenir compte pour L’appréciation de la valeur de l’acte, c’est toujours la fin qui a exercé sur l’esprit de son auteur une influence déterminante. Ainsi, nous dirons queabuse de son droit toute personne qui, sans rechercher principalement aucun avantage propre, ne s’est laissé déterminer, dans l’exercice apparemment normal d’une des facultés comprises dans son droit, que par le désir de causer  un dommage matériel ou moral à autrui (I). 

La théorie de l’abus telle que nous l’entendons s’ oppose à certaines conceptions qui tendent à élargir outre mesure l’étendue de son application

  1. a) M. Josserand, notamment, qui s’autorise d’ailleurs de nombreuses décisions jurisprudentielles qui paraissent lui donner raison, situe, dans son ouvrage déjà cité en note, le critérium de l’ abus dans le motif légitime, basé à la fois sur des considérations d’ ordre intentionnel, technique, économique et social ou finalists. Le motif légitime constitue pour lui l’aspect concret, I’ expression sensible du critère finaliste tiré du but et de l’esprit des droits. Si, en théorie, il peut paraître parfaitement exact de dire qu ‘un droit ne doit jamais être exercé sans motifs légitimes, si l’on peut également affirmer que le titulaire d’un droit ne saurait exercer les facultés qui y sont comprises qu’à bon escient et dans le but en vue desquelles droits nous ont été reconnus par le législateur, ces affirmations doivent demeurer sans influence pratique si I’ on vise par là des fins auTres que celLes découlant du principe général en vertu duquel les droits subjectifs ne doivent se réaliser que pour la satisfaction de nos intérêts, s’ils sont à base égoïste, dans l’intérêt d’autrui, s’ils sont à base altruiste. Or, M. Josserand semble vouloir défendre une théorie qui tend à la socialisation complète du droit sans tenir compte de ce que, pratiquement, l’exercice d’un grand nombre de facultés comprises dans les droits subjectifs ne peut relever que des consciences individuelles. Mais Ie reproche le plus sérieux qu’à notre avis on puisse faire à la théorie défendue par M. Josserand, c’est qu’elle est construite sur une base réelle, certes, mais beaucoup large, au risque de lui faire perdre une grande partie de son originalité. L’auteur en arrive à identifier la relativité des droits, qui répond à une réalité incontestable, avec I’ abus qui en est fait par Leurs titulaires. Par la force même des choses, il a ainsi effacé ou, du moins, atténué dans une mesure importante.et Les limites qui séparent La notion commune de faute civile proprement dite de celle de l’abus. La pLupart des cas cités par l’ éminent doyen de Ia FacuLté de droit de Lyon dans son livre, mentionné ci-dessus en note, comme constituant des ilLustrations de Ia théorie de l’abus, ne sont pour nous que des appLications ordinaires de Ia responsabilité pour faute. Les exemples donnés par M. Josserand sont en réalité des cas classiques de limitation du contenu même du droit et non pas des cas de contrôle de la direction dernière donnée à ce droit, par ailleurs exercé dans des conditions absolument normales. La 1e relativité des droits, si brilLamment mise en relief par 1c savant doyen, ne se confond nulLement avec D’abus; cIle se raLtachc plutôt à la question de Ia limitation objective des facultés comprises dans Ies droits subjectifs, limitation dont L’importance varie, bien entendu, seIon Ia nature des droits exercés dans chaque cas et seIon Ies conditions économiques, sociaLes e1 morales de I ‘époque. L’idée de L’abus, au sens précis que nous attribuons à ce mot, ne vise pas tant la réalisation même des droits subjectifs que Ia détermination de volonté de celui qui exerce Les facultés égales comprises dans son droit. Car iI ne s’agit pLus ici d’un problème de police jUridique proprement dite, mais d’un problème de police morale et purement disciplinaire dont La solution doit être cherchée dans l’idée de l’abus fondé sur Ie critère intentionnel teL que nous l’avons exposé ci-dessus. En résumé, La théorie de Ia relativité des droits se rattache à l’idée de rationalité affectant l’étendue même du droit, alors que l’abus, tel que nous le comprenons, po!!est essentiellement une question de moralité. Si, d’ailleurs, Ia these de M. Josserand était aç mise, il faudrait bien reconnaître avec SaleilLes Cd ‘ailleurs partisan de la thèse de l’abus) que « le prétendu abus du droit n’est, « presque toujours, qu’une limitation du contenu du « droit » CI). En réalité, la théorie de l’auteur nous semble Vallée par une contradiction interne:). Tout en repoussant l’absolutisme des droits, l’éminent ‘doyen revient, dans une certaine mesure, à la théorie du droit subjectif à contenu à pcu plC’S illimité, en traçant aux facultés comprises dans les droits subjectifs un cadre trop large pour ne cherchez, cll suite, le principe de leur limitation nécessaire que dans l’ esprit général des institutions du droit, alors, cependant, qu’il conviendrait de considérer comme une limitation du contenu même du droit Ia plupart des restrictions que ]\f. Josserand nous présente comme découlant du principe général elle l’abuse. En déclarant, comme le fait M. Josserand Copo cit., p. 313), que « l’acte abusif est tout simplement celui qui, accomplit en vertu d ‘un droit -subjectif  » dont les limites ont été respectées, est cependant contraire au droit envisagé dans son ensemble et en tant « que juricité, c’est-à-dire en tant que corps de règles sociales obligatoires », on raisonne, nous semble-t-il, ;t (,(lté du problème pour établir, par ailleurs, une scission trop profonde entre le droit subjectif définit et le droit objectif qui sont cependant fortement liés à leur base. 

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