Le cosmopolitisme perspectiviste de l’universalité française

Le cosmopolitisme perspectiviste de l’universalité française à l’acceptation de la perspective française

Afin d’initier ce mouvement conclusif, nous aimerions rappeler quelques analyses précédentes et quelques théories du cosmopolitisme afin de pouvoir faire advenir une conception des relations interculturelles capable d’enrichir le point de vue sur « l’autre mondialisation » 1548. Ce point de vue s’appuie sur deux mouvements réflexifs : c’est en fonction des réflexions des auteurs du corpus sur leur propre intégration, ainsi que par nos propres recherches, que nous allons faire émerger cette conception du cosmopolitisme. Comme l’ensemble de cette thèse, la réflexion se nourrit du laboratoire fictionnel proposé par les auteurs afin de conceptualiser une nouvelle logique de compréhension des opérations interculturelles menées et réfléchies par ces auteurs. La singularité de notre démarche s’appuie sur la conception de la littérature comme un outil de médiations actives1549 insérées dans le contemporain et permettant de le réfléchir.

Ainsi notre démarche s’oppose à une conception purement esthétique de la littérature1550 et s’y intéresse comme à un moyen de proposer une réflexion à l’égard de la réalité et de l’inscription contemporaine des auteurs. Afin de faire advenir cette optique sur les relations interculturelles, il nous faut rappeler quelques théories du cosmopolitisme et des contacts interculturels. Dans l’ouvrage où Todorov résume une grande partie des réflexions françaises eu égard aux relations interculturelles1551, il note deux oscillations permanentes dans le cadre de ces études : soit un universalisme de la rencontre, soit un relativisme culturel. D’une part, Todorov critique les réflexions de Claude Lévi-Strauss sur la culture puisque, selon lui, si l’on accepte le relativisme absolu du tout se vaut, il faut alors accepter qu’il n’y ait pas de différence de nature et d’éthique entre les régimes totalitaires et les démocraties.

Le « Grand retour » conscience et affection de l’identité narrative franco-européenne

La chute du régime soviétique génère un renouvellement de la réflexion identitaire et territoriale des auteurs de notre corpus. En effet, les auteurs de la première génération sont tentés par ce que Kundera nomme « le Grand retour », c’est-à-dire une réinstallation dans les pays d’Europe médiane puisque la cause de leur exil semble effacée. Cette modification historique ayant une influence directe sur le cadre socio-culturel de production et de lecture des récits, retentit avec un écho très fort au sein des récits de ces auteurs. Ces auteurs se retrouvent dans une situation paradoxale du fait de l’implosion du régime soviétique : inscrits dans la scène littéraire française, la démocratisation progressive de leur pays d’origine leur offre l’opportunité du « Grand retour ». Ainsi, s’ils avaient stabilisé une identité comme se situant à l’entre-deux et permettant d’établir un pont entre deux cultures européennes, une fois de plus, c’est dans un processus de reconnaissance et de catégorisation que la réflexion identitaire va se produire.

C’est dans L’ignorance, roman qui appartient au cycle français de Kundera et interroge la possibilité pour un exilé de retourner dans son pays d’origine une fois la démocratisation de l’Europe médiane initiée, qu’est mise en exergue cette relation singulière avec le public français 1561 Ibid, p. 35. 1562 Voir notre propos sur l’image du « pont » et de la « porte » dans l’œuvre de G. Simmel, p. 127-128. 563 engendrée par la désoviétisation de l’Europe médiane. Le roman s’ouvre comme suit : – Qu’est-ce que tu fais encore ici ! Sa voix n’était pas méchante, mais elle n’était pas gentille non plus ; Sylvie se fâchait. – Et où devrais-je être ? demande Irena. – Chez toi ! – Tu veux dire qu’ici [en France] je ne suis plus chez moi ? 1563 Cet incipit illustre le changement d’imaginaire de réception qui marque le lectorat premier de réception. Une fois leur pays en voie de démocratisation, ces auteurs n’auraient plus de raison de rester en France et devraient retourner « chez eux ». Ainsi, une fois de plus, c’est à partir d’une réflexion sur l’extériorité et du cadre de réception de leur parole que les auteurs sont amenés à réfléchir leur lien avec la culture franco-européenne. En effet, cette réponse typique de la société française à l’égard des exilés d’Europe médiane vient marquer cette assimilation singulière. Bien que reproduisant les sèmes de l’identité narrative de la culture qu’ils ont rejointe, les auteurs semblent ne pouvoir jamais être totalement acceptés dans leur nouvelle culture.

Par le recours aux travaux d’Umberto Eco, nous avons montré que l’accord sur le « cadre de référence » était une nécessité pour réaliser l’acte coopératif d’interprétation d’une œuvre. De plus, nous avons montré que dans ce cadre « l’identité de l’auteur » était un jalon essentiel de cette co-construction du sens de l’œuvre, alors l’évènement géopolitique que constitue la chute du régime soviétique devient un évènement central de ces portraits d’auteurs et doit alors être configuré afin de pouvoir être intégré à ce récit de soi. La question de l’ « habitabilité » refait alors surface et le motif d’une habitation de la France comme refuge semble devoir être abandonné face à la démocratisation progressive des États d’Europe médiane. Ainsi, nous aimerions questionner la mise en tension que crée cet évènement extralittéraire qui agit comme un motif que les auteurs traitent dans leurs propos fictionnels.

Cet évènement vient modifier l’imaginaire socio-discursif du lecteur français eu égard à ce groupement d’auteurs, c’est-à-dire que dans un double mouvement, les auteurs de ce corpus ne sont plus considérés comme des témoins, et les lecteurs perdent leur intérêt pour cette littérature. Cet évènement agit alors comme un renouveau de la question identitaire du sujet exilique. Doit-on conserver une conception de l’identité attachée à un « chez-soi » ou  l’apparition de cet évènement extra-littéraire n’entraîne-t-il pas la conscience d’une impossibilité de reproduction des sèmes du « chez-soi » ? Le « chez-soi » des francophones d’Europe Médiane pose question : aussi bien pour le lectorat que pour les auteurs eux-mêmes. En effet, l’habitabilité fondée par le processus de référence-inclusion semble ne pas être reconnue par les contemporains des auteurs, ce qui génère une réflexion des auteurs qui, finalement, n’arrivent pas à mettre un terme à leur exil et pensent alors au « Grand retour » comme étant une possibilité afin de mettre fin à leur questionnement identitaire. Todorov, dans L’Homme dépaysé, interroge l’expérience du retour et les problèmes d’identité que celle-ci génère.

Lors d’un colloque organisé en Bulgarie, terre natale de ce chercheur, il remarque à quel point il est difficile pour lui de communiquer avec ses proches. Doit-il le faire selon le point de vue français sur la Bulgarie ou renier son identité française pour entrer en relation avec ses « anciens » amis ? Glosant sur un conte d’Henry James, Le Coin plaisant, Todorov exprime une des obsessions de l’exilé : « [Il] se trouve confronté à une question qui ne vient pas toujours à l’esprit du sédentaire : qu’aurais-je été, qu’aurais-je pu devenir si j’étais resté chez moi ? » 1564 Ce processus classique du retour au pays a notamment été travaillé par Schütz, il décrit ainsi le processus auquel font face les auteurs de notre corpus lorsqu’ils tentent de retourner en Europe médiane : L’homme qui rentre au pays n’a, lui, qu’à puiser dans ses souvenirs du passé. Ainsi ressent-il les choses ; et parce qu’il les ressent ainsi, il va subir le choc typique décrit par Homère.

Un cosmopolitisme perspectiviste né de l’éthique frontalière

Afin de réfléchir à la notion de cosmopolitisme culturel, il faut selon nous commencer notre travail de recherche à partir de ceux d’Ulrich Beck. Dans son ouvrage sur le cosmopolitisme, il propose de mettre en évidence une disjonction essentielle entre cosmopolitisme et cosmopolitisation du monde. La distinction entre philosophie et pratique m’amène dans ce livre à opérer une distinction du même ordre entre cosmopolitisme et cosmopolitisation réellement existante. Le point essentiel de cette distinction consiste à réfuter l’idée que le cosmopolitisme serait un choix conscient et volontaire (et même souvent égalitaire). Le terme de cosmopolitisation vise à attirer l’attention sur le fait que si la réalité devient cosmopolitique, c’est aussi ou même plutôt le fruit d’un choix imposé, ou d’une conséquence secondaire d’une décision inconsciente : le choix de devenir un « étranger », ou de le rester, provient rarement d’une volonté délibérée. C’est plutôt la conséquence de la misère, de l’envie d’échapper à la persécution politique 574 ou de ne pas mourir de faim. Ou bien c’est en tant que passagère clandestine que la cosmopolitisation franchit les frontières, cachée par exemple dans l’ombre de décisions tout à fait normales portant sur les marchés : telle personne est fan de musique pop, […].

En ce sens, la « cosmopolitisation » renvoie à des cosmopolitismes inconscients, des cosmopolitismes passifs, qui sont autant de conséquences secondaires du commerce mondial ou des dangers globaux […] et constituent la réalité.1584 La cosmopolitisation, entendue dans ce sens, est bien sûr manifeste dans le cas du groupement d’auteurs que nous étudions. En effet, les auteurs ont changé de lieu et ont appris de nouveaux codes culturels. En outre, avec la chute du régime soviétique, les auteurs que nous considérons font des allers-retours entre la France et leur pays d’origine, voire d’autres pays. Ainsi, ils habitent un monde touché par la cosmopolitisation et où les risques et évènements sont devenus globaux. Ainsi, la cosmopolitisation ne serait pas quelque chose qui se décide, mais la résultante d’un état du monde. Néanmoins, nous pensons que nous pouvons augmenter encore l’analyse puisque, selon nous, au sein des cosmopolitisations passives, il existe différentes façons de s’y conduire.

La distinction de Z. Bauman entre « globaux » et « locaux » peut venir nous aider à affiner notre propos. Les premiers seraient les porteurs de la cosmopolitisation progressive du monde : les globaux sont les experts internationaux qui se déplacent d’aéroport en aéroport et qui parcourent alors le monde pour leurs affaires : ils seraient alors des citoyens-mondes. Face à eux, s’opposent les locaux attachés au territoire. Néanmoins, nous pensons cette optique cosmopolite bien réductrice. En effet, ce n’est pas un hasard si M. Augé ouvre son livre sur les « non-lieux » par la description de la vie d’un de ces « globaux » 1585. En effet, ce cosmopolite n’en est pas un, puisque finalement, le mouvement porté par les globaux est celui qui va de non-lieu en non-lieu, d’espaces sans récit et sans culture : de ce fait les risques de l’incommunication interculturelle sont réduits puisque le déplacement ne se fait pas d’espace culturel en espace culturel, mais le mouvement porte entre des espaces uniformisés.

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